Bilan de la Grève de mai-juin

Le sentiment de nombreux grévistes lors de la lutte du mois de mai 2003 est d’être passé à côté de “quelque chose”. Ce “quelque chose”, c’est le sentiment qu’on pouvait battre Raffarin sur le dossier des retraites. Même si rien n’est définitivement joué, les conditions mettront à nouveau un certain temps pour se réunir.

Article paru dans l’Egalité n°102

Le mouvement de mai-juin a été riche de nouvelles expériences. Des structures, souvent restées en sommeil dans les consciences depuis 1995, se sont (re)formées très rapidement : assemblées générales, comités de grève etc. Dans bien des endroits, notamment pour la grève dans l’Education, les différentes catégories de personnel participaient aux assemblées générales. Une sorte de schéma classique s’est mis en place un peu partout : assemblée d’établissement ou d’école, puis assemblée de secteur rassemblant école, collège et lycées, puis assemblées de ville de toute l’éducation. A cela se sont souvent ajoutés des assemblées interprofessionnelles et des comités de liaison. Des tentatives de coordination ont vu le jour régionalement et nationalement (bien que la représentation de la province soit restée très limitée).

Un tel fonctionnement de la grève porte en lui beaucoup d’espoir pour les luttes futures. Les clivages, le corporatisme, les divisions entre différentes professions ont été bien moins pesantes. Mais s’il faut saluer ces progrès significatifs dans l’auto-organisation de la lutte, il faut aussi voir ce qui sera à améliorer.

L’auto-organisation de la grève devra aller plus loin

Pour des dizaines de milliers de jeunes salariés, cette grève était la première dans laquelle ils s’investissaient sérieusement. Ils ont multiplié les actions, les manifestations, et tout ce que la grève peut avoir de petite fabrique des mille moyens de la populariser (y compris le saut à l’élastique ou la descente en canoë).

Et surtout, même si cela a été inégal et fait parfois tardivement, il y a eu la volonté de s’adresser à la population en général et aux parents en particulier. Dans les quartiers populaires, les parents ont largement suivi les appels à ne pas envoyer les enfants à l’école ou au collège.

Mais tout cela n’a pas dépassé les premières étapes. L’absence d’orientation claire, collectivement débattue a beaucoup pesé. Dans une grève, le pire, c’est l’indécision. Ne pas savoir dans quelle direction aller, entendre des décisions contradictoires dans différents endroits du pays. Cela veut dire que la structuration nationale de la grève, avec, non une simple coordination, mais une véritable instance de décision, genre comité national de grève, composé de grévistes élus, mandatés et révocables, est un objectif à atteindre. Au contraire de cela, on a vu dans beaucoup d’endroits, même lorsque c’était des militants d’extrême gauche qui dirigeaient, des assemblées générales assez brouillonnes, présidées à chaque fois par les mêmes, que leur établissement soit en grève ou pas etc. C’est à dire un comportement à l’envers de ce que doivent faire des militants “ marxistes ”.

La coordination nationale de l’éducation a été de ce point de vue encore plus caricaturale. LO en ayant fait monter beaucoup de ses militants enseignants (même quand ils venaient d’une ville qui avait élu et mandaté des représentants) ce qui lui donna un fort nombre de voix, fit passer une motion permettant que les votes soient comptabilisés ensemble, que l’ont soit mandaté ou non.

Sans faire d’excès de formalisme, l’attitude qui doit être celle d’un marxiste dans une grève, c’est de pousser les grévistes à se responsabiliser, à faire de la grève une première “ école ” du socialisme démocratique. Car une grève ne sera réellement solide que si les acteurs de celle-ci en ont le contrôle réel, et si ils en comprennent réellement les enjeux. Le risque est de voir ceux-ci finir par déléguer de nombreuses choses qu’ils laissent aux “ spécialistes ”.

Inévitablement, cela conduira du côté des militants plus expérimentés à un substitutisme : les choses n’allant pas assez vite on a tendance à ne compter que sur des équipes restreintes. Dans les initiatives en direction des travailleurs du privé, cela s’est souvent vu. Ceux-ci ne “ démarrant ” pas, des blocages etc. ont été organisés. Or ces blocages ont été fait sans aucune préparation, en ne tenant pas compte des difficultés dans le secteur privé (répression etc.) et donc en essayant de contourner l’obstacle des bureaucraties syndicales par les actions coup de poing. Si de telles actions ont pu avoir un écho positif chez certains salariés du privé qui voulaient entrer en action, il est clair néanmoins que cela n’a pas renforcé leur compréhension de la nécessité de s’impliquer directement eux mêmes dans la construction de cette grève.

Mais le fait que des dizaines de milliers de grévistes aient fait ces actions, montre que les premiers pas dans la compréhension que nous ne devons compter que sur nous même et non sur les dirigeants syndicaux, ont été faits.

C’est un potentiel, mais qui ne résoud pas le principal problème auquel s’est confrontée la grève : le gouvernement n’a pas reculé sur les retraites, et à peine sur la décentralisation. Car pour le faire reculer il fallait un rapport de force autrement plus important, quelque chose qui l’oblige à se dire, si je vais plus loin, je risque trop gros. Cette arme, c’est la grève générale, privé et public. Tout simplement parce que ce gouvernement n’a pas d’autre politique, qu’il est sous la pression des capitalistes non seulement français mais de toute l’Europe et des USA, et que l’approfondissement de la crise du capitalisme l’oblige à accélérer la mise en place de mesures ultra libérales sous peine d’être distancé par les autres pays. C’est une accélération qui touche toute l’Europe, et voit les acquis sociaux subir la loi de la concurrence capitaliste : le pays qui a le moins d’acquis sociaux attire le plus de capitaux.

Nous n’étions pas dans une répétition de 1995, avec une politique à la Jospin comme alternance possible pour les capitalistes. Cela voulait dire que le rapport de force nécessaire pour battre ce gouvernement avait besoin d’être bien plus important. C’est cela que n’a pas compris LO en refusant d’appeler ou tout du moins de proposer la grève générale comme objectif à atteindre.

Si beaucoup de grévistes l’ont plus ou moins compris, cela a été difficile à mettre concrètement en pratique. En tâtonnant, le mouvement s’est adressé à d’autres secteurs du monde du travail. Mais la plupart du temps, c’était sur la base de la grève, en ne faisant pas le travail d’explication nécessaire comme si tout coulait de source. Ainsi, dans les tracts adressés aux salariés du privé, très peu de références étaient faites aux licenciements, à la précarité ou aux bas salaires. Or, cela a autant d’importance que les retraites. On cherchera vainement dans les tracts de la LCR des références claires à ces questions : un appel à la grève générale sur la seule revendication de défense des retraites est un appel sans réel contenu pour une majorité de travailleurs.

L’arme de la grève générale

Le 13 mai, largement plus de deux millions de travailleurs ont fait grève, avec de larges représentations du privé, dont au moins 100 000 ouvriers de la métallurgie selon la CGT. Autrement dit, le mouvement a atteint un point plus élevé qu’en 95 et cela avant même que des secteurs significatifs soient entrés massivement en grève reconductible.

Le renvoi par les directions syndicales à 12 jours plus tard la date de mobilisation suivant la manifestation nationale du 25 ne pouvait dès lors que poser l’alternative de la manière suivante : ou bien le 25 est une manifestation nationale dans une ambiance de généralisation de la grève ou bien elle peut en être le point de départ, mais ce sera la dernière chance pour ce printemps. La faible présence du mot d’ordre de grève générale trancha les choses : peu de secteurs étaient prêts à entrer dans cette dynamique. Néanmoins, la manifestation, du fait de sa taille montrait que c’était possible. Les organisateurs minimisèrent même le nombre de participants (600 000 dirent-ils) pour ne pas avoir trop de pression. Or, la manifestation partait de la place de la Nation, se divisait sur 3 parcours et mit plus de 5 heures à avancer. Le chiffre d’un million et demi (avancé par France Info notamment dans la journée) est beaucoup plus crédible. Mais voilà, si les directions de la CGT et de FO avaient avancé ce chiffre, elles auraient dû prendre la responsabilité d’aller plus loin et plus loin, cela voulait dire appeler à la grève générale puisque les autres moyens avaient déjà été utilisés sans rien donner.

Thibault a alors parlé de stratégie des “ temps forts ” plus adaptée au niveau actuel de la combativité des travailleurs et que la grève générale ne se décrète pas ”. C’est un faux prétexte, un syndicat n’est pas là pour décréter sauf cas exceptionnel mais pour donner une orientation et organiser la lutte en conséquence : il n’y avait pas de stratégie des temps forts ou alors quand une stratégie ne donne rien, son auteur devrait avoir le courage de le reconnaître. Il n’y avait qu’une stratégie de mobiliser sans que cela force réellement le gouvernement à reculer. Ainsi on sauve la face, et on n’est pas tenu pour directement responsable. Accessoirement, cela permet de réutiliser la vieille tactique, très à la mode en ce moment qui consiste à accuser les travailleurs d’être passifs : s’ils voulaient vraiment lutter ils se seraient mis en grève… Mais les travailleurs sont un peu plus méfiants que cela surtout après 20 ans de collaboration étroite avec le patronat de la part de la gauche et des dirigeants syndicaux. Sans la garantie donnée par l’entrée en lutte de secteurs significatifs, sans l’appel clair des directions syndicales, la plupart des travailleurs du privé, pourtant très remontés contre les patrons ou le gouvernement, n’y ont vu aucune garantie : si c’est pour perdre 3 semaines de salaires, ne rien obtenir à la clef et en plus avoir des mesures de répression par le patron, ce sera sans moi. Les grèves générales qu’a connues la France (36, 47 et 68) se sont toutes enclenchées à partir du secteur privé, et ce n’est pas pour rien. Les droits syndicaux acquis par les travailleurs du public sont bien plus favorables. Une défaite a moins de conséquences. Dans le privé, une défaite est souvent synonyme de répression patronale et de démoralisation, on ne va à la grève longue que quand ça en vaut la peine ou pour exprimer un ras le bol complet.

Marquée par 20 ans de recul, la classe ouvrière de France connaît, pour l’instant, un émoussement de sa spontanéité mais qui reviendra si on s’adresse à elle correctement. Car outre les obstacles liés à l’attitude des syndicats, il y en a un autre de taille. Une défaite de ce gouvernement ouvrira une brèche politique à laquelle ni les capitalistes ni le mouvement ouvrier n’ont de réponse. Les capitalistes n’ont pas d’alternance à proposer, comme l’a révélé le score de Jospin à l’élection présidentielle. Coté mouvement ouvrier, les deux organisations d’extrême gauche LO et LCR n’ont proposé que la lutte comme orientation : généralisation de la lutte en version LO, grève générale en version LCR. On chercherait en vain des propositions concrètes allant dans le sens d’une alternative au capitalisme, c’est à dire le socialisme. Quant à la construction d’un instrument pour aller dans ce sens, un nouveau parti des travailleurs, aucune proposition non plus. Tout au plus, elles en ont très vaguement parlé, sur la fin, mais sans montrer le lien existant entre la grève actuelle et la question d’une alternative.

Dans la grève, les militants de la Gauche révolutionnaire ont mis en application tout ce qui vient d’être développé. Nos militants ont toujours été élus lorsqu’ils représentaient leur secteur, ils ont poussé à la grève là où elle ne s’était pas déclenchée. De même, nous avons expliqué sans relâche, dès le début de mai, que la grève générale devait être construite par les grévistes eux-mêmes mais en prenant réellement en compte ce que cela impliquait de travail en commun, de mise en avant de revendications sur les salaires, les emplois etc. Et surtout, nous n’avons cessé d’expliquer que ce n’est pas seulement une autre répartition des richesses qui est nécessaire mais bien un système économique et social complètement différent organisé par les travailleurs eux-mêmes, pour la satisfaction des besoins de tous : le socialisme démocratique authentique. Et une telle perspective se construit dès les premières luttes.

Par Alex Rouillard