Chronique d’une catastrophe sanitaire annoncée

Interview de Fabrice Venier

Nous avons rencontré Fabrice Venier, urgentiste et médecin du SAMU à l’hôpital de Rouen, et par ailleurs responsable régional de l’association des médecins urgentistes hospitaliers de France (AMUHF), suite au désastre sanitaire qu’a connu le pays cet été. Nous l’avions déjà interviewé il y a quelques années lors d’une lutte des urgentistes sur leur statut. C’est aussi pour nous le moyen de faire le point.

Article paru dans l’Egalité n°103

L’Egalité : Suite au désastre sanitaire provoqué par la canicule de l’été, l’opposition (le PS en premier lieu) accuse le gouvernement de n’avoir pas réagi assez vite. Le temps de réaction et le mauvais fonctionnement du réseau d’alerte sanitaire sont-ils les seuls responsables de l’hécatombe ? N’est-ce point un moyen pour l’ex gauche plurielle de se dédouaner de ses propres responsabilités ?

F.V. : Le temps de réaction excessif a sans doute participé aux insuffisances de prise en charge des victimes de la canicule. Les outils qui permettraient une grande réactivité ne sont pas en place au niveau local dans chaque hôpital. Il manque dans la plupart des services d’urgence les outils informatiques susceptibles d’analyser en temps réel le flux des patients traités, et de déclencher sinon l’alerte, du moins l’interrogation des praticiens.

La gestion de ces données se fait encore à la main dans la plupart des cas, avec le temps de latence que cela implique, et pour l’alerte on s’en remet plus au flair des médecins qu’à des procédures rationnelles systématiques.

Pour que le problème soit considéré à sa juste valeur et que des décisions soient prises, il a fallu que les médecins en charge des urgences court-circuitent le système en faisant intervenir les médias, notamment à partir de l’intervention publique du Docteur Pelloux, président de AMUHF.

Il est difficile d’affirmer que la réaction tardive est responsable de l’hécatombe. On peut supposer qu’une réaction plus précoce et plus vigoureuse aurait permis de prendre en charge les victimes dans des conditions plus dignes, plus efficaces, et peut-être avec plus de succès. Tous les ans, depuis plusieurs années, les urgentistes attirent l’attention sur les difficultés rencontrées pendant les périodes de vacances et notamment les périodes longues de l’été. Faute de personnel suffisant, les services sont contraints de fermer des lits.

Les responsables en charge depuis des années n’ont pas pris la peine d’adapter les effectifs à la mise en place de la réduction du temps de travail. Cette réduction n’est pas mauvaise en soi, et son but avoué était le recrutement. Son application a montré que son but inavoué était la flexibilité et les gains de productivité au dépens de la qualité du service rendu.

Ainsi, la mauvaise réponse apportée au problème de la canicule, et les décès qu’elle a pu entraîner sont la conséquence directe d’un événement inattendu mettant à l’épreuve une organisation fragilisée. Et cette fragilisation est de la responsabilité des politiques menées depuis plus de vingt ans.

L’offensive médiatique menée par le gouvernement sur le thème de la responsabilisation des familles et plus largement de toute la population, à laquelle on demande un acte de contrition par le sacrifice d’un jour férié, cette gestion du futur sur l’air de la charité façon dame patronnesse, qui est tout le contraire de la justice sociale, augure mal de l’évolution favorable de la situation. Surtout si l’on se souvient de la désinvolture naturelle affichée aux premiers jours de la crise, si l’on se souvient du gel ou de la suppression des crédits destinés aux personnes âgées effectués au printemps, et surtout si l’on garde à l’esprit que la population âgée va augmenter de façon considérable dans les années à venir.

L’Egalité : Les services d’urgences ont été, semble-t-il, débordés. D’où est venu le problème ?

F.V. : Même s’il y a eu des victimes jeunes, la majeure partie des morts furent des personnes âgées qui avaient besoin d’assistance, soit d’aide à domicile, soit de personnel de maison de retraite. L’insuffisance de ces auxiliaires de vie n’a pas permis de mettre en route les mesures de prévention qui auraient été nécessaires pour passer le cap (notamment l’hydratation régulière). Monsieur Mattéi avait d’ailleurs bien dit qu’il était « inefficace de donner des conseils de prévention aux personnes agées, puisque ceux-ci les oubliaient aussitôt ».

La situation se dégradant, les victimes furent dirigées vers les urgences, véritable goulet d’étranglement, bien entendu ne pouvant refuser l’arrivée des patients, et incapable de trouver rapidement des places disponibles dans les services spécialisés insuffisantes en nombre en temps normal, et d’autant plus pendant l’été, période durant laquelle, faute de personnels, une partie des lits est fermée (26% de lits réservés aux cas urgents fermés au CHU de Rouen).

La durée de séjour des patients aux urgences s’en est trouvée encore prolongée, et dans des conditions d’encadrement insuffisant (même nombre de soignants qu’habituellement malgré le surcroît de travail) et dans un environnement non propice au refroidissement des hyperthermies : la chaleur était accablante dans les services, sans moyen de refroidissement efficace (un ventilateur, pour l’ensemble des patients, a fini par être trouvé, dans un service administratif). Tous les patients ayant passé la barre des 42-43°C sont décédés.

D’autres patients, victimes d’autres pathologies, ont dû être, faute de place, transférés soit loin de leur lieu d’habitation, ou de façon plus gênante dans des services non adaptés à la prise en charge de leur état, ou même renvoyés à domicile alors que leur état était limite. Là encore la prise de risque imposée par la nécessité est supportée par les patients.

Cette situation est susceptible de se reproduire, par exemple cet hiver, si jamais une épidémie de grippe ou de gastro-entérite sévissait avec une intensité plus grande qu’à l’habitude. L’hôpital souvent complet à cette période, et travaillant toujours en flux tendu pour ce qui est de la gestion du personnel, serait une nouvelle fois débordé par une arrivée importante de patients, victimes d’une quelconque épidémie.

L’Egalité : Fondamentalement, que faudrait-il pour améliorer les urgences, le SAMU et plus globalement le service public de santé ?

F.V. : C’est un chantier énorme, car la situation se dégrade progressivement depuis des années. Il faudrait évidemment compenser le manque de personnels, pour que les patients soient assistés efficacement et sans délai excessif, tout en respectant le temps de travail et le temps de formation continue. Et pas seulement à l’hôpital, mais aussi dans les structures d’assistance et d’hospitalisation à domicile, les maisons de retraite, les unités de suites de soins et de convalescence, et encore la médecine du travail, la médecine scolaire et la médecine pénitentiaire particulièrement négligées.

On nous dira que le personnel manque sur le marché, car il n’a pas été formé. Il faut trois ans pour former une infirmière, et dix ans pour former un médecin. Le retard pris maintenant mettra longtemps à se rattraper.

Evidemment un minimum d’attention par la lecture des rapports de l’année, rapport Couanau sur l’organisation de l’hôpital, rapport Chadelat (un ancien d’AXA) sur la réforme de la sécu, et le projet hôpital 2007, montrent que l’orientation là comme ailleurs est la privatisation du système, la contractualisation des rapports sociaux, l’individualisation des modes de protection.

L’Egalité : Que penses-tu de faire venir des bénévoles pour soutenir les services d’urgences et le SAMU ?

F.V. : J’ai entendu des réflexions de responsable, imaginant quel pourrait être le moyen de faire face à ce type de situation, dite exceptionnelle, sans pour autant augmenter de façon permanente la masse salariale. Peut-être pensaient-ils à l’utilisation d’une armée de réserve composée de bénévoles : le rêve d’une main d’œuvre gratuite.

Il faut savoir que l’hôpital a surtout besoin de professionnels. Les bénévoles, surtout s’ils sont nombreux, peuvent représenter un surcroît de travail, car ils nécessitent d’être encadrés. Pour être véritablement efficace, le bénévole devrait recevoir une formation. L’effet pervers, peut-être recherché, étant alors d’utiliser le bénévole pour remplacer le professionnel.

L’Egalité : Certains urgentistes ne semblent pas satisfaits de leur statut. Pourquoi ?

F.V. : La spécialité de l’urgence n’était pas du tout reconnue il y a encore quelques années, et aucun poste de titulaire n’existait dans le service public. On ne trouvait que des postes précaires, sans couverture sociale (ni congés payés, ni couverture maladie ou maternité….). Ces emplois étaient sous-payés, obligeant les médecins à multiplier les heures sous forme de garde pour avoir une rémunération suffisante.

Les choses ont un peu évolué puisque les urgentistes sont maintenant en voie de reconnaissance. Les recommandations en ce qui concerne l’organisation des urgences et la formation spécifique du personnel médical ont rendu la présence des urgentistes incontournable. Ils ont depuis cinq ou six ans véritablement accès au concours administratif qui permet leur titularisation.

Mais la situation doit être nuancée : l’obtention du concours ne donne pas automatiquement un poste de titulaire à l’hôpital. Les postes sont distribués au compte-gouttes, malgré les besoins, et même nos confrères d’autres spécialités tentent de ralentir le processus, de peur que les postes créés pour les urgentistes soient autant de postes qui ne leur reviennent pas. A l’heure actuelle, la majorité des médecins urgentistes tournent encore sur des postes précaires de contractuels ou de vacataires. Les médecins à diplômes étrangers sont davantage exploités avec des salaires inférieurs au smic si on le rapporte aux nombres d’heures effectuées. Le temps de travail des médecins salariés est limité à 48 heures par semaine au maximum, et dans la plupart des cas, les urgentistes dépassent cette limite. Les heures supplémentaires n’étaient pas payées auparavant, ni même récupérées. Elles ne le sont pas plus maintenant, malgré un décret, dans la grande majorité des hôpitaux, faute de crédits. En revanche, le repos de sécurité est appliqué : un médecin ne peut travailler plus de 24 heures d’affilée. Le pouvoir administratif freine notre intégration dans un souci d’économie, et le pouvoir médical en place l’accompagne de peur que ce qui profite aux uns fasse défaut aux autres.

Propos recuilli par Y.V.