La plainte de l’Afrique du Sud contre Israël et le « besoin d’actions coordonnées du mouvement ouvrier mondial » – Interview avec Weizmann Hamilton

Le 11 janvier 2024, l’Afrique du sud a déposé une plainte auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ), accusant Israël de conduite d’ « actes génocidaires » à Gaza. Le 19 janvier 2024, nous avons interviewé Weizmann Hamilton, secrétaire général du Marxist Workers Party, la section en Afrique du Sud du Comité pour une Internationale Ouvrière, l’Internationale de la Gauche révolutionnaire.

Gauche Révolutionnaire (GR) : Weizmann, pourquoi l’Afrique du Sud a-t-elle déposé cette plainte ?

Weizmann:

Si l’on examine le dossier constitué par l’équipe juridique représentant l’Afrique du Sud, il est clair qu’il existait de très sérieuses raisons juridiques et politiques légitimes pour déposer une telle plainte contre le gouvernement israélien. La notion de proportionnalité a été complètement bafouée et le nombre de personnes tuées a dépassé de très, très loin le nombre de vies humaines perdues lors des événements du 7 octobre. Cela a suscité un sentiment de révolte généralisé dans le monde entier.

Jusqu’alors, les actions du gouvernement de l’ANC pouvaient, en étant très généreux, être qualifiées de symboliques – et même ambiguës : le gouvernement a rejeté une motion adoptée par le Parlement appelant à la fermeture de l’ambassade israélienne et à l’expulsion de l’ambassadeur. Les entreprises qui ont des liens commerciaux étendus avec Israël rapportent plusieurs centaines de millions de rands au gouvernement sud-africain…

Mais l’offensive du gouvernement israélien s’est intensifiée jusqu’à atteindre des niveaux monstrueux. Les preuves apportées par l’équipe juridique sud-africaine ont permis d’illustrer la destruction ciblée de centres culturels, d’églises, d’universités, d’écoles, d’hôpitaux, d’individus au sein de la société palestinienne, de journalistes, de médecins, d’universitaires, etc.

Il y a beaucoup plus en jeu ici que la simple riposte prétendument défensive d’un État qui a été attaqué. Ce que Netanyahou a fait à travers cette guerre, c’est rappeler, en particulier aux Palestiniens, le fait que ces derniers avaient déjà été repoussés sur à peine 20 % de la terre qui formait la Palestine historique en 1947, avant la décision des Nations unies d’établir l’État d’Israël. Ces 20 % de terres leur avaient été concédées soi-disant pour qu’ils y exercent leur droit à l’autodétermination. Mais même cela a été rendu impossible par les actions de ce même Netanyahou, au mépris des objectifs déclarés du code d’Oslo, du protocole de Camp David, des accords d’Oslo, etc. Il est de notoriété publique qu’il veut rendre impossible que le soi-disant État réservé aux Palestiniens soit viable. Et puis, bien sûr, il y a tout ce que les gens connaissent, même avant les événements du 7 octobre : le mur d’apartheid, le fait qu’ils n’ont pas le droit d’avoir leur propre port en mer… À présent, cette occupation est autorisée à développer sa propre dynamique, menant à la destruction complète de Gaza et à faire disparaître la notion même d’un peuple palestinien avec son propre droit à l’existence… le même droit que l’État d’Israël lui-même prétend pourtant exercer !

L’ambiguïté initiale de l’ANC a été surmontée grâce à la colère de la population sud-africaine, aux similitudes entre les souffrances des Palestiniens et celles de la majorité noire sous l’apartheid, et aux déclarations historiques de l’ANC, selon lesquelles ils ne seraient « pas complètement libres tant que les Palestiniens ne seront pas libres »… Nous avons vu un niveau de propagande sans précédent, orchestré par les grands médias internationaux, pour maintenir les gens dans le noir. Malheureusement, il faut souligner que les médias de l’ANC eux-mêmes, au début, ont évité de couvrir entièrement la situation, de sorte que toute l’horreur de ce qui se passait n’était pas claire pour les gens dans le pays, eux qui ont bénéficié d’une solidarité internationale à un niveau que très peu de luttes dans le monde ont atteint. Cette pression a donc fini par peser sur l’ANC pour porter l’affaire devant la Cour internationale de justice.

GR : Tu penses que l’action en justice et la CIJ vont aider à arrêter le massacre à Gaza ?

Weizmann:

Eh bien, écoute, il n’est pas certain que la Cour internationale de justice va rendre l’ordonnance que demande le gouvernement sud-africain, à savoir – et ce sans que la question de savoir s’il s’agit bel et bien d’un génocide soit tranchée sur le fond, car cela prendra plus d’un an – une ordonnance provisoire concernant les actes dont le gouvernement de l’ANC a démontré de manière convaincante qu’elles étaient conformes à tous les critères de la définition d’un génocide. Et que, par conséquent, ces actes devaient cesser le temps que l’affaire soit tranchée.

Mais indépendamment de toute décision sur cette question, je pense que l’acte même de poursuivre Israël devant la Cour internationale de justice a porté de graves dommages à la crédibilité d’Israël et aussi à celle des US. Ces derniers seront soumis à une pression énorme pour s’abstenir si la question est soumise au Conseil de sécurité, plutôt que de voter contre. Le dossier a été monté de manière très compétente. Le gouvernement israélien a d’ailleurs très mal défendu son cas, même d’un point de vue juridique. Et cela a donné un énorme encouragement à la campagne de solidarité internationale en soutien aux Palestiniens. Je pense donc que, de ce point de vue, c’est excellent.

Je pense que la plupart des gens, y compris l’équipe juridique, se sont engagés dans ce processus sans avoir l’illusion qu’automatiquement, un dossier solide, présenté de façon compétente, suffirait à gagner la bataille. Nous savons que ces institutions internationales ont été conçues par les puissances dominantes, en particulier les États-Unis, de manière à ce qu’aucune décision négative prise par ces institutions ne puisse leur faire de tort – mais aussi pour les utiliser pour justifier, comme nous le savons, la guerre en Irak, etc. Donc, politiquement, la décision ne sera pas prise simplement sur les fondements juridiques de l’affaire. Il y a un problème pour ces institutions elles-mêmes, parce que si un cas a été présenté aussi bien qu’il l’a été, et que vous n’êtes toujours pas en mesure, en tant que tribunal, de rendre une décision qui corresponde aux preuves présentées et aux arguments avancés, cela porte encore plus préjudice au tribunal lui-même.

Donc, tu vois, quoi qu’ils fassent, c’est un problème pour l’impérialisme US et pour Israël dans ce cas particulier. Attendons donc de voir. Je pense donc que si nous nous limitons uniquement à la procédure juridique, il est parfaitement clair qu’à elle seule, elle n’arrêtera pas le carnage dont nous sommes témoins à Gaza en ce moment.

GR : selon toi et le Marxist Workers Party, qu’est-ce qu’il faut faire alors, en Afrique du Sud et à l’échelle internationale ?

Weizmann:

Je pense que la plus grande faiblesse de la campagne de solidarité, jusqu’à présent, a été l’absence du rôle des organisations de travailleurs.

Si l’on revient aux actions internationales organisées contre le régime d’apartheid, il existe plusieurs excellents exemples de l’impact direct sur le gouvernement sud-africain, sur le plan économique et même militaire, de l’action menée par les syndicats, par les dockers, à Londres, par exemple. J’ai personnellement eu le privilège de rendre visite à des dockers en Grèce à l’époque où j’étais en exil. Et les dockers grecs m’ont dit : « Le jour où vous décidez que vous voulez qu’on vienne prendre les armes et qu’on se batte à vos côtés, appelez-nous s’il vous plaît ». L’histoire des travailleurs irlandais de la chaîne de magasins Dunnes, qui ont refusé de manipuler des produits sud-africains dans les magasins de Dublin, est très célèbre. Lorsque des mesures disciplinaires ont été prises à leur encontre, les travailleurs ont décidé d’agir. Au départ, leur propre syndicat ne voulait pas les soutenir, ni même le mouvement anti-apartheid officiel. Les travailleurs ont fait des actions tous les jours, pendant près de trois ans. Leur détermination a eu pour conséquence que l’Irlande est devenue le premier pays d’Europe occidentale à prendre des sanctions contre le gouvernement sud-africain. Ils ont été soutenus par feu le camarade Nimrod Sejake, qui était membre de la Marxist Workers Tendency dans l’ANC à l’époque, et qui se trouvait en Irlande et est resté avec eux pendant toute la durée de leur action. Les seuls moment où il n’était pas sur le piquet de grève, c’était lorsqu’il se sentait mal, le vieil homme.

Ce genre d’actions – la perturbation ou rupture des liens sportifs, voire culturels, tout cela – parce qu’il s’agissait d’un mouvement organisé, ont eu un impact considérable sur la pression exercée non seulement sur le régime d’apartheid, mais aussi sur les gouvernements qui l’ont défendu. N’oublions pas que les États-Unis et la Grande-Bretagne en particulier, les plus ardents défenseurs d’Israël aujourd’hui, étaient ceux qui s’engageaient dans ce que l’on appelait à l’époque l' »engagement constructif » avec le régime d’apartheid, et refusaient sans ambiguïté aucune de condamner le régime de la minorité blanche et son propre racisme à ce moment précis. Mandela est resté sur la liste des personnes soupçonnées de terrorisme quatre ans après avoir été élu président après la fin officielle de l’apartheid !

On ne peut donc avoir aucune illusion dans ces gouvernements impérialistes. Leur position dans la situation actuelle est imprégnée d’une hypocrisie complètement toxique. Elle est tout autant hypocrite d’ailleurs que leur posture d’empathie avec les juifs eux-mêmes. Dans les faits, ils ont tous laissé faire ; leur législation était consciemment calculée pour empêcher les juifs de fuir l’holocauste en pouvant trouver refuge dans leur pays. Ils exploitent et détruisent la véritable mémoire, la véritable lutte des juifs eux-mêmes contre les pogroms, contre les discriminations et les injustices.

Donc je pense que ce à quoi nous devons appeler, c’est au réveil de ces vieilles méthodes de lutte : que toutes les livraisons d’armes, peu importe à quel bout de la chaîne, dès le début même, là où elles sont fabriquées, soient stoppées par le mouvement ouvrier. Mais je pense d’ailleurs qu’on devrait aller encore plus loin. Je pense que ce dont il y a besoin, c’est d’actions coordonnées du mouvement ouvrier mondial sur cette question. Et si les gouvernements des pays dans lesquels ces syndicats sont actifs, comme les US ou la Grande-Bretagne, continuent de ne tenir aucun compte de l’opinion des gens sur cette question, alors il faut agir contre ces gouvernements eux-mêmes, sous la direction des syndicats de ces pays. C’est ce à quoi nous appellerions car c’est l’action de solidarité la plus efficace.

Rappelons-nous d’ailleurs que la Première guerre mondiale s’est arrêtée à la suite de l’insurrection de la classe ouvrière allemande. Les camarades britanniques, dans un matériel qu’ils ont écrit sur la guerre, disent de la classe ouvrière que c’est elle, la réelle super-puissance. C’est cette puissance qui doit être amenée à peser sur ces événements, du point de vue de la classe ouvrière.

Finalement, je dirais que ce que ces événements nous ont montré, c’est la justesse de ce que Trotsky a développé dans les années 1940 : que l’établissement d’un État israélien au Moyen-Orient serait un piège pour la classe ouvrière juive. C’est exactement ce qu’il s’est passé. Mais à présent, cela a créé le problème de la classe ouvrière juive et des masses arabes opprimées également. De ce chaos, seule la solidarité entre la classe ouvrière israélienne et la classe ouvrière palestinienne, et en effet avec la classe ouvrière dans l’ensemble du Moyen-Orient, dans la lutte commune contre le capitalisme et pour établir un Moyen-Orient socialiste, avec une solution socialiste sur laquelle la classe ouvrière juive et les Palestiniens se mettent d’accord. Et qui permette que tous les sujets soient mis sur la table pour en débattre démocratiquement sur cette base. Une fois qu’un accord sera trouvé sur le réel ennemi, le système capitaliste, alors tous les autres sujets deviendront une discussion, non entre ennemis mais entre amis, entre alliés, entre camarades dans une lutte commune – que ce soit sur la question de la religion, de la culture, de la langue…

GR : Merci beaucoup Weizmann pour cette interview de qualité très intéressante. As-tu d’autres commentaires pour terminer ?

Weizmann :

Eh bien, tu sais, en réponse aux événements et en voulant aussi partager notre expérience en Afrique du Sud avec nos frères et sœurs de Palestine, en tant que Marxist Workers Party, nous avons la responsabilité de partager avec le peuple palestinien notre propre expérience sur ce qui était censé être la fin de l’apartheid ; ce que cela a en fait réellement signifié pour nous. Parce que dans notre lutte, nous avons séparé la question des fondations économiques de l’Afrique du Sud post-apartheid de la question démocratique. Le résultat c’est que nous avons eu le droit de vote… mais le pouvoir de prendre en main l’économie a été exclu et placé hors de portée de nos droits démocratiques, dans la Constitution soi-disant « la plus progressiste » du monde. La conséquence de cela, c’est que nous n’avons pas atteint notre propre libération.

L’Afrique du Sud est aujourd’hui la société la plus inégalitaire du monde. Et la plus grande inégalité n’est plus entre blancs et noirs, mais au sein même de la population noire. À moins que les Palestiniens n’inscrivent sur la bannière de leur lutte de libération non seulement la réalisation et la suppression de leur domination par le régime israélien mais aussi l’abolition du système capitaliste lui-même, alors peu importe la forme que cela prendra, il ne s’agira pas d’une libération. Parce que la société palestinienne qui sera construite sur cette base aura laissé le système capitaliste intact, et une minuscule élite parasitaire prendra la place de ceux qui ont précédemment exploité la classe ouvrière palestinienne, pour leur propre bénéfice.

Parmi les travailleurs d’Afrique du Sud, il y avait une compréhension à l’époque, parmi les couches dirigeantes de la classe ouvrière, en particulier au milieu des années 1980, que nous ne pourrions pas obtenir notre libération à moins que nous ne renversions simultanément le régime de la minorité blanche et le capitalisme lui-même. Malheureusement, la direction du mouvement de masse a empêché la lutte d’être menée dans ce sens, et a maintenu la question de la propriété de l’économie, donc du système capitaliste lui-même, hors de portée démocratique des masses elles-mêmes, et en fait, l’a ancré dans la nouvelle constitution.

Le résultat : l’horreur, la misère sociale que connaît aujourd’hui la majorité de la classe ouvrière noire. Les taux de chômage des jeunes parmi les plus élevés, les taux de criminalité et violences faites aux femmes les plus élevés du monde, encore des millions de personnes souffrant du VIH/Sida… Tel est le sort qui attend les Palestiniens, à moins qu’ils n’adoptent un programme socialiste pour leur libération. Ce qu’ils doivent examiner, ce sont les obstacles qui se dressent sur le chemin de la réalisation de leur libération sur cette base. Et cette base, c’est l’État israélien lui-même, qui a une base sociale, fondée sur la classe ouvrière israélienne. Il faut lancer un appel à la classe ouvrière israélienne, pour qu’elle lutte avec eux pour la transformation socialiste de la société, et par conséquent, un appel à la classe ouvrière israélienne pour qu’elle se retourne contre ses propres exploiteurs : la classe capitaliste israélienne. Sur cette base, une lutte qui pourrait autrement prendre la forme des horreurs d’une guerre civile nationale, consumant les vies de tous, des deux côtés, peut être évitée, et on peut parvenir à une transformation relativement pacifique de la société sur ces bases. C’est ce que nous pensons être notre devoir internationaliste en tant que classe ouvrière d’Afrique du Sud envers les Palestiniens, pour partager avec eux les leçons de notre propre expérience et les appeler à ne pas commettre la même erreur.