Les élections législatives turques du 1er novembre ont finalement donné une majorité absolue en sièges (316 sur 550) au parti du président Erdoğan, l’AKP, avec 49,3% des voix. La bourse d’Istanbul, en hausse de plus de 5% à l’annonce des résultats, est venue rappeler de qui Erdoğan était en fait le candidat : les multinationales européennes et leurs représentants en Turquie, la bourgeoisie turque, et ceux qui profitent du «système» AKP.
Depuis sa défaite aux élections de juin dernier, Erdoğan n’a de cesse de surenchérir pour dresser la population sur des bases nationalistes et religieuses, notamment contre la minorité kurde. D’ailleurs, l’AKP récupère plusieurs millions de voix «prises» au MHP, l’extrême droite fasciste, qui perd près de 4% et a reçu le soutien d’organisations de droite kurdes comme le Hüda Par. Loin d’être la victoire d’une «stabilité politique», c’est au contraire celle d’une politique qui va aller encore plus loin dans la répression contre tous les mouvements hostiles au système AKP. Ce 1er novembre n’est pas la fin de la période de luttes de masse ouverte en 2013 avec la grande mobilisation contre la destruction du parc Gezi à Istanbul en faveur d’un projet immobilier et qui a vu tant de luttes depuis. Mais cela confirme que ce n’est pas sur le seul terrain électoral que la lutte doit se mener contre la dictature d’Erdoğan mais bien par la construction d’un véritable parti défendant les travailleurs, et les opprimés, et par des luttes de masse.
En juin dernier, la situation politique turque était polarisée par les nombreuses luttes qui se succédaient depuis des mois. La résistance victorieuse de Kobané et du Rojava contre Daesh en Syrie avait un fort impact. En partie parce que cette région est majoritairement kurde, mais aussi parce que l’échec de l’organisation terroriste Daesh était aussi celui d’Erdoğan qui la soutient. Mais surtout le début d’une révolution à Kobané donnait à la jeunesse de Turquie un véritable espoir de changer les choses. La dénonciation du régime corrompu de l’AKP, les mobilisations en masse au mois de février contre les discrimination envers les femmes, les luttes importantes pour les salaires dans des usines (notamment Renault et Bosch à Bursa), organisées en se passant des «représentants syndicaux» officiels organisés par le régime, formaient le terreau sur lequel le HDP, parti démocratique des peuples, avait pu effectuer une percée électorale majeure avec 13% en juin dernier.
Le programme du HDP était très clair sur les questions démocratiques (droits des minorités, libertés individuelles, de la presse, etc.) mais restait limité dans sa dénonciation du capitalisme et sa défense des travailleurs. Or, ces questions restent les plus importantes pour une majorité de la population de Turquie dont les salaires et les conditions de vie restent mauvaises.
Construire un parti de masse
Les travailleurs, les petits paysans, les masses des villes ne se sont qu’en partie servis du vote HDP, qui conserve néanmoins un score très positif à près de 11%. Misant avant tout sur le processus électoral, bien que ne négligeant pas les mobilisations, le HDP s’est néanmoins fait coincer par la politique nationaliste et guerrière d’Erdoğan. Or, face à ce dernier, la bataille ne peut rester cantonnée au terrain électoral mais elle doit se développer sur le terrain des luttes de masse.
Erdoğan a ainsi poussé à la provocation en réactivant la guerre contre les Kurdes, comptant sur le fait qu’une partie de la base de la guérilla kurde du PKK allait tomber dans le piège en procédant à des attaques meurtrières sur des policiers ou des militaires. Il a multiplié les attaques violentes de l’armée qui ont fait plusieurs dizaines de morts civils, et mis des villes en état de siège, capable de tuer des centaines de militants kurdes mais incapable d’empêcher des attentats terroristes (attribués à Daesh) qui ont fait des dizaines de morts parmi les militant de gauche (à Ankara et à Suruç notamment). Erdoğan et l’AKP ont de plus été omniprésents sur les télés, et le régime n’a pas hésité à faire attaquer les journaux indépendants et les locaux du HDP par ses militants, tout comme il a fait fermer deux télévisions d’opposition. Le tout évidemment sans qu’aucun pouvoir européen (et certainement pas Hollande-Valls) n’y trouve à redire. On signale également des fraudes, et évidemment le climat de guerre dans le Sud-Est du pays n’a pas aidé. Mais ceci ne suffit pas à expliquer la perte d’un million de voix pour le HDP entre juin et novembre.
Le HDP n’a pas su se dégager de cela. Il est resté sur les questions démocratiques au lieu de renforcer son discours sur les questions sociales, et de dénonciation de l’exploitation. Il a choisi de suspendre sa campagne après le terrible attentat d’Ankara, craignant de nouvelles attaques barbares mais laissant du coup le terrain à la campagne dans les médias de l’AKP. Mais surtout, le HDP n’a pas encore réussi à se constituer en véritable parti des travailleurs et des opprimés, un parti de lutte et militant contre la société d’exploitation qu’Erdoğan entend bien continuer à défendre.
Erdoğan n’a pas gagné
C’est cela la tâche la plus importante, clarifier ce pour quoi se bat réellement le HDP car défendre une Turquie démocratique où les droits de tous et toutes sont garantis est évidemment un point fondamental, mais il ne peut être atteint si l’économie turque reste aux mains des capitalistes turcs et surtout des grandes multinationales européennes qui toutes soutenaient Erdoğan en qui elles voient un président idéal pour imposer des conditions de travail très dures, 9 à 10 heures de travail par jour et pour un salaire moyen de moins de 500 euros. La victoire d’Erdoğan ne ferme donc pas la crise politique et sociale qui a commencé à se manifester en Turquie ces dernières années. Alors que lui et sa clique s’enrichissent et espèrent pouvoir changer la Constitution afin de donner les pleins pouvoirs au président, la situation économique a continué de se dégrader. Les exportations sont en net recul. Et la population qui a voté pour un espoir de stabilité, y compris dans les zones kurdes harcelées par l’armée, va vite déchanter et manifester son mécontentement devant l’absence de «miracle Erdoğan».
C’est à cela que le HDP peut et doit se préparer, car il a le potentiel de se construire comme un parti de lutte contre le programme capitaliste d’Erdoğan et de l’AKP, et c’est en cela qu’il gagnera la confiance et le soutien de couches plus larges dans la population.
Par AR