Le 31 Mars 2019, Erdogan et son régime quasi-dictatorial ont perdu la capitale Ankara et la métropole Istanbul aux élections municipales.
Durant les élections présidentielles et législatives du 24 Juin 2018 l’AKP (parti d’Erdogan au pouvoir) avait « gagné » la présidence et la majorité à l’assemblée par fraude électorale. L’AKP n’avait constitué une majorité que grâce à son alliance avec le parti d’extrême droite turque MHP. De fait, ces élections anticipées constituaient les prémices de l’affaiblissement d’Erdogan.
Les alliances formées ont été sauvegardées pour les municipales, opposant l’alliance populaire de l’AKP d’Erdogan et le « MHP » à l’alliance de la nation ralliant le « CHP » parti républicain kémaliste (centre gauche) et le parti « IYI » nationaliste (centre droit) .
Résultats, l’alliance populaire a eu un taux de vote de 51,64% contre 37,57 pour l’alliance de la nation.
L’AKP reste le premier parti de Turquie, avec 44% au niveau national, mais il perd les grandes villes et même la capitale, et conserve principalement le centre rural. Le CHP, républicain kémaliste, a gardé la côte Egéenne (Canakkale, Izmir, Aydin, Mugla) et a eu des gains considérables sur toute la côte méditerranéenne (Antalya, Mersin, Adana, Antakya). Mais ses principaux gains sont Istanbul, et évidemment la capitale Ankara.
Quand au HDP, parti démocratique des peuples, il s’est recentré sur sur les régions kurdes, ne se présentant pas dans l’ouest du pays. Ce qui fait qu’il a perdu des voix par rapport à son score aux législatives de juin 2018 (4% à l’échelle nationale aux municipales, contre 10% aux législatives de 2018).
Comment interpréter ces résultats ?
Des stratagèmes électoraux dignes d’un dictateur approchant de la fin
Pour commencer, le régime dictatorial d’Erdogan s’est emparé de la majorité des médias. En effet, dès mars 2018, l’entreprise « Demirören Holding » très proche d’Erdogan avait racheté les journaux, agences de presse et chaînes de télévision et de radio de Doğan Holding. Selon certains observateurs, environ 90 % des médias turcs sont ainsi sous contrôle gouvernemental.
Par cette acquisition durant les élections municipales, aucun candidat autre que ceux de l’alliance populaire n’ont été entendu à la télé ou dans la presse. Toute couverture médiatique de l’opposition (donc CHP, IYI parti et HDP) a été évincée, laissant à l’AKP une grande place médiatique.
Par ailleurs, afin de « racheter » le peuple à sa cause, Erdogan a balancé des sachets de thé durant ses meetings et n’a pas hésité à traiter ses opposants de « terroristes ». Mais pas que : un présentateur de la chaîne pro-gouvernementale Akit TV a proposé de « pendre », le leader du CHP, tandis que le maire d’un quartier populaire d’Istanbul, a promis le « paradis » à ceux qui voteraient pour lui, ou encore un autre allié d’Erdogan qui a « juré qu’après Mohamed, le prochain prophète islamique sera Erdogan ». Dans les provinces et communes, ses alliés ont essayé d’acheter les votes en faisant du porte-à-porte la veille, distribuant ainsi de l’argent liquide ou encore des sacs de courses.
L’importance de la tactique du HDP pour affaiblir la dictature
Le parti démocratique des peuples HDP, avec ses 7 millions d’électeurs aux présidentielles, constitue la seule vraie opposition à Erdogan. Il ne faut pas oublier que la répression envers ce parti est très violente, sachant que ses principaux dirigeants, députés (dix), et maires (près de cent), sont actuellement en prison. Alors comment expliquer l’affaiblissement de son score (4%) aux élections municipales ?
Premièrement, l’affaiblissement des votes du HDP provient de son choix stratégique contre l’alliance AKP-MHP. Le HDP a décidé de ne pas présenter de candidats dans les grandes villes. Son ex-secrétaire Selahattin Demirtas, emprisonné dans les geôles turques depuis 2016 et menacé de 142 ans de prison, a, par le biais de Twitter, appelé les électeurs kurdes et du HDP à voter contre Erdogan, et donc pour le CHP. En effet, Istanbul est considéré comme la plus grande ville « kurde », de même dans les villes de la côte Méditerranéenne où les votes de millions de kurdes ont permis au CHP de gagner.
La seconde raison de l’affaiblissement du HDP est donc due à la répression gouvernementale. Dans certains endroits, le HDP n’a même pas pu mener campagne. Le HDP a perdu quelques villes kurdes (Bitlis, Mus, Sirnak). En effet, à l’Est, dans les régions kurdes Sirnak, Erdogan a connu un taux record de 61% alors que cette même ville est connue pour ses taux records à voter HDP. Erdogan a d’abord « rasé » les villages par la force de l’armée, puis a transporté policiers et militaires pour peser sur les résultats. Certains ont même voté deux fois et évidemment les assesseurs n’ont pas pu les empêcher par peur des représailles. Sans oublier que la veille des élections 53 militants (et un candidat) du HDP ont été arrêtés.
Pour autant, dans de nombreuses villes où les précédents maires avaient été démis de leurs fonctions, et pour certains emprisonnés, les municipalités placées sous contrôle direct de l’administration Erdogan, le HDP a pu triompher : Diyarbakir, Van etc.
La 3eme raison de la faiblesse du HDP reste son faible caractère militant, peu impliqué dans les luttes des travailleurs et ne réussissant pas à constituer une force politique de masse qui organise réellement les luttes quotidiennes contre la politique du président-dictateur Erdogan. C’est évidemment une chose difficile dans le contexte d’un pouvoir aussi violent et autoritaire que celui d’Erdogan, mais alors que la crise économique s’amplifie, le HDP a un rôle important à jouer en s’affirmant réellement comme un parti contre la dictature d’Erdogan et contre le capitalisme.
Des résultats contestés
La perte d’Ankara n’a pas été aussi importante pour Erdogan que celle d’Istanbul. Car lui-même disait « Qui contrôle Istanbul contrôle la Turquie ». Et cela s’est vivement ressenti le 31 mars dernier.
A l’approche du décomptage des votes d’Istanbul, dès que le CHP a commencé à prendre le pas sur l’AKP, les annonces de décomptes ont été stoppées. Alors même qu’il restait 3% de bulletins à dépouiller, Binali Yildirim candidat de l’AKP à Istanbul a déclaré avoir gagné. Mais face à lui, son opposant Ekrem Imamoglu candidat CHP, a tenu tête jusqu’au petit matin en demandant à ce que le Haut Comité Electoral intervienne. Le dépouillement a donc repris, et finalement, le Comité Electoral a validé la victoire de Ekrem Imamoglu.
Les résultats sont également contestés dans d’autres villes menant à des situations tragiques à l’Est kurde de la Turquie comme dans la province de Mus où l’état d’urgence vient d’être imposé pour quinze jours à la suite de contestations au sujet des résultats.
Enfin, quant à Istanbul, Erdogan et sa clique AKP ont du mal à digérer la défaite. Malgré la décision du comité électoral en faveur du CHP, une re-dépouille a été réalisée sur les votes invalides. Cependant l’AKP n’a pas réussi à combler les quasi 20 000 voix de différences. En fin de compte, le candidat CHP Ekrem Imamoglu n’a toujours pas reçu son mandat pour exercer la fonction de Maire d’Istanbul. Erdogan a donc donné la piste de renouveler les élections.
Dernièrement, le Conseil Electoral a décidé de ne pas accorder le mandat de maire aux élus démis de leur fonctions par décret par le passé. Le mandat reviendra donc aux candidats arrivés deuxième : c’est-à-dire les candidats AKP dans les villes où le HDP avait gagné.
Comment le CHP a-t-il fait si fort ?
D’abord comme nous l’avons déjà dit, la stratégie du HDP à voter contre Erdogan dans les grandes villes a été d’une grande aide au CHP.
Ensuite, la crise économique turque fait des ravages depuis Septembre 2018 avec une inflation de 20% et une baisse du pouvoir d’achat de 30% et un chômage atteignant un taux record (13,5%) depuis la crise économique de 2008.
Le CHP dans ses discours a beaucoup parlé de la crise économique en accusant à raison le gouvernement d’Erdogan de mener la Turquie à sa perte. Par ailleurs, le CHP a évité tout discours fasciste, haineux, discriminatoire contrairement à l’AKP. Les turcs baignés dans la haine et dans la division depuis 17 ans, en ont ras-le-bol de ces discours haineux, et le CHP était une solution pour voter contre Erdogan.
Après l’élection
Bien que les municipales soient un coup dur pour le régime d’Erdogan, il ne faut pas oublier qu’il concentre tous les pouvoirs en ses mains, et que depuis la lutte de Gezi 2013, aucun autre mouvement de masse n’a eu lieu. Avec la peur de 2013, Erdogan n’a fait que renforcer son pouvoir en attisant la haine, en divisant le peuple, en utilisant un Islam politique et surtout en réprimant rapidement toute forme contestation. Actuellement des centaines de milliers de maires, journalistes, écrivains, artistes, militants, simples opposants sont emprisonnés à tort par le régime haineux d’Erdogan.
Le seul moyen de vaincre ce régime est de faire comme l’Algérie, descendre par millions dans les rues et se rassembler autour d’un mouvement des travailleurs de masse.
Dilan YK