Haïti : 200 ans après la fondation de la première république noire La vraie indépendance reste à gagner

Les récents cyclones, les fréquentes émeutes… autant d’événements qui nous montrent une île d’Haïti sans cesse soumise aux aléas. Mais aux aléas de quoi ? Du climat, ou d’une clique qui se comporte comme les domestiques de l’impérialisme français et étasunien au détriment du peuple haïtien ?

Article paru dans l’Egalité n°110

C’est dans les années 1690 que les forces françaises ont écrasé les troupes espagnoles sur la partie occidentale de l’île d’Hispaniola, l’appelant Saint Dominique, plus tard appelée Haïti. Ce fut bientôt la colonie la plus prospère du monde, grâce à l’exploitation violente des esclaves acheminés depuis l’Afrique. De nombreuses révoltes ont secoué l’île mais c’est la Révolution française, en 1789, qui entraîna la révolution en Haïti.

Celle-ci commença, comme en France, par la volonté des marchands haïtiens (la classe capitaliste naissante dans l’île) de se constituer en assemblée nationale comme en France. Mais cette revendication rencontra l’opposition virulente des aristocrates et propriétaires locaux. Leur tentative d’alliance avec les mulâtres s’arrêta lorsque ceux-ci commencèrent à revendiquer les mêmes droits pour tous.

La montée des révoltes d’esclaves (sauvagement écrasées au départ)… incita de jeunes esclaves noirs à organiser la révolte. François Dominique Toussaint en prit la tête. Il remporta de brillantes victoires contre des forces mieux armées et plus modernes et s’empara de la majeure partie de l’île.

L’exécution de Louis XVI en janvier 1793 montra une nouvelle radicalisation dans la Révolution, Toussaint la saisit et appela l’ensemble des noirs à rejoindre la révolution. Il se renomma « L’ouverture » du fait de ses victoires militaires mais également en appel à la liberté pour les esclaves noirs. Cette révolte généralisée terrifia les classes dirigeantes du monde entier qui craignaient la contagion dans leurs propres colonies. D’autant plus qu’en 1794 l’Assemblée Nationale votait l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies. En Guadeloupe, d’autres jeunes noirs suivirent l’exemple de Toussaint L’ouverture, premier général républicain noir.

La monarchie britannique dépêcha des forces importantes sur place, et restaura l’esclavage dans les régions qu’elle contrôlait. Toussaint put utiliser cela pour organiser ensemble dans son armée les noirs, les mulâtres et même une partie des blancs. En 1795, il contrôlait une majeure partie de l’île. Il pensait que Saint Dominique devait rester une partie de la France, que l’aide pratique de la France révolutionnaire pouvait permettre le développement économique, social et culturel de l’île. Mais il n’avait pas compris que l’année 1795 marquait un tournant dans la révolution en France : elle entrait dans une phase conservatrice. La bourgeoisie voulait consolider son pouvoir et était prête à écraser les ailes les plus radicales de la révolution. Elle se dota du Directoire, conseil de notables qui contrebalançait largement les pouvoirs de l’assemblée.

Premier gouvernement

Mais en 1797, Toussaint commença à mieux voir les manœuvres du Directoire, il remercia les troupes françaises. La ferveur révolutionnaire des anciens esclaves permit une offensive finale contre les troupes britanniques qui furent chassées de l’île. Toussaint mit alors en place une politique de réforme et de modernisation de l’île : routes, écoles, ponts furent construits. La récolte de la canne fut la plus haute en 1800 malgré toutes ces années de guerre, et en 1801 elle sera encore meilleure. Une réforme agraire partielle fut instaurée, la journée de travail raccourcie, le fouet interdit, et les travailleurs des plantations recevaient 1/4 de la récolte.

Il est clair que Toussaint, malgré ses méthodes autoritaires, voulait une amélioration réelle des conditions d’existence de la population et non d’une petite élite. Mais c’est avant tout son armée qui faisait office d’arène politique, la population n’était pas impliquée dans la prise de décision. Et le capitalisme était encore jeune, les conditions matérielles (industrialisation, existence de la classe ouvrière seule à même d’abolir la division en classe de la société en mettant en place une société socialiste, n’existait quasiment pas) étaient insuffisantes pour permettre une véritable libération économique, sociale et nationale.

Le régime de Toussaint dut faire bientôt face à un danger mortel avec l’arrivée au pouvoir de Bonaparte. Comme une invasion se profilait, Toussaint fit renforcer les défenses côtières, et distribua des armes aux masses. Mais en même temps, le mécontentement montait parmi les masses et il écrasa une révolte importante en 1802. Dans l’espoir d’apaiser Bonaparte, il pardonna aux blancs qui s’étaient révoltés contre lui. Mais Bonaparte avait fait restaurer l’esclavage, et avec l’aide des autres puissances colonialistes et esclavagistes (Espagne, Hollande, Grande Bretagne, et, secrètement, les Etats Unis) il organisa une expédition sur l’île. Malgré leurs oppositions, les envahisseurs avaient un intérêt de classe commun : la restauration du système d’exploitation esclavagiste dans les colonies et de la traite des esclaves.

La première république noire

Toussaint mena une guerre acharnée, ainsi que des tactiques de guérilla. Mais il pensait pouvoir encore négocier avec Bonaparte et fut capturé lors d’une rencontre. Déporté en France, il mourut du manque de soin à Pontarlier. A la nouvelle de sa mort, c’est une vague radicale qui se déchaîna dans toute l’île. Bonaparte tenta de l’écraser, 100 000 indépendantistes et 50 000 français moururent. Au 1er janvier 1804, Jean-Jacques Dessalines, rédigea une déclaration d’indépendance, renommant l’île Haïti.

Ainsi, une deuxième colonie, après les USA, venait de gagner son indépendance. Des liens furent tissés avec Simon Bolívar en lutte pour l’indépendance de la Grande Colombie (Venezuela, Colombie etc.), mais le pouvoir à Haïti passa dans les mains de l’élite mulâtre. Pétion, l’ancien adversaire de Toussaint chassa Dessalines. De plus, les puissances coloniales étaient bien décidées à faire payer chèrement au peuple haïtien son indépendance. Dans la deuxième partie du 19ème siècle l’île tomba sous la domination complète de l’impérialisme. En 1915, les USA occupèrent l’île mais ne purent rester du fait de l’intense guérilla menée contre eux. Dans les années 30 et 40, d’importantes luttes, notamment ouvrières, agitèrent Haïti. Des syndicats, des partis communistes furent créés. Duvalier (Papa Doc) prit le pouvoir dans les années 50 et instaura une dictature féroce, mettant en place une bande armée les « Tontons Macoutes » qui réprimaient toute opposition. Son fils, Baby Doc reprit la même politique jusqu’à ce qu’il soit chassé en 86 par un immense mouvement des travailleurs et des étudiants.

Le double jeu d’Aristide

Ces années d’importants mouvements radicaux et urbains n’avaient malheureusement pas de direction révolutionnaire. Le vide politique a donc partiellement été rempli par Jean Bertrand Aristide, un prêtre populaire qui travaillait dans les bidonvilles de Port-au-Prince. Il fut élu en 91 en promettant d’éradiquer la misère. Il fut renversé en 91 par le général Cedras mais fut réinstallé au pouvoir avec l’aide de 20 000 soldats US.

L’objectif de Clinton était de s’appuyer sur un régime ayant un certain soutien populaire pour mener les politiques néo libérales exigées par le FMI. Aristide, tout en maintenant un discours en faveur des masses populaires a décidé de coopérer avec le capitalisme. Ceci l’a rapidement amené à une politique anti populaire et lui a fait perdre sa base de soutien dans la population. Devenant très impopulaire, une opposition très hétéroclite composée de libéraux et de personnes liées aux Duvalier a entrepris de le chasser. Si le mouvement populaire contre le régime d’Aristide était fondamentalement juste, ceux qui se mirent à sa tête avait d’autres intentions. La France, rejointe par les USA, a poussé dans ce sens et Aristide fut chassé du pouvoir par les mêmes forces qui l’y avaient installé (Par erreur nous avions écrit qu’il avait « démissionné » dans le numéro 106 de l’Egalité). Boniface Alexandre, un avocat pro Etats-Unis a été nommé président.

En 200 ans d’indépendance Haïti a sans cesse eu à affronter l’impérialisme et ses relais locaux. Aristide est passé du prêtre radical à l’allié de Clinton pour le plus grand malheur du peuple haïtien. Comme dans tous les autres pays de la région caribéenne et ailleurs, le refus de rompre avec le capitalisme et de mobiliser la classe ouvrière a toujours le même résultat : quelle que soit la sincérité au départ, la corruption est la plus forte et le parti au pouvoir se transforme en clique dirigeante s’accaparant de nombreuses richesses au détriment de la population.

Le peuple d’Haïti peut être fier de son passé de lutte. Il lui manque un véritable parti révolutionnaire de masse, basé sur la classe ouvrière, lié avec le prolétariat des autres îles de la Caraïbe, qui permette aux crises révolutionnaires de réellement aboutir au renversement du capitalisme. Seule une société socialiste, et une fédération démocratique et socialiste de la Caraïbe, instaurée grâce à la victoire des travailleurs et non un leader providentiel, organisera une répartition équitable des richesses et permettra d’en finir avec la misère et la corruption. 200 ans après la révolution haïtienne, les masses d’Haïti seront certainement encore à la pointe des prochains mouvements révolutionnaires dans la Caraïbe.

Par Alex Rouillard