Algérie : vers une situation révolutionnaire ?

Depuis le début des événements au mois d’avril dernier c’est un véritable mouvement d’ensemble qui a soulevé l’Algérie. Étouffant sous une dictature, subissant un chômage qui touche 30 % de la population, ayant à faire face à des plans de privatisations qui vont jusqu’à toucher les fontaines de villages, la population algérienne, et principalement sa composante Kabyle, s’est levée pour dire : « assez ! ». Les nombreuses grèves qui ont lieu depuis quelques mois annonçaient ce soulèvement. L’assassinat du jeune lycéen Massinissa Guermah dans les locaux de la gendarmerie de Béni Douala le 18 avril dernier aura été le déclencheur de ce qui couvait depuis longtemps.

Article paru dans l’Egalité n°88

Le mouvement, qui a surtout concerné la Kabylie au début, s’étend désormais à la majorité du pays.

Marasme économique et misère

Malgré le recours aux habituelles menaces, à l’accusation de  » séparatisme  » portée contre les Kabyles, ou la mise en avant d’un prétendu complot fomenté depuis l’étranger, le gouvernement d’Abdelazziz Bouteflika a réuni contre lui la majorité du pays. Si les manifestations ont pris une telle ampleur, ne se limitant pas seulement à la Kabylie, à cause de la situation économique et sociale du pays et de l’attitude des dirigeants et des militaires.

La situation est particulièrement alarmante : 30 % de chômeurs (soit 2,5 millions de personnes) selon les critères du bureau international du travail qui compte comme personne ayant un emploi quelqu’un qui a travaillé une heure dans la semaine ou s’est fait le calcul. Une croissance légèrement positive (+ 2,3 % en 2000) mais ceci uniquement grâce aux hydrocarbures (pétrole et gaz). Si on compte sans ce secteur, la croissance a été négative, – 1 %. 420 000 emplois ont été supprimés en 99 et 2000, et on enregistre une chute de la production de 3,3 % au 1er semestre 2001 par rapport au même trimestre de 2000 (toutes ces statistiques proviennent de l’Agence Nationale des Statistiques). Selon la Banque mondiale, 12 millions d’Algériens vivent en dessous du seuil du pauvreté. Dans cette situation, avec l’absence quasi complète de démocratie (on se souvient des 98 % de voix pour Bouteflika), et le démantèlement des services publics et de l’industrie nationalisée, la clique au pouvoir est la seule à bénéficier de la politique actuelle. Alors que les réserves de change se sont améliorées (passant de 10,5 à 15 milliards de dollars), la situation du peuple a empiré. Et ce ne sont pas les mesures envisagées, 7,5 milliards de dollars d’investissements notamment dans les secteurs en cours de privatisation, avec une vague promesse de création de 70 000 emplois sur 3 ans, qui vont convaincre les Algériens. Au contraire, la corruption est telle, que les militaires et le gouvernement se servent au passage des privatisations qui sont en plus effectuées pour une bouchée de pain.

Même l’UGTA, syndicat unique, longtemps contrôlé par l’ancien parti au pouvoir (le FLN) parle aujourd’hui ouvertement de  » bureaucratie paralysante, de corruption, de passe-droits et de fraude fiscale monstrueuse  » dans son journal  » Révolution et travail « .

Car en fait, avant et pendant les émeutes, les grèves se sont multipliées et ont déjà obligé le gouvernement à reculer sur son plan d’accélération de la privatisation du secteur pétrolier.

D’autres plans sont en cours, comme la privatisation (pardon : « l’ouverture de capital ») d’Air Algérie ou de la compagnie nationale maritime. Un plan visant à confier la concession de l’aéroport d’Alger à la Sterling merchant finance limited, basée à Washington, est également en cours. De ce point de vue, la rencontre de Bouteflika et Bush Jr. à Washington le 12 juillet est éclairante. C’est tout cela et une pratique traditionnellement répressive du pouvoir qui explique l’ampleur des émeutes.

Traditionnellement méprisée par le pouvoir, la population kabyle ne s’est cependant pas enfermée dans une revendication culturelle (la reconnaissance de la langue Tamazight) mais a dénoncé la misère, le chômage, la corruption… Autant de revendications dans lesquelles le peuple algérien se retrouve majoritairement.

Le mouvement a franchi une étape

Dans bien des endroits jusque dans l’extrême sud du pays autour de Tamanrasset, les représentants du pouvoir ont disparu. Les maires sont en fuite, et on a vu des policiers fraterniser avec la population. Seule la gendarmerie soutient le pouvoir et on peut lui attribuer une majeure partie des 120 morts depuis le début des émeutes ainsi que les provocations lors de la manifestation à Alger du 14 juin qui a rassemblé plus de 600 000 personnes.

La situation est explosive, et partout surgissent des structures de contre pouvoir voire de remplacement complet de l’Etat. La veille de la manifestation du 5 juillet, une grève générale suivie à quasiment 100 % a touché la Kabylie.

Ainsi, c’est la coordination des Aârchs formée des représentants des comités de quartiers ou de villages, coordonnés au niveau des sous préfectures et des préfectures et siégeant à Béjaïa qui dirige réellement le mouvement. C’est elle qui a présenté la plateforme de revendications, et qui organise les manifestations. Basée sur une pratique traditionnelle kabyle qui avait déjà fait ses preuves, notamment lors de la lutte contre le colonisateur français, les Aârchs par leur capacité de décision montrent à quel point les partis traditionnels kabyles (le Front des Forces Socialistes issu de la résistance, ou le Rassemblement culturel démocratique, nationaliste qui a longtemps participé au gouvernement de Bouteflika) sont discrédités.

Dans certains endroits les formes prises par la lutte montrent l’étendue des possibilités offertes au mouvement.

Ainsi, à Béjaïa, ce sont désormais des comités de vigilance qui assurent le calme notamment la nuit. Chaque habitant doit effectuer un service égal, et la police n’est plus autorisée à patrouiller. Si un représentant des services de sécurité est découvert, il est arrêté et son véhicule est saisi. Le nombre de délits (cambriolage, vol de voiture) est en chute libre.

Poussé par le mouvement, le pouvoir lâchera certainement sur une partie des revendications culturelles kabyles car ce qui lui importe avant tout, c’est de pouvoir continuer sa politique économique. C’est déjà ce qu’il avait fait avec les différents mouvements  » intégristes  » musulmans. Mais le mouvement touche désormais tout le pays, et ne peut répondre sur les revendications de libertés ou de démocratie car c’est précisément la dictature et l’armée qui permettent le démantèlement de l’économie. Au lendemain de sa victoire, la révolution algérienne avait peu à peu été confisquée par le FLN, qui contrôla toutes les structures organisées dans le pays, notamment le syndicat UGTA. Plusieurs fois déjà, le prétendu complot séparatiste kabyle était utilisé comme argument de répression. Par la suite, lorsque la misère a poussé dans les bras des islamistes du FIS des millions de pauvres, c’est la menace intégriste qui a servi de justification à un renforcement de la dictature.

Aujourd’hui, le pouvoir agite un bien peu crédible complot de l’étranger, venu de la France, qui a pourtant financé la dictature ces dernières années.

Le mouvement qui est né en Algérie ne peut reculer : la répression qui s’en suivrait serait féroce tant le pouvoir en place a peur. Il lui faut se consolider et aller de l’avant. Des pierres et des gourdins ne pourront empêcher la répression de la gendarmerie qui est très bien équipée. Les comités de vigilance comme ceux de Béjaïa doivent s’étendre dans tout le pays.

La coordination des Aârchs par bien des aspects, son renforcement permanent, son caractère démocratique ne doit pas se contenter d’être un contre pouvoir. L’Algérie a connu une certaine industrialisation et la part de la classe ouvrière dans sa population active est importante. Et c’est dans l’industrie et les services que se passent l’essentiel des attaques gouvernementales. Les 22 milliards de dollars, accaparés actuellement par la clique au pouvoir et les multinationales, que représentent l’exportation des hydrocarbures permettraient de re-développer le pays. Il faudrait pour cela que les travailleurs de ces secteurs se structurent eux aussi de manière similaire aux Aârchs : en comités démocratiques, capables de prendre des décisions, de diriger… Cela permettrait aux travailleurs de formuler leurs revendications, de refuser le démantèlement de l’économie et les privatisations. Une coordination ou une participation à la coordination des Aârchs de ces comités, en fait la transformation de la coordination non en contre pouvoir mais en pouvoir est la seule voie pour se débarrasser de la clique gouvernementale. La révolution algérienne avait ouvert un espoir pour de nombreux peuples du monde, une nouvelle révolution est possible.

L’intégralité des revendications culturelles Kabyles, la suppression de la gendarmerie, l’arrêt des privatisations et une autre politique économique et sociale ne sont possibles ni avec la clique de Bouteflika ni sous le capitalisme.

La révolution algérienne avait fait de premiers pas vers le socialisme mais s’était arrêtée en chemin. Aujourd’hui, l’occasion existe pour reprendre cette marche.

Par Alex Rouillard