Texte du congrès mondial du Comité pour une Internationale Ouvrière (2/4) : Tourmente, révolution et contre-révolution en Asie, Afrique et Amérique latine

Le Congrès mondial de l’Internationale à laquelle est affiliée la Gauche Révolutionnaire, le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO/CWI), a eu lieu du 22 au 27 janvier 2022. À cause de la pandémie et des restrictions de voyage, nous avons dû nous réunir par Zoom pour ces six jours de discussion de très haute qualité. Il y avait des camarades de toutes les sections du CIO, en Europe, Asie, Afrique et Amériques. Le Congrès mondial permet de discuter en profondeur de l’analyse de la situation, des perspectives, et des tâches de notre parti mondial et de la classe ouvrière. C’est également là que les délégués élisent la direction internationale sur la base de ces discussions.

Les délégués ont discuté et voté cinq textes (Situation mondiale, perspectives et relations mondiales ; Afrique et Amérique Latine ; Europe ; Les syndicats et notre approche ; Construction du CIO). Voici le deuxième. Le premier est ici.

1. « La catastrophe imminente et comment la combattre », le titre d’un programme d’action que Lénine a écrit juste avant la révolution d’octobre 1917 en Russie, décrit précisément la situation actuelle dans une grande partie du monde. Cette situation est particulièrement perceptible dans la plupart des pays d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique latine qui sont confrontés à une forme de crise ou à des crises multiples. Le contexte général est celui d’une situation économique mondiale extrêmement instable, reposant sur la dette et d’énormes quantités de capital fictif, qui ne devrait pas connaître de croissance pérenne, sans compter l’impact considérable de la pandémie de Covid sur les individus et les sociétés.

2. Bien que la forme, la combinaison exacte et l’intensité varient dans chaque pays, ces crises découlent de questions économiques, politiques, environnementales, sociales et nationales. Pratiquement aucun pays n’a été complètement épargné, tandis que certains sont devenus des États « défaillants » ou en voie de le devenir. Parfois, l’évolution peut être rapide, comme dans le cas du Sri Lanka, soudainement confronté à une grave crise économique, à une inflation galopante et à la perspective d’une banqueroute. Le Pakistan, lourdement endetté, voit la perspective de nouvelles mesures d’austérité. Dans de nombreux pays, les zones côtières densément peuplées sont menacées par la montée des eaux, tandis que le changement climatique affecte l’agriculture et l’approvisionnement en eau. À l’échelle mondiale, on estime que les catastrophes naturelles ont détruit des biens pour une valeur de 280 milliards de dollars en 2021, soit le deuxième montant le plus élevé jamais enregistré. Certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient voient des guerres et des insurrections. En 2021, des coups d’État militaires ont eu lieu dans quatre pays africains, le Tchad, le Mali, la Guinée et le Soudan, ainsi qu’au Myanmar. En général, dans la situation internationale actuelle, les perspectives d’amélioration substantielle du niveau de vie de la grande masse de la population vivant dans les États néocoloniaux sont faibles, voire inexistantes.

3. Une conséquence potentiellement explosive est que de nombreux jeunes dans ces pays à forte majorité de jeunes n’ont que peu de perspectives d’avenir à part le chômage de masse et le travail occasionnel, pour certains l’issue est la migration. Cet avenir pourri est un facteur clé des récents mouvements et développements politiques majeurs, tels que la résistance au régime militaire au Myanmar et au Soudan, la lutte contre l’autocratie et la répression en Thaïlande, le mouvement EndSARS contre la répression policière au Nigeria, tandis qu’au Chili, parallèlement aux manifestations de masse, qui se poursuivent, une mobilisation menée par les jeunes a permis de battre le candidat d’extrême droite Kast lors de l’élection présidentielle chilienne. Toutefois, à l’exception d’EndSARS, il ne s’agit pas simplement de mouvements de jeunes, mais ce sont les jeunes qui en ont été le fer de lance. En revanche, bien que résultant de la colère, de la frustration et du désespoir, les affrontements et les pillages de juillet 2021 en Afrique du Sud ont montré qu’en l’absence d’une direction claire du mouvement des travailleurs, de tels phénomènes peuvent se retrouver dans des impasses, ou dégénérer en criminalité et en affrontements interethniques. Ce phénomène s’est développé dans une plus ou moins grande mesure, et sous différentes formes, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie et dans certaines régions d’Amérique latine. Le Nigeria combine une insurrection religieuse sous la forme de Boko Haram et de l’ISWAP (État islamique en Afrique de l’Ouest), un banditisme à grande échelle dans son nord-ouest, des affrontements armés entre éleveurs et agriculteurs dans le centre et une rébellion nationaliste dans son sud-est, tous ces phénomènes ayant augmenté en l’absence d’un mouvement ouvrier luttant sérieusement pour une alternative socialiste.

4. L’Asie, l’Afrique et le Moyen-Orient (ainsi que les Balkans et l’ancienne Union soviétique) ont été touchés par les tensions et les rivalités internationales croissantes. Une fois de plus, ils se retrouvent déstabilisés par le fait que ce sont des zones de rivalité et de conflit entre les différentes puissances mondiales et régionales. L’humiliation des puissances impérialistes occidentales qui ont finalement renoncé à leur « mission » ratée en Afghanistan, une intervention de 20 ans, a montré une fois de plus que même les puissances impérialistes les plus fortes ne sont pas invincibles. L’impérialisme US a sérieusement essayé pendant des années de donner au moins l’impression de réussir. Les dépenses totales de Washington pour cette guerre sont estimées à 2 300 milliards de dollars, tandis qu’Obama a brièvement augmenté le nombre de soldats américains en Afghanistan de 30 000 en 2008 à 110 000 en 2011. Malgré ce retrait d’une mission ingagnable, il est possible que l’on assiste à nouveau à des interventions sérieuses à l’avenir, lorsque la classe dirigeante des États-Unis ressentira le besoin de défendre de manière décisive ses intérêts au niveau international. Cependant, au moins à court terme, cela pourrait être plus compliqué vu le besoin de construire un soutien national pour toute action militaire prolongée, tout en pondérant plus soigneusement la manière d’éviter de se faire piéger dans des déploiements plus longs.

5. Mais l’année 2021 n’a pas seulement vu l’intervention de l’OTAN en Afghanistan se terminer par une défaite, elle a également vu l’échec du capitalisme à protéger rapidement la majeure partie du monde du Covid. Bien sûr, l’étendue du Covid et d’autres maladies dans de nombreuses régions du monde est en partie le résultat des faibles niveaux de vie existants, des soins de santé médiocres et d’infrastructures basiques faibles ou inexistantes, qui résultent tous de l’échec du capitalisme à développer harmonieusement les anciennes sociétés coloniales. Mais si le développement des vaccins anti-Covid, suivi de possibles traitements, a été rapide, illustrant les formidables progrès récents de la science et de la technologie, leur production et leur distribution ont été handicapées par la recherche capitaliste du profit, la réticence des gouvernements capitalistes à financer une vaccination mondiale et, dans certains pays capitalistes avancés, une aliénation et une méfiance à l’égard des gouvernements qui ont alimenté la résistance aux mesures anti-Covid et à la vaccination. Les exigences pour la fin du secret du brevet du vaccin anti-Covid et des traitements se sont multipliées. Même certains actionnaires importants de Moderna ont exigé de savoir pourquoi l’entreprise, qui avait reçu au moins 2,5 milliards de dollars du gouvernement US pour financer ses recherches sur le Covid, pratiquait des prix élevés et refusait de céder sa technologie aux fabricants des pays à revenu faible ou intermédiaire.

6. Fin 2021, les craintes grandissantes suscitées par le variant Omicron ont conduit à une critique plus forte de l’incapacité à court terme des grands pays capitalistes à organiser une campagne de vaccination mondiale. L’ancien premier ministre britannique, Gordon Brown, a souligné que fin 2021, 2 milliards de doses de vaccin étaient produites chaque mois, mais que leur utilisation était concentrée dans les pays les plus riches. Entre le 11 novembre et le 21 décembre 2021, l’UE, le Royaume-Uni et les US, avec une population combinée de 850 millions d’habitants, ont reçu 513 millions de doses de vaccin. Mais le continent africain, qui compte 1 388 millions d’habitants, n’a reçu que 250 millions de doses pendant toute l’année 2021. Résultat : « seulement 3 % des quelque 8 milliards de doses administrées dans le monde l’ont été en Afrique, et seulement 8 % environ des Africains sont complètement vaccinés » (Organisation mondiale de la santé). Bien que M. Brown ait critiqué cette situation, en tant que défenseur du capitalisme, il n’a jamais expliqué que la distribution des vaccins et l’impossibilité d’étendre leur production à un plus grand nombre de pays étaient dues à la loi du profit et surtout à ses défenseurs néolibéraux.

7. Étant donné l’impact potentiel que les futurs variants du Covid pourraient avoir, cette absence d’action était imprévoyante, même d’un point de vue capitaliste. Le caractère pourri du capitalisme moderne et la course au profit des capitalistes entre eux se sont combinés pour entraver ce qui aurait été une stratégie logique du point de vue du capitalisme dans son ensemble. Vers la fin de 2021, le FMI a estimé qu’il en coûterait 50 milliards de dollars pour vacciner 60 % de la planète d’ici à la mi-2022. Il s’agit d’une grosse somme, mais elle n’est pas disproportionnée. En fait, elle équivaut à ce que l’armée US a dépensé en un peu plus de deux ans pour la climatisation de ses missions en Irak et en Afghanistan, et est bien moins élevée que les 89 milliards de dollars de bénéfices que les dix premières entreprises pharmaceutiques ont réalisés en 2019.

8. Dans un contexte où de nombreux pays ne se sont pas encore totalement remis des séquelles de la crise économique de 2007-2009, la pandémie de Covid a frappé durement, entraînant une nouvelle baisse du niveau de vie, une hausse du chômage et une augmentation de la dette. Une dette qui n’est pas seulement redevable aux anciens pays impérialistes mais aussi, de plus en plus, à la Chine. Le président de la Banque mondiale a parlé d’un « renversement tragique » du développement, d’une « grande fracture financière » entre les pays, et de la dette de 70 nations à « faible revenu » qui atteint des niveaux record, avec une augmentation de 12 % en 2020 à 860 milliards de dollars. Et, sous le capitalisme, tenter de payer la dette signifiera de nouvelles attaques sur le niveau de vie, soit directement, soit indirectement. Des pays, comme l’Argentine et le Sri Lanka, peuvent se retrouver piégés dans un cycle de la dette, ce qui pose la question de nouveaux défauts de paiement. Le FMI a récemment admis l’échec de son prêt de 57 milliards de dollars de 2018 à l’Argentine qui, en 2020, a fait défaut sur sa dette extérieure pour la neuvième fois. Aujourd’hui, dans un contexte d’inflation de plus de 50% et de 40% de personnes vivant dans la pauvreté, le gouvernement argentin tente de rééchelonner sa dette au FMI alors que la seule solution dans l’intérêt de la majorité de la population est le refus de cette dette largement fictive.

9. Pour les masses, le niveau de vie diminue à nouveau. Cette situation s’ajoute à l’impact des crises en cours dans les économies de nombreux pays pauvres, accompagnées dans certains cas d’une aggravation des conditions climatiques et environnementales. Les prix des denrées alimentaires sont montés en flèche : en 2021, l’indice FAO des prix des denrées alimentaires était, en moyenne, 28,1 % plus élevé qu’en 2020, ce qui a contraint de nombreuses personnes à réduire leur consommation. Les Nations unies estiment que 320 millions de personnes n’ont déjà plus accès à une alimentation correcte en 2020, ce qui porte le total mondial à 2,4 milliards de personnes, soit près d’un tiers de la population totale de la planète.

10. Mais il n’y a pas que l’impact de la crise économique. Rien qu’en 2020, on estime que près de 10 millions de personnes ont été déplacées par des conflits, mais que plus de 30 millions ont été forcées de quitter leur foyer à cause de tempêtes, d’inondations, de feux de forêt et de sécheresses. En septembre 2021, la Banque mondiale prévoyait que d’ici 2050, le changement climatique pourrait avoir contraint 216 millions de personnes à migrer à l’intérieur de leur propre pays. Sans la seule pollution de l’air, les habitants de l’Inde vivraient en moyenne 5,9 ans de plus, soit plus du double de la moyenne mondiale de 2,2 ans.

11. Dans chaque pays, la question se pose avec acuité, surtout pour les jeunes, de savoir quel avenir les attend ou, souvent, les menace.

12. L’instabilité est aggravée par la situation internationale, caractérisée par une rivalité croissante, non seulement entre les US et la Chine, mais aussi par une lutte croissante pour les positions stratégiques, l’influence et les profits, impliquant des puissances impérialistes majeures et mineures (comme la Turquie), des États rivaux et, au sein des États, différentes ethnies, religions ou tribus. Si l’intensité des conflits et des rivalités varie, aucun continent n’en est exempt et ils peuvent être particulièrement aigus dans les nations les plus pauvres. Actuellement, la quasi-totalité de l’Afrique connaît de tels conflits, du Maghreb et de l’Afrique du Nord vers le sud, au Sahel, à l’Afrique de l’Est et de l’Ouest, et plus largement à l’Afrique centrale et au Mozambique. Les conflits de longue date au Moyen-Orient ont été exacerbés par la modification du rapport de forces au niveau mondial et le renforcement de la position de l’Iran après l’invasion de l’Irak par les US. Le développement de nouvelles alliances entre Israël et certains États arabes ne signifie ni la fin de la détresse des Palestiniens ni la menace de futurs conflits impliquant Israël. Si, à l’heure actuelle, les conflits au Moyen-Orient sont, à l’exception du Yémen, généralement diplomatiques ou de faible intensité, ils peuvent s’embraser rapidement, comme on le voit de façon répétée à Gaza, ce qui est également le cas de la situation en Asie du Sud et du Sud-Est.

13. Comme le CIO l’a expliqué au cours des dernières décennies, une caractéristique de cette période de crise répétée est la faiblesse politique de nombreux mouvements de la classe ouvrière. Ceci résulte de deux facteurs principaux. Premièrement, l’impact de l’effondrement du stalinisme sur la conscience politique, en particulier sur l’idée générale du socialisme comme alternative au capitalisme. D’autre part, la dégénérescence de la plupart des anciens partis sociaux-démocrates et de nombreux partis communistes en formations clairement pro-capitalistes ou qui ne posent pas clairement la question du socialisme autrement que comme une référence nostalgique au passé.

14. Cela signifie que soit la plupart des organisations de travailleurs qui existent actuellement ne défendent même pas formellement une alternative socialiste aux crises actuelles, soit il y a des pays où il n’y a pas d’organisations de travailleurs qui pourraient même potentiellement défendre une telle alternative. Lorsque de tels vides existent, d’autres forces non ouvrières peuvent se développer et orienter la colère et le mécontentement évidents vers d’autres canaux tels que les nationaux, religieux ou tribaux. Ainsi, les forces fondamentalistes islamiques se sont développées dans différentes régions d’Afrique et d’Asie, tandis qu’il y a des signes de renaissance de Daesh dans certaines parties du Moyen-Orient. Au Brésil et en Inde, Bolsonaro et Modi utilisent respectivement le fondamentalisme religieux comme moyen de rassembler du soutien.

15. L’absence ou la faiblesse du mouvement ouvrier est un facteur clé dans la vivacité de la question nationale dans de nombreux pays qui connaissent des conflits ethniques, des tendances à l’éclatement des États et à la balkanisation. Ce phénomène est particulièrement répandu en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, régions qui ont particulièrement souffert de la manière dont les impérialismes rivaux ont historiquement divisé ou combiné les terres entre elles. En l’absence d’un mouvement ouvrier fort, les crises sociales peuvent accélérer les tendances à l’éclatement. Les protestations non sectaires au Liban illustrent une potentielle alternative, mais sans une politique et une stratégie claires, elles peuvent échouer dans leur objectif. Dans de telles circonstances, le mouvement ouvrier doit se doter d’un programme qui combine la défense des minorités et du droit à l’autodétermination avec la volonté de construire un mouvement uni luttant pour les droits démocratiques et un gouvernement de représentants des travailleurs et des pauvres afin d’entamer une transformation socialiste. Même lorsqu’ils soutiennent la création de nouveaux États-nations, les marxistes affirment qu’ils doivent défendre les droits de tous, y compris des minorités, et être dirigés par un gouvernement ayant pour programme de rompre avec le capitalisme. Cependant, dès le départ, une telle nouvelle nation fondée sur la base de la rupture avec le capitalisme aura besoin d’une perspective internationaliste, appelant à la fois au soutien à son droit d’exister et aux travailleurs et aux pauvres du monde entier à suivre son exemple, à rompre avec le capitalisme et à la rejoindre pour commencer à construire un avenir socialiste.

16. En Afrique et dans certaines parties du Moyen-Orient, cette période d’instabilité se caractérise de plus en plus par une tendance à la désintégration de la société, à l’effondrement des infrastructures et, dans certains cas, à l’éclatement des États-nations. Ces ruptures peuvent être fondées sur l’ethnie, la religion ou la langue ou, comme dans le cas de la Libye, sur le retour aux entités qui existaient avant que les impérialistes modernes n’établissent leur domination coloniale. Dans ces situations d’effondrement, il y a eu des exemples positifs, comme les travailleurs d’Afrique du Sud qui se sont organisés pour satisfaire certains des besoins fondamentaux de la vie quotidienne des communautés dans lesquelles ils vivent. Une situation similaire s’est développée au Soudan où, dans certaines régions, les Comités de Résistance ont fourni de la nourriture et organisé des soins médicaux tout en organisant la lutte contre le régime militaire.

17. Un élément régulier de cette période est la montée de mouvements de masse spontanés qui arrivent à défier l’ensemble du système capitaliste. L’Estallido Social (sursaut social) au Chili qui, partant d’une petite augmentation des tarifs du transport à Santiago en 2019, s’est transformé en une rébellion massive contre l’héritage de la dictature de Pinochet et les anciens partis politiques, ce qui a fait voler en éclats l’ancien système politique et mis la classe dirigeante sur la défensive. Les augmentations d’impôts et la réponse officielle à la pandémie de Covid ont contribué à déclencher les grandes manifestations, y compris les grèves nationales, qui ont eu lieu en Colombie en 2021 et qui ont vu la base s’organiser pour des revendications plus larges. La grève nationale de deux jours des enseignants iraniens, suivie de journées d’action nationales, en décembre 2021, a marqué une étape importante dans les luttes des travailleurs de ce pays et le développement d’organisations de travailleurs indépendantes depuis 2017. Avec 230 grèves et manifestations ayant lieu en Iran en décembre 2021, il n’y a aucun doute sur le potentiel de développement d’un mouvement ouvrier offrant une alternative de classe pour laquelle les travailleurs, les pauvres et les opprimés peuvent se battre.

18. Bien que les mouvements spontanés soient extrêmement importants et puissent, dans certains cas, réellement défier et menacer le renversement des classes dominantes, sans un programme clair et un plan de mesures concrètes, ces révolutions ne seront pas menées à bien. C’est pourquoi les marxistes ont constamment expliqué le rôle clé d’un mouvement conscient de la classe ouvrière, en particulier avec un organe structuré de révolutionnaires, pour mener les luttes/révolutions qui peuvent briser l’emprise du capitalisme et de l’impérialisme.

19. C’est l’absence de tels mouvements et organisations politiques dotés d’un programme et d’une stratégie socialistes clairs qui a fait que, malgré les luttes et les révolutions répétées de ces dernières années, il n’y a pas eu de mouvements conscients pour prendre le pouvoir des mains des classes dirigeantes. Cela a eu pour conséquence, encore et encore, que les révolutions ont déraillé ou ont été défaites alors que les classes dirigeantes gagnent du temps en incorporant les dirigeants populaires et ouvriers dans des gouvernements pro-capitalistes qui déclarent qu’ils vont « défendre » la révolution alors qu’en fait, consciemment ou inconsciemment, ils défendent le capitalisme.

20. En s’opposant aux vieilles élites et aux partis corrompus, l’idée de créer des « partis jeunes » est apparue au sein de certains mouvements de jeunesse, comme on a pu le voir brièvement au cours des manifestations EndSARS, bien qu’un tel parti n’ait pas vu le jour. Les socialistes accueillent favorablement l’idée de construire de nouveaux partis qui luttent réellement pour les intérêts des jeunes, des travailleurs et des pauvres, mais préviennent que, bien que la jeunesse puisse en être une force motrice, ces partis doivent être basés sur un programme socialiste et non sur l’âge ; l’âge en soi n’étant pas une barrière à l’opportunisme ou à la corruption.

21. Selon la situation, cela n’aboutira pas simplement à ce qu’une classe dirigeante puisse stabiliser son pouvoir comme avant, mais peut s’accompagner d’une répression brutale. En général, sous la bannière de la lutte contre le terrorisme, et maintenant contre le Covid, les classes dirigeantes internationales ont étoffé leur arsenal en renforçant les forces de l’État, en adoptant de nouvelles lois et techniques de contrôle, de surveillance et de répression. Cela s’est accompagné d’une augmentation des forces mercenaires, des paramilitaires, des méthodes « non officielles » et des milices utilisées à la fois dans la répression et les conflits internes.

22. Ceci place les questions de la défense des droits démocratiques et de la lutte contre les différentes formes de répression parmi les priorités.

23. Si le mouvement ouvrier peut subir des défaites, parfois sévères, il renaîtra à un moment donné. En Asie du Sud, nous avons vu des gouvernements réactionnaires et autoritaires confrontés à des manifestations, des défis et même des défaites. En Malaisie, l’UMNO, qui a dominé la situation politique du pays pendant ses 61 premières années d’indépendance, a été balayé en 2018. Le recul important imposé au gouvernement Modi en Inde par le mouvement de masse des agriculteurs qui a duré un an est extrêmement significative et peut donner confiance à d’autres couches. Au Sri Lanka, malgré les séquelles persistantes de la guerre civile et un gouvernement répressif, d’importantes grèves d’enseignants, de travailleurs de la santé et maintenant de travailleurs de l’électricité ont eu lieu. Le Pakistan a également connu de récentes luttes ouvrières et une opposition à l’influence croissante de l’impérialisme chinois. De même, au Moyen-Orient, des manifestations non sectaires ont eu lieu au Liban contre la corruption et le quasi-effondrement de l’économie, tandis qu’en Irak, des manifestations de masse ont eu lieu contre le gouvernement. De manière significative, en Tunisie, le mouvement syndical, malgré sa direction réformiste qui ne s’est pas opposée au coup d’État constitutionnel du président Saied, reste un point de référence important pour la lutte.

24. Les plus frappants ont été le mouvement en cours au Myanmar et la révolution qui a commencé au Soudan à la fin de 2018. Malgré la répression de l’armée au Myanmar, qui a fait au moins 1 300 morts en 10 mois, l’opposition de masse au coup d’État de février 2021 s’est poursuivie. Alors que les manifestations de masse ont largement cessé pour l’instant, on assiste à la montée d’une insurrection contre l’armée, en partie basée parmi les minorités nationales, mais aussi plus largement, comme en témoigne le flux constant de transfuges de l’armée qui rejoignent les rebelles. La « grève silencieuse » de décembre 2021, une manifestation consistant à rester à la maison, a été largement soutenue.

25. Alors qu’en Inde les syndicats ont appelé à des grèves générales bien soutenues, plus de 250 millions de travailleurs ont participé à celle de novembre 2020, celles-ci n’ont pas été appelées dans le cadre d’un plan d’action visant à mobiliser les couches les plus larges, y compris les agriculteurs pauvres, dans la lutte contre le gouvernement et le capitalisme lui-même. On le voit encore une fois dans l’appel initial à une grève de deux jours en février 2022.

26. Cependant, le simple fait de déclencher des grèves générales illimitées, comme cela a souvent été le cas au Nigeria, ne constitue pas un programme en soi. Les dirigeants syndicaux nigérians ont utilisé les grèves générales comme des « soupapes de sécurité », déterminés à limiter leur impact et, en septembre 2020, ils en ont même annulé une à la dernière minute de peur qu’une fois lancée, elle soit difficile à contrôler. Les dirigeants nigérians craignaient une répétition du mois de janvier 2012, lorsqu’un mouvement de protestation massif et spontané avait débouché sur une grève générale illimitée. Ce mouvement, le plus important à ce jour dans l’histoire du Nigeria, a montré le pouvoir de l’action de masse, mais aussi que de telles grèves générales posent la question du pouvoir, de qui dirige le pays. Les grèves générales illimitées ne peuvent pas se poursuivre indéfiniment et, si l’on permet à l’ancien régime de rester au pouvoir, elles feront perdre une occasion de changer la société, même si des concessions sont obtenues. Néanmoins, les dirigeants syndicaux ne sont pas à l’abri de la pression des masses, comme on l’a vu à la fin de l’année 2021, lorsque la combinaison de crises multiples et de la montée de la colère a forcé les dirigeants syndicaux nigérians à appeler à l’action contre les menaces d’augmentation des prix ; alors que les manifestations ont été annulées lorsque le gouvernement a battu en retraite, ce type de développement a donné aux marxistes une nouvelle occasion de proposer un plan d’action concret et un programme de lutte.

27. Il arrive que des manifestations de masse soutenues ébranlent un régime au point de lui faire perdre sa base ou de le diviser, avec une partie des dirigeants qui privilégie les concessions pour gagner du temps. C’est ce qui s’est passé en Égypte en 2011. Mais au Myanmar, le régime, dont les dirigeants militaires sont également fortement impliqués dans l’économie, est jusqu’à présent resté largement intact et déterminé à faire taire le mouvement et l’insurrection croissante, en recourant de plus en plus à la répression pour maintenir son pouvoir.

28. Cela pose la question de la suite de la lutte contre la junte du Myanmar. Il ne s’agit pas seulement d’éliminer le régime militaire, mais de savoir ce qui doit suivre. Les marxistes soutiennent que la question n’est pas simplement de savoir comment construire un mouvement de masse et préparer une insurrection pour renverser les militaires. Se contenter d’éliminer le sommet militaire existant ne résoudra pas les problèmes auxquels sont confrontées les masses du Myanmar et, si aucun changement fondamental n’a lieu, cela laissera la voie libre à un futur régime répressif. L’alternative consiste à mobiliser consciemment les masses en faveur d’un programme de transition comprenant des revendications démocratiques, l’appel à une assemblée constituante révolutionnaire et un programme visant à transformer le Myanmar en remettant le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière, des pauvres et des opprimés.

29. En même temps, d’une manière similaire à la situation en Algérie, à ce stade de la lutte se posent les questions de savoir comment construire le mouvement, y compris quelles organisations peuvent être construites et maintenues, que ce soit dans un caractère « légal », semi-légal ou clandestin, et comment poursuivre les mobilisations de masse et défendre le mouvement contre les attaques, y compris le rôle des unités armées. Alors que la répression peut évidemment entraver le fonctionnement du mouvement de masse, il doit être fermement établi que la clé pour vaincre la junte est l’implication active des couches les plus larges autour d’un programme et d’un plan d’action socialistes clairs.

30. Cela se pose aussi clairement dans la révolution soudanaise bien que, au moment où nous écrivions ces lignes, le régime de Khartoum soit plus faible que celui du Myanmar et fasse face à un mouvement plus organisé, notamment dans les comités de résistance et dans les rues. En 10 semaines, entre le coup d’État contre-révolutionnaire du 25 octobre et la fin de l’année 2021, il y a eu 11 jours de manifestations nationales de masse contre le régime militaire. La répression n’a pas pu arrêter cette opposition déterminée à la présence des hauts gradés au gouvernement. Aujourd’hui, au Soudan, le renforcement des comités de résistance, tout en veillant à ce qu’ils soient démocratiques et impliquent de larges couches de la population, est essentiel pour jeter les bases non seulement du renversement des militaires, mais aussi de la possibilité de transformer le pays.

31. Dans toutes les révolutions, la question d’un programme répondant aux revendications populaires de changement et proposant des mesures concrètes pour sa mise en œuvre est essentielle. Le contre coup d’État soudanais d’octobre 2021 était fondé sur l’espoir que l’échec du gouvernement civil conduirait à ce que des sections importantes de la population accueillent favorablement le retour des militaires. Bien que les partisans de l’armée aient dénoncé les ministres civils comme étant le « gouvernement de la faim » après qu’ils aient mis en œuvre un programme d’austérité du FMI à la mi-2021, le coup d’État des hauts gradés, écartant leurs anciens partenaires civils et gouvernant à nouveau ouvertement, a provoqué une nouvelle poussée révolutionnaire. Mais cela ne se produit pas toujours, la déception face aux résultats de la révolution peut, à un certain moment, préparer la voie à la contre-révolution. C’est pourquoi la question d’un programme d’action socialiste, comme celui que Lénine a esquissé en septembre 1917 dans son « La catastrophe imminente et comment la combattre », est vitale pour assurer le succès.
32. L’argument selon lequel une simple « unité » est nécessaire pour défendre les révolutions n’est que partiellement vrai, la vraie question est l’unité de qui et pour quoi ? L’unité maximale de la classe ouvrière et des opprimés est absolument vitale. Des actions conjointes, de type « front uni », avec d’autres forces contre la réaction sont possibles, comme l’ont fait les bolcheviks contre la tentative de coup d’État de Kornilov en août 1917. Mais ce n’est pas du tout la même chose que d’accepter la continuation du capitalisme comme base, par exemple, de la participation au gouvernement ou d’autres formes d’actions communes.

33. Au Soudan, l’appel au « pouvoir du peuple » s’est répandu comme un point de convergence contre la poursuite du régime militaire. Il peut s’agir d’un point de départ, mais les socialistes donnent de la chair à cette demande, en faisant valoir que le véritable « pouvoir du peuple » ne peut être construit qu’en continuant à construire des organisations populaires et démocratiques comme les Comités de résistance, de la révocation des chefs militaires et de la nationalisation sous contrôle démocratique des secteurs économiques clés par un gouvernement de représentants des travailleurs et des pauvres. L’absence d’une force politique militant pour que les Comités de résistance s’unissent et forment, avec d’autres forces véritablement populaires, un gouvernement révolutionnaire qui applique le programme ci-dessus a donné de l’espace aux ennemis d’une véritable révolution. La « troïka soudanaise » (Norvège, Grande-Bretagne et États-Unis) et l’Union européenne, sous la bannière des Nations unies, tentent de mettre en place un gouvernement pro-capitaliste impliquant « un large éventail de partenaires civils » qui, espèrent-ils, domptera les mobilisations de masse. Ils espèrent désespérément amener les dirigeants des Comités de résistance à rejoindre un tel gouvernement et ainsi freiner la révolution. La participation à un tel gouvernement doit être combattue par les militants et les opposants en y opposant l’idée de lutter pour une véritable révolution sociale. Si un tel mouvement soutenu par l’impérialisme peut temporairement réussir, il ne mettra pas fin à la révolution. La révolution n’est pas seulement une lutte contre la répression et la corruption, mais aussi contre l’utilisation des droits nouvellement acquis pour obtenir une vie meilleure, et cette lutte se poursuivra.

34. La renaissance des luttes ouvrières en Iran depuis 2017, qui a vu des grèves répétées, des vagues de grèves et des manifestations sur des questions sectorielles et des questions telles que l’approvisionnement en eau, a vu une élévation du niveau de conscience qui a inclus des revendications pour la renationalisation, sous le contrôle des travailleurs, des entreprises privatisées. La déclaration commune du 1er mai 2021 de 15 organisations de travailleurs, de retraités et d’autres organisations affirme, entre autres, qu’ « aujourd’hui, l’absence d’organisations de travailleurs sur tous les lieux de travail, dans toutes les régions et au niveau national, se fait plus que jamais sentir, et exige des efforts immédiats et inclusifs pour établir de telles organisations indépendantes ». La grève nationale de deux jours des enseignants de décembre 2021 est un pas dans cette direction.

35. Il est clair que dans de telles structures, toutes les organisations représentant les intérêts de la classe ouvrière iranienne pourraient s’unir afin d’organiser, de débattre et de coordonner les luttes.
36. En Iran, nombreux sont ceux qui cherchent une alternative. Les faibles taux de participation aux élections en période de lutte indiquent une déception généralisée à l’égard de l’aile « réformiste » du régime. Il ne fait aucun doute que les puissances impérialistes occidentales tenteront d’intervenir et d’influencer l’opposition en utilisant les bannières des « droits de l’homme » et de la « démocratie ». Elles dénonceront hypocritement le président Raïssi, tout en maintenant des liens étroits avec la dictature brutale en Arabie saoudite, et tenteront de gagner de l’influence au sein de l’opposition. Le mouvement ouvrier en Iran et dans le monde doit faire attention aux « faux amis » et développer son propre programme indépendant.

37. Cela rend encore plus urgente l’ouverture du débat sur la fondation d’un parti ouvrier indépendant et sur ce que devrait être son programme. Un tel parti est nécessaire pour unir les luttes des travailleurs et des jeunes et les maintenir indépendants des forces capitalistes. Mais pour y parvenir, il devra défendre un programme socialiste capable de mobiliser la classe ouvrière et les pauvres pour rompre avec le système capitaliste.

38. Les révolutionnaires considèrent qu’une tâche essentielle consiste à construire des organisations révolutionnaires de masse indépendantes, ce qui est lié au développement général du mouvement ouvrier. Là où les travailleurs ne sont pas organisés, que ce soit dans les syndicats ou dans les partis politiques, nous cherchons à les aider à s’organiser à la fois pour pouvoir lutter contre les patrons et aussi pour commencer à s’organiser politiquement indépendamment des forces capitalistes. Dans les pays qui comptent un grand nombre de travailleurs journaliers, occasionnels, de petits commerçants et de chômeurs, la question de leur organisation pour soutenir une lutte plus large est d’une grande importance. Mais, en même temps qu’ils aident à l’organisation de base de la classe ouvrière, les révolutionnaires défendent également un programme qui lie les luttes immédiates à la nécessité de renverser le capitalisme.

39. Comme le CIO l’a expliqué précédemment, le développement de partis ouvriers ne se fait pas de manière homogène. Dans certains cas, des partis clairement révolutionnaires se sont constitués en forces de masse en même temps que le mouvement ouvrier se développait. Dans d’autres cas, des organisations plus larges, comme les syndicats et les partis subventionnés par les syndicats, se sont développées, dans lesquelles les marxistes jouaient un rôle et défendaient leur programme. Un mélange de ces tendances a été observé dans l’histoire de la social-démocratie allemande, depuis son unification en 1875 sur un programme non marxiste jusqu’à l’adoption d’un programme fondamentalement marxiste lors du congrès d’Erfurt en 1891. Bien entendu, les marxistes ont tiré des leçons de la croissance initiale de la social-démocratie et de sa dégénérescence ultérieure. Notre objectif n’est pas de répéter simplement l’histoire, c’est pourquoi les révolutionnaires eux-mêmes doivent être organisés dès le début. La combinaison de la construction d’organisations spécifiquement ouvrières et de la lutte politique pour un programme marxiste est ce que nous appelons la « double tâche » à laquelle les organisations révolutionnaires sont confrontées aujourd’hui.

40. La lutte politique pour la construction d’un parti indépendant des travailleurs est actuellement essentielle dans la plupart des pays. De tels partis peuvent initialement se développer par différents biais – par exemple la croissance d’organisations politiques des travailleurs, les structures construites pendant les luttes de masse ou, dans certains pays, les syndicats qui subventionnent directement ou indirectement leur formation. Cependant, un facteur commun est que souvent aujourd’hui les dirigeants syndicaux tentent de bloquer de tels développements politiques tout en étant en alliance avec les forces politiques bourgeoises ou en essayant de maintenir une posture « apolitique ». La source de ce genre de politiques est la crainte des dirigeants syndicaux pro-capitalistes de défier les classes dirigeantes locales, de rompre les alliances avec les forces politiques existantes qui servent bien leurs intérêts ou leur inquiétude quant à l’orientation politique de ces partis, une fois formés.

41. Ainsi, au Nigeria, les dirigeants syndicaux ont bloqué à plusieurs reprises un tel processus, en formant même un parti travailliste, mais en refusant ensuite de le laisser se développer en tant que véritable parti et en en perdant le contrôle au profit d’éléments bourgeois opportunistes. Aujourd’hui, à l’approche des élections de 2023, ils voudraient en reprendre le contrôle, à la fois pour potentiellement conclure des accords avec les dirigeants politiques et pour leur permettre d’écarter plus facilement les appels – lancés par des camarades du CIO et du Socialist Party of Nigeria (SPN) que les premiers ont lancé et qui sont repris maintenant par d’autres – à la construction d’un véritable parti ouvrier.

42. En Afrique du Sud, le déclin continu de l’ANC, qui s’est traduit par la chute de ses résultats en dessous de 50 % aux élections locales de 2021, a posé avec plus d’acuité la question d’un parti des travailleurs. Face à la réalité des politiques pro-capitalistes et de la corruption massive de l’ANC, la Fédération sud-africaine des syndicats (Saftu), alors nouvellement formée, a convoqué un Sommet de la classe ouvrière (WCS) en 2018, où un millier de jeunes, de délégués de quartiers et de syndicats ont adopté une déclaration visant à former un parti ouvrier de masse sur un programme socialiste. Les camarades du CIO en Afrique du Sud, qui ont veillé à ce que la question du parti ouvrier soit discutée lors du congrès fondateur de la Saftu en 2017, ont constamment défendu l’application de cette décision. Cependant, toutes les factions de la direction de la Saftu ont finalement essayé d’ignorer la résolution, aidées par des universitaires petits bourgeois et des ONG au sein du WCS. Le groupement stalinien dirigeant le syndicat des métallurgistes Numsa, qui domine également la direction de la Saftu, a tenté de bloquer la mise en œuvre de la décision du WCS en formant soudainement le Parti socialiste révolutionnaire des travailleurs (SRWP) en 2018. Ils ont faussement prétendu que le SRWP était le parti que la classe ouvrière attendait. Cependant, le SRWP a connu un échec cuisant aux élections de 2019 et un rapport interne ayant fait l’objet d’une fuite montre qu’il compte moins de 900 membres cotisants. Son mode de fonctionnement extrêmement descendant, qui étouffe l’initiative, entraîne déjà des crises internes tout en étant peu engageant pour les membres de Numsa et Saftu. Le WCS reconvoqué a été reporté plusieurs fois au cours de l’année écoulée, mais le Comité directeur, dans lequel nos camarades sont représentés, se prépare à le tenir début 2022 et nos camarades appellent à ce qu’il fixe une date pour le lancement d’un parti des travailleurs. Il n’est pas certain que le WCS reconvoqué soit d’accord avec cela. Le fait que ce qui est établi soit un mouvement ou un parti déterminera bien sûr notre tactique, mais cela représenterait néanmoins un pas en avant important.

43. Le comportement bureaucratique des groupes staliniens et parfois d’autres groupes ne sont pas les seuls obstacles au développement de partis ouvriers véritablement démocratiques et de taille importante. Bien qu’ayant un effet moindre que par le passé, là où ils existent encore, les partis communistes continuent à défendre la théorie étapiste d’origine menchevique adoptée par les staliniens au niveau international dans les années 1930. Ils s’en servent pour justifier le fait que le mouvement ouvrier n’est pas politiquement indépendant et leur refus de lier les campagnes pour des revendications immédiates à la nécessité pour la classe ouvrière de diriger la lutte pour rompre avec le capitalisme et entamer une transformation socialiste. Cette méthode, résumée dans deux des principaux slogans des bolcheviks en Russie en 1917, à savoir « Paix, terre, pain » et « Tout le pouvoir aux soviets », a commencé à être abandonnée dans les années 1920, lorsque les idées et les méthodes du stalinisme ont commencé à transformer à la fois l’Union soviétique et les partis communistes au niveau international. Ainsi, en Inde, le CPI et le CPM n’ont de cesse de former des alliances et des coalitions avec les forces bourgeoises, de travailler dans le cadre du capitalisme et de ne jamais évoquer l’idée d’un front ouvrier qui pourrait mobiliser la masse de la population non seulement contre le gouvernement Modi, mais aussi pour lutter pour le changement socialiste.

44. Cette approche est également un facteur favorisant le soutien au « moindre mal » qu’on voit souvent lors des élections. De toute évidence, comme l’a montré l’élection présidentielle chilienne de 2021, dans une situation polarisée, il peut y avoir à la fois d’énormes pressions pour un « vote utile » et, parfois, le résultat de l’élection peut être sérieusement remis en question. Au Chili, il ne fait aucun doute qu’une victoire de l’extrême droite Kast aurait été une défaite qui aurait probablement conduit à de graves attaques contre la jeunesse, les femmes, les peuples indigènes et la classe ouvrière. Au premier tour, les camarades du CIO au Chili n’ont préconisé le vote pour aucun candidat et ont défendu la nécessité de se préparer à poursuivre les luttes après les élections. Ils n’ont pas appelé à voter pour Boric, le vainqueur final, car il représentait les éléments pro-capitalistes de la coalition électorale du Frente Amplio. Mais la victoire surprise de Kast au premier tour a changé la donne, Kast représentait une menace sérieuse et a provoqué une polarisation et une mobilisation supplémentaires qui ont produit une augmentation importante de la participation de près de 1,25 million de personnes, passant de 47,33% au premier tour à 55,65% au second, pour bloquer Kast, l’apologiste de Pinochet. Ce n’est pas le second tour que la majorité de la classe dirigeante chilienne souhaitait, en fait, l’élection a été un autre exemple de l’effondrement des partis « traditionnels ». Immédiatement après le premier tour, le CIO chilien a appelé à voter contre Kast au second tour, tout en continuant à appeler à la construction d’un mouvement pour une véritable alternative socialiste.

45. Une situation similaire se développe actuellement au Brésil, à l’approche des élections d’octobre 2022 pour la présidence, la vice-présidence et le Congrès national. Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, on observe une énorme polarisation, résultat à la fois de l’histoire et de l’actuelle présidence de Bolsonaro. Le populiste d’extrême droite Bolsonaro tente d’être réélu par une combinaison de nouvelles mesures sociales, de démagogie et de menaces à la Trump de ne pas accepter une défaite électorale en mobilisant sa base et ses partisans dans l’armée.

46. La pression pour battre Bolsonaro est immense et Lula, actuellement le candidat principal, pourrait l’emporter. Cela pose un dilemme à la classe dirigeante brésilienne, qui n’est pas convaincue que Lula puisse reproduire la stabilité relative qu’il a apportée lors de sa première présidence. Alors que l’ex-dirigeant ouvrier Lula a depuis très longtemps adopté volontairement une ligne pro-capitaliste, la classe dirigeante craint que Lula, en dépit de son soutien au capitalisme, ne subisse des pressions de la base pour mener des réformes. Cette situation serait différente de celle qui a suivi son accession à la présidence, lorsque, quelques mois après le début de son premier mandat, Lula s’est efforcé de consolider sa position et d’affaiblir la gauche en lançant une attaque préventive contre les critiques de gauche, en expulsant quatre membres du congrès national du PT (Parti des travailleurs) après qu’ils se soient opposés à une aggravation des retraites du secteur public.

47. Ces expulsions ont contribué à poser les bases de la création du parti de gauche brésilien Psol, Parti du socialisme et de la liberté, en 2004. Dès sa création, le Psol a connu des débats sur les questions de programme, de stratégie et de relations avec les autres forces politiques. Aujourd’hui, à l’approche des élections de 2022, un débat a lieu pour savoir si le Psol doit présenter un candidat au premier tour du scrutin présidentiel. Le Congrès du Psol de septembre 2021 a voté, par 56% contre 44%, le report à avril 2022 de la décision de présenter ou non un candidat à la présidence. Comme la minorité voulait que le Psol présente un candidat, ce report était clairement une tentative de ne pas simplement retarder la prise de décision mais de se préparer à ne pas se présenter. Il s’agit d’une tendance droitière vers le « moindre mal » que l’on retrouve dans de nombreuses autres formations de gauche dans d’autres pays, mais cette fois au premier tour, où il n’y a pratiquement aucune chance que Bolsonaro gagne. Il est clair que si Bolsonaro est au second tour, il serait correct d’appeler à un « vote contre Bolsonaro » tout en tirant les leçons des présidences du PT et en défendant la nécessité de se préparer à lutter après les élections. En ce sens, il s’agirait d’une sorte de tactique de « front uni » sur le champ électoral, qui permettrait de frapper un coup commun contre l’extrême droite Bolsonaro tout en gardant une indépendance politique vis-à-vis du pro-capitaliste Lula.

48. De manière répétée et compréhensible, la défaite des régimes de droite, le renversement des dictateurs et même la défaite des candidats de droite par ce qui est perçu comme la gauche aux élections produit de l’enthousiasme. 2021 a vu cela avec les victoires de Castillo au Pérou, de Xiomara Castro au Honduras et de Boric au Chili. Les marxistes comprennent cet enthousiasme – partageons la joie de la défaite de la droite mais, en même temps, résistons à « l’ivresse » d’une victoire initiale encore incomplète. En Russie, en 1917, Lénine a mis en garde à plusieurs reprises contre le fait d’être « intoxiqué » par le succès de la victoire de février alors que la révolution n’était pas encore achevée et que le danger de la contre-révolution était toujours présent.

49. Dans de telles situations, il est nécessaire de dire clairement quelles doivent être les prochaines étapes pour éviter que de telles victoires ne conduisent finalement à une défaite plutôt qu’à un changement fondamental. Il faut tirer les conclusions de la riche histoire des luttes et des révolutions en Amérique latine et ailleurs sur la nécessité d’avoir un programme clair et d’utiliser tous les moyens, y compris les positions électorales, pour rallier un soutien en sa faveur.

50. Cela signifie être prêt à ne pas faire de concessions sans principes et à s’efforcer de construire un mouvement de masse actif. L’Unité Populaire au Chili a été handicapée dès le début par le fait qu’elle était dominée par les dirigeants du Parti communiste et l’aile droite du Parti socialiste qui, excluant la rupture avec le capitalisme « à ce stade », ont agi comme un frein sur le mouvement. Ceux qui reflétaient les sentiments révolutionnaires croissants de sections de plus en plus nombreuses de travailleurs et de jeunes, alors que la situation objective se polarisait entre révolution et contre-révolution entre 1970 et 1973, s’opposaient de plus en plus à cela.

51. Les années qui ont suivi ont été marquées par des mouvements puissants, des occasions perdues et de graves défaites pour les mouvements des travailleurs en Amérique latine. Si Cuba a maintenu une économie largement nationalisée, elle a traversé différentes crises depuis le début des années 1990. Aujourd’hui, le Covid a eu un impact important, le tourisme ayant chuté, tandis que l’administration Biden a maintenu les sanctions plus sévères introduites par Trump. Bien qu’il y ait une sympathie internationale pour Cuba, elle n’est pas considérée comme une alternative comme auparavant. Malgré un débat limité à l’intérieur de Cuba, y compris des critiques sur les ouvertures vers le capitalisme, la réponse sévère du régime aux manifestations de juillet 2021 montre qu’il a peur. Il ne fait aucun doute que le danger d’une contre-révolution capitaliste totale existe. Le CIO a soutenu que ce danger ne peut être contré que par un programme qui combine une véritable démocratie ouvrière, la disparition de toute élite privilégiée, un programme économique d’urgence contrôlé démocratiquement et un appel véritablement internationaliste, non seulement à la solidarité, mais aussi aux travailleurs et à la jeunesse d’autres pays, afin de mener à bien la rupture avec le capitalisme et de commencer à construire une véritable démocratie socialiste.

52. Cependant, bien qu’en Amérique latine, certaines forces mentionnent aujourd’hui le mot « socialisme », la combinaison de l’échec des précédents gouvernements de « gauche », comme celui d’Allende au Chili, de l’effondrement de la plupart des États staliniens et de la crise profonde au Venezuela a contribué à pousser de nombreux dirigeants de gauche à poursuivre leur politique au sein du capitalisme. Dans de nombreux cas, cela a été la conséquence du fait que les dirigeants des travailleurs ou de la gauche n’étaient pas prêts à rompre avec le capitalisme et, en lien avec cela, étaient alliés avec des éléments et des forces pro-capitalistes. C’est la base des crises qui frappent fréquemment les gouvernements dits « de gauche » ou « progressistes » qui tentent de travailler au sein du capitalisme. Au Honduras, la première crise a frappé Xiomara Castro avant même qu’elle ne prête serment en tant que présidente, lorsque son parti « Libre » s’est divisé et qu’une partie de ses parlementaires a conclu un accord avec les partis traditionnels corrompus, ce qui risque de bloquer toute réforme significative. La seule façon de vaincre un tel sabotage est de mobiliser un mouvement de masse autour d’un programme clair de rupture avec le capitalisme. Mais le refus de ce qui est vu comme des gouvernements de gauche de faire ce pas mène inévitablement, surtout en temps de crise, à la déception et peut ouvrir la porte à des gouvernements de droite et même à la contre-révolution. Cependant, ces gouvernements de droite n’ont souvent pas de base solide, car ils sont arrivés au pouvoir sur la base de la déception suscitée par les gouvernements de gauche précédents.

53. La situation que Castillo a dû affronter face au Pérou après son élection à la présidence en juin 2021 était d’une certaine manière, similaire à celle à laquelle faisait face Xiomara Castro. Il devait faire face à un parlement très majoritairement hostile, ce qui ne pouvait être surmonté qu’en utilisant la présidence et un mouvement indépendant en dehors du parlement pour construire un soutien de masse actif pour la transformation socialiste de la société. Mais cela ne s’est pas produit. Au départ, Castillo a tenté d’équilibrer différentes forces – en nommant un premier ministre du Pérou Libre, un parti qui se décrit comme marxiste et sous la bannière duquel il s’est présenté à la présidence, tout en nommant un ancien économiste pro-capitaliste de la Banque mondiale au poste de ministre de l’économie. Cette situation a duré 69 jours avant que Castillo ne remplace le premier ministre, une manœuvre droitière critiquée par un congrès spécial du parti Peru Libre. La déception à l’égard de Castillo est grandissante, sa popularité est tombée à seulement 25% en décembre dernier. Bien qu’il soit possible que Castillo zigzague sous la pression, cette situation ne peut pas durer indéfiniment. Si les révolutionnaires ne construisent pas un mouvement de masse avec un programme socialiste clair et une stratégie de rupture avec le capitalisme, le danger existe, tôt ou tard, d’un retour de la réaction.

54. Le défi de construire en dehors des parlements se pose également au désormais quadripartite Front de gauche des travailleurs – Unité (FIT-U) en Argentine. Lors des élections de novembre 2021, il a remporté 1 373 548 voix (5,91 %) et doublé son nombre de sièges à la Chambre des députés nationale, passant de 2 à 4, dépassant ainsi son précédent record de 1 211 252 voix (5,36 %) et de trois sièges en 2013. Il est clair qu’il s’agit d’un vote significatif pour ces partis, qui se décrivent comme trotskystes, et qui doit constituer une base à partir de laquelle challenger le péronisme et construire un soutien plus large au sein de la classe ouvrière. Avec une telle base, la question clé à laquelle est confronté tout parti marxiste est de savoir comment gagner une majorité au sein de la classe ouvrière, la même question qui s’est posée aux bolcheviks après la révolution de février.

55. Mais les événements ne se dérouleront pas de manière linéaire. Compte tenu de l’ampleur de la crise, il est possible que, comme Trotsky l’a écrit dans le Programme de transition, dans des « circonstances tout à fait exceptionnelles », les gouvernements « puissent aller plus loin qu’ils ne le souhaitent sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ». C’est pourquoi des sections de la classe dirigeante brésilienne craignent une nouvelle présidence Lula qui pourrait être poussée par les mouvements de masse à prendre des mesures auxquelles elles s’opposent. Le défi auquel sont confrontés les marxistes est de savoir comment répondre à de tels événements.

56. Cette question peut également se poser lorsque, par exemple, les coups d’État militaires, comme au Mali, bénéficient au moins d’un certain soutien initial car ils sont censés être contre des dirigeants corrompus. Sous une forme différente, l’action du président tunisien contre le gouvernement et le parlement a recueilli un certain soutien populaire et n’a pas rencontré d’opposition immédiate à grande échelle. Lorsque, par exemple, de réelles réformes ou même une action limitée contre les corrompus sont proposées, les marxistes, en discutant avec des couches plus larges, sont sensibles à leur état d’esprit. Toute mesure positive serait accueillie favorablement, mais dès le début, les marxistes soulignent la nécessité pour la classe ouvrière de jouer un rôle indépendant, de défendre les droits démocratiques et, avec un programme socialiste, de défendre un gouvernement des travailleurs et des pauvres basé sur des organisations populaires.

57. Il est clair que les détails dépendent des circonstances exactes. En Égypte, en février 2011, l’intervention militaire visait clairement à sauvegarder le système en sacrifiant la clique de Moubarak. Le jour de la démission de Moubarak, le CIO a mis en garde contre le rôle futur possible de l’armée dans une déclaration distribuée au Caire et a fait valoir que « les revendications des travailleurs, des pauvres et des jeunes ne peuvent être satisfaites que si tous les éléments de l’ancien régime sont complètement éliminés. Le capitalisme ne peut offrir d’avenir à la société égyptienne. La gauche ne doit rejoindre aucun gouvernement de coalition avec des pro-capitalistes ; pour un gouvernement des représentants des travailleurs, des petits agriculteurs et des pauvres qui réalise une véritable transformation socialiste de l’Égypte. »

58. Dans la période orageuse actuelle, la lutte pour construire le soutien aux idées du socialisme et aux moyens d’atteindre cet objectif reste la priorité numéro un des révolutionnaires. Ceci est lié à la nécessité de reconstruire ou de construire le mouvement ouvrier en tant que véritable force de combat. Certaines ONG ont joué un rôle dans les luttes et dans des pays comme l’Inde, elles sont aujourd’hui attaquées et doivent être défendues. Néanmoins, les socialistes, en particulier dans le monde néocolonial, doivent lutter contre l’influence politique des ONG et agences gouvernementales de « développement » qui tentent de maintenir les luttes « apolitiques », c’est-à-dire travaillant au sein du système, tout en limitant les tentatives de construction de véritables organisations de travailleurs indépendantes et militantes. On ne peut résister à l’ONGisation des militants, des groupes et des luttes qu’en ne permettant à aucune approche « apolitique » de faire obstacle aux campagnes de soutien aux idées socialistes et à la construction d’organisations ouvrières.

59. Chaque continent peut donner des exemples de luttes puissantes ; le défi est de construire le soutien politique et les organisations qui peuvent donner aux mouvements un programme et une stratégie non seulement pour gagner les revendications immédiates mais aussi pour changer la société. Il ne fait aucun doute qu’une victoire dans un pays aurait un impact international rapide, plus important que la vague révolutionnaire, les  » jours qui ont ébranlé le monde « , qui ont suivi la révolution russe de 1917. Telle est la perspective pour sortir de la situation épouvantable à laquelle une grande partie du monde est confrontée maintenant et tant que le capitalisme subsistera.