Élections municipales en Turquie : défaite cuisante d’Erdogan !

Le 31 mars 2024, les peuples de Turquie ont fait reculer de manière conséquente le parti islamiste d’Erdogan, l’AKP, au pouvoir depuis deux décennies. À l’issue du scrutin multiple où les Turcs étaient invités à élire leurs conseillers municipaux et provinciaux, et cinq ans après les dernières élections locales, le CHP (parti kémaliste républicain de centre-droit) garde le contrôle des villes phares : la capitale Ankara et la grande agglomération d’Istanbul.

À Istanbul, Ekrem Imamoglu (CHP) a remporté l’élection avec 51 % des votes, contre 40 % pour Murat Kurum (le candidat de l’AKP). À Ankara, Mansur Yavas (CHP) a remporté l’élection avec 60 % des votes contre 32 % pour le candidat de l’AKP Turgut Altinok.

Des élections municipales aux enjeux nationaux

En mai 2023, Erdogan est arrivé en tête du scrutin présidentiel, comme depuis les 20 dernières années, avec néanmoins un scrutin plutôt serré face au CHP, représenté par Kemal Kilicdaroglu. Ce malgré le terrible séisme de février 2023 – qui a fait des dizaines de milliers de morts et des dégâts colossaux – et malgré la crise économique grandissante. 

Pour Recep Tayyip Erdoğan et son parti, il s’agissait aujourd’hui de reprendre les métropoles du pays : Istanbul, Ankara, Antalya ou encore Adana – tombées aux mains de l’opposition à l’issue des dernières municipales, en 2019. Plus qu’ailleurs, la défaite à Istanbul avait été un coup dur pour l’AKP, car « celui qui perd Istanbul perd la Turquie ». Istanbul, ville phare où Erdogan avait entamé sa carrière politique en tant que maire de la ville de 1994 à 1998.

L’opposition a, à nouveau, gagné dans des conditions électorales totalement anti-démocratiques, avec une propagande massive de Erdogan dans les médias, un temps de parole inégal avec un appareil d’État totalement en faveur du candidat AKP à Istanbul. Plus encore, les élections municipales permettent à l’opposition de s’adresser à une audience nationale en étant plus proche des électeurs. Et la défaite cuisante d’Erdogan s’est ressentie dans tout le pays : le CHP a remporté 37,5 % des votes (30 % en 2019) contre 35,6 % pour l’AKP (44,3 % en 2019 !). 

Sur l’ensemble du pays, l’AKP a perdu plus de 4,7 millions de voix ; le CHP a gagné 2,7 millions. Au delà même de sa base traditionnelle, à l’ouest de la Turquie, le CHP a gagné des villes au centre de l’Anatolie – pourtant bastion phare de l’AKP. Et tout ça, malgré un taux de participation de 78 %, plus bas que d’habitude (87 % en 2019).

L’impact de la crise économique et de la guerre dans la défaite d’Erdogan 

Bien que toute une couche de politiciens scande dans les médias que la victoire du CHP provient du changement de président général du parti après la défaite de Kemal Kilicdaroglu à la présidentielle, remplacé par Ozgru Ozel, il ne s’agit pas de cela.

La Turquie est en proie à une crise économique majeure, avec une inflation de 123 % en début d’année 2024, un taux d’intérêt pour les crédits qui s’est élevé à 50 % le mois dernier, un chômage de 22 % chez les jeunes…

Et au delà de la crise économique, la guerre d’Israël sur Gaza a été un élément essentiel de la défaite d’Erdogan. En effet, il s’est totalement décrédibilisé avec la révélation du continuum du marché avec Israël, en soutien à Netanyahou. Erdogan, qui veut se donner l’image d’un  « bon » dirigeant musulman, a, sur ce point-là, perdu quelques bastions et des milliers d’électeurs islamo-conservateurs. Cela s’illustre parfaitement par le score inattendu du Nouveau Parti de la Prospérité islamiste (YRP) qui a devancé l’extrême droite (IYIP + MHP) et devenu le troisième parti à avoir eu le plus de votes (6 %). Les partis de l’extrême droite (IYIP + MHP) se sont totalement effondrés, avec la perte notamment de deux provinces et une grande ville, soit 2 millions de voix en moins !

Qu’en est-il de la gauche ?

Le DEM, Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (parti pro-kurde), anciennement HDP, a gagné 5,7 % des votes soit 2,6 millions de voix, contre 1,9 millions en 2019, et ce, malgré une répression systématique de l’ensemble de ses dirigeants et de ses membres/militants. 

En effet, dans plusieurs provinces, l’État turc, pour empêcher le DEM de gagner, a déplacé des milliers de soldats dans ces zones pour qu’ils y votent. Cependant, le DEM fait un très bon score dans 10 provinces et ils préservent l’ensemble de leur bastion de l’est et du sud-est. Le vote kurde a été stratégique dans les grandes villes, et encore une fois, les électeurs kurdes dans les grandes villes ont voté pour l’opposition ; non pas en soutien au CHP, mais contre Erdogan.

Concernant le TIP, le Parti des travailleurs de Turquie, ils ont gagné deux mairies, dont celle de Samandag, dans la région touchée par le séisme. Le TIP n’a, à juste titre, pas présenté de candidat dans les bastions kurdes, en faveur du DEM, mais s’est aussi, à tort, effacé au profit du CHP dans la grande majorité des villes. Cela n’aide pas à clarifier qui est réellement du côté de la population et des travailleurs et surtout qui peut stopper Erdogan.

Quelles premières conclusions politiques devons-nous tirer ?

Le CHP bénéficie de son plus grand score depuis 1977. Néanmoins, il faut observer ces résultats comme une défaite de l’AKP, qui est en train de s’écrouler progressivement, et faire très attention au nouveau « parti de la prospérité » qui s’accapare les bastions très conservateurs de l’AKP au cœur de l’Anatolie. Pour une toute première participation aux municipales, 6 % de voix n’est absolument pas négligeable. Comme tous les partis d’extrême droite, qu’ils instrumentalisent la religion ou pas, ils représentent un danger, non seulement pour les libertés démocratiques, mais aussi pour les conditions de vie et de travail de la majorité de la population. Comme Erdogan lui-même, ils défendent les intérêts des capitalistes et sont attachés à attaquer et diviser les travailleurs par tous les moyens possibles.

Le vote kurde a été contre Erdogan, mais à l’avenir il faut absolument des représentants de la classes ouvrière comme candidats, et il faut militer dans toutes les provinces du pays. Le CHP bien que principale opposition, reste un parti capitaliste, qui ne va jamais défendre ou lutter pour les intérêts de la classe ouvrière. Quelques avancées démocratiques et progressistes peuvent avoir lieu, mais ça s’arrêtera là. Les classes ouvrières turques et kurdes ont besoin d’un parti de masse qui représente et défend leurs intérêts, en organisant la lutte massive et nécessaire contre la politique d’Erdogan et des gros capitalistes qui pillent les richesses et appauvrissent les travailleurs du pays, et ce parti doit commencer à se construire maintenant. 

La construction d’un mouvement de solidarité massif a fait reculer Erdogan à Van

C’est une vraie claque pour le président-dictateur Erdogan. Déjà en 2019, la brèche créée par la perte d’Istanbul par l’AKP avait encouragé des luttes contre l’exploitation des ouvriers, le chômage et la vie chère, et les attaques contre les droits démocratiques. La situation est encore plus explosive aujourd’hui et les élections du 31 mars en sont un révélateur. C’est potentiellement une nouvelle période qui s’ouvre pour les luttes en Turquie. 

Erdogan est prêt à intensifier la répression. C’est, de plus en plus, la seule chose qu’il a pour tenir. Déjà, dans la province kurde de Van – où toutes les mairies ont été obtenus par le DEM parti – le maire Abdullah Zeydan a été destitué le lendemain des élections au profit de l’AKP (par décision du Haut conseil) alors qu’il était élu avec 55 % des voix, deux fois plus que le candidat AKP ! Les manifestations et rassemblements qui se sont tenus dans toute la Turquie ont fait reculer le président dictateur Erdogan qui a cédé et remis le mandat au candidat kurde. C’est de cette façon là, en construisant un mouvement et une solidarité massive contre ces mesures antidémocratiques et contre le régime pro-capitaliste d’Erdogan en Turquie qu’on pourra les stopper !