Clinton a, comme attendu, remporté la dernière primaire démocrate mardi 14 juin, lui donnant ainsi une majorité de délgués pour être élue candidate du parti Démocrate aux élections présidentielles. Nous reproduisons ci-dessous une tribune initialement publiée le 21 avril sur le site counterpunch.org (au lendemain de la primaire dans l’Etat de New York) qui revient sur la vraie nature de ces primaires, et le combat pour un parti “pour les 99%”.
De plusieurs manières, et malgré une victoire décisive, mardi, confirmant davantage la vraisemblance de sa nomination, Hillary Clinton émerge de la primaire de New York plus endommagée et son parti plus divisé que lorsqu’ils y sont entrés.
Ce que l’on a nommé la Bataille de New York a permis d’exposer plus ouvertement la réalité douloureuse dont de millions de personnes aux États-Unis prennent conscience – que la primaire du Parti démocrate est truquée en faveur de l’establishment.
Une discussion qui avait commencé sur l’approche descendante (top-down system) des “super délégués” et l’énorme influence de l’argent du big business a mené à une prise de conscience de la nature généralement anti-démocratique de la primaire démocrate et du parti lui-même – avec son système électoral, la concentration en début de campagne des scrutins tenus dans les états conservateurs, la forte manipulation de l’espace médiatique par l’establishment médiatique, ainsi que l’antagonisme des leaders du Parti démocrate envers les candidats issus de mouvements populaires tel que Sanders.
Avant que la primaire du 19 avril n’ait même commencé, plus de 27% des new yorkais (3 millions de personnes) furent exclu-e-s par un système électoral contraignant ainsi que par la révocation du droit de vote des électeurs identifiés comme “inactifs”. Dans une circonscription de Brooklyn, les officiels ont noté que 10% des électeurs s’étant présenté-e-s au scrutin ont appris sur place que leurs noms avaient été effacés. Dans le comté où se retrouve Brooklyn, plus de 125 000 électeurs furent retiré-e-s des registres démocrates, menant à une chute massive d’électeurs éligibles, 14% en 5 mois de temps.
Pendant ce temps, dans le nord de l’état de New York, les plages horaires de plusieurs bureaux de vote dans certaines régions plus favorables à Sanders furent considérablement réduites. De plus, une règle dont très peu de gens étaient conscients dicta que seuls les électeurs enregistré-e-s en tant que démocrates depuis le 9 octobre avaient le droit de vote. Le maire de la ville de New York, Bill de Blasio, ne pouvait s’empêcher de faire la remarque : “La perception selon laquelle plusieurs électeurs ont possiblement été privé-e-s de leurs droits mine l’intégrité du processus électoral dans son ensemble, et doit être corrigée.” Le contrôleur de la ville a promis “d’entreprendre une vérification des opérations et de la gestion du Conseil électoral.”
Alors que l’avance de 15 points détenue par Clinton représente certainement plus que la somme de ces irrégularités, il est également clair que si les indépendants et les autres exclus du vote avaient eu la chance de s’exprimer, le résultat aurait été beaucoup plus serré et Sanders aurait même pu gagner.
Les primaires fermées comme celle de New York sont largement défavorables aux mouvements populaires, écartant du processus les millions de personnes enregistrées en tant qu’indépendants qui en sont arrivés à reconnaître le caractère corrompu des deux partis.
La puissance de l’establishment médiatique new yorkais s’est pleinement manifestée lors de la primaire alors que celui-ci déclara ouvertement la guerre à Sanders. Même les journaux “progressistes” tel que le New York Daily News se sont rués contre lui, imprimant à répétition des attaques sensationnalistes et diffamatoires sur leurs “unes”.
Peut-être que le résultat le plus important de la primaire de New York ne fut pas le vote, mais bien l’impact politique de la campagne de Sanders sur les dizaines de milliers de personnes activement impliqués ou suivant la campagne de proche lors des dernières journées et semaines.
Ce n’est pas qu’à New York
Les médias au service du big business sont fortement intervenus en appui à Clinton pendant tout le processus de la primaire. Tout d’abord avec un blackout médiatique en 2015, alors que Clinton fut dépeinte comme l’inévitable nominée et que Trump reçut plus de 20 fois la couverture médiatique. Lorsque Sanders arriva à se poser en tant que menace, l’establishment médiatique a tout fait pour tenter de le discréditer. Des attaques incessantes sur ses propositions de projets de loi par des importantes personnalités libérales comme Paul Krugman, jusqu’aux véritables assauts comme celle du Washington Post, le 1er mars, alors qu’un article anti-Sanders fut publié toutes les heures pendant 16 heures.
Des irrégularités dans les scrutins sont apparus d’état en état. Tandis que certaines furent sans aucun doute exagérées, d’autres avaient des effets réels. En Arizona, où les gens ont attendu jusqu’à 5 heures en file pour voter, plusieurs personnes ont également vu leurs inscriptions au registre changer sans qu’ils en aient connaissance.
La primaire dans son ensemble est orientée vers les partisans les plus vieux et les plus riches. Au niveau national, moins de 15% des électeurs éligibles participeront aux primaires et caucus démocrates.
Les travailleurs ont bien vu le caractère pro-business de la direction du Parti démocrate dans toute sa splendeur. Ce n’est pas un accident si, lorsque le sénateur démocrate Jeff Merkley a manifesté son appui envers Bernie Sanders la semaine passée, il était le premier à le faire. En comparaison, 40 sénateurs ont appuyé Hillary, ainsi que 166 représentants de la Chambre. Cet establishment trouve tout à fait inacceptable l’appel, lancé par Sanders, à une révolution contre les milliardaires et les riches donateurs de campagne. Le leadership démocrate se base sur des échanges de faveurs et ils n’ont de cesse d’aller de position élue à carrière lucrative dans les corporations et les lobbies. En même temps, ils utilisent leur influence et leur poids politique afin de s’assurer que les leaders syndicaux et religieux rentrent bien dans le rang.
Ajoutez à ceci les puissances combinées des super PACs (Comités d’Action Politiques, qui sont des organisations privées de lobby politique aux fonds potentiellement illimités, NdT) de Wall Street et vous avez une primaire et un parti politique qui représentent un terrain hostile pour un candidat du 99%.
Un simple fait révèle le caractère truqué du système : les sondages nationaux démontrent que Bernie Sanders obtient, et de loin, les cotes de popularité les plus élevés parmi tous les candidats à la présidence, et qu’il l’emporte sur tous les candidats républicains en affrontement direct. Pourtant, il sera vraisemblablement éliminé avant l’élection générale s’il continue de jouer le jeu du bipartisme.
Une opportunité historique
Nous arrivons à ce qui pourrait être le moment le plus favorable dans l’histoire des États-Unis pour lancer un nouveau parti de la gauche. Face aux deux grands partis, à l’establishment médiatique et à toutes les grandes institutions capitalistes américaines, la confiance publique s’écroule. Huit ans après la Grande récession, alors que la majorité des travailleurs souffre toujours malgré le rétablissement de Wall Street, toute la colère et le mécontentement accumulés s’expriment par une révolte contre les leaders d’establishment démocrates et républicains.
Ceci est le contexte de la montée impressionnante de Bernie Sanders, qui a mené la campagne présidentielle la plus nettement à gauche dans l’histoire des États-Unis depuis Eugene Debs (quoique Debs, qui représentait le Parti socialiste, ne cachait pas son mépris pour la domination corporative du Parti démocrate, et ne fit pas l’erreur fondamentale de faire campagne au sein du parti). Ayant débuté sa campagne sans notoriété, avec un maigre 3% des intentions de vote et aucune personnalité politique de renommée nationale pour le soutenir, Bernie a gagné plus de votes et plus de primaires d’état, a amassé plus d’argent et a mobilisé plus de volontaires que n’importe quel candidat de gauche dans l’histoire du Parti démocrate.
Il a été en mesure d’accomplir tout cela avec une authentique plateforme de gauche, tout en refusant les dons corporatifs, en portant l’étiquette socialiste et en prenant comme slogan central un appel à “une révolution politique contre la classe des milliardaires”.
Même selon les standards du courant politique dominant, la force de la campagne de Sanders est stupéfiante. Clinton débuta la campagne électorale avec ce qui apparut, sur papier, comme une des plus formidables machines électorales corporatives jamais assemblée. Pourtant, dans les derniers trois mois, avec des dons de 27$ en moyenne, Sanders a su rallier une base grandissante de petits donateurs – au-delà de 2 millions de personnes – afin de lever une somme bien plus élevée que celle de Clinton. Au seul mois de mars, Sanders a levé $44 millions contre les $29.5 millions de Clinton.
L’année passée, n’importe quel expert politique du courant dominant aurait répété le même mythe selon lequel aucun candidat refusant des dons corporatifs n’aurait la moindre chance d’être élu, encore moins un candidat se déclarant socialiste ! Aujourd’hui, ce mythe est enterré.
Personne ne peut nier le potentiel de l’établissement d’un parti politique de gauche viable à l’échelle nationale, complètement indépendant de l’argent corporatif, mettant de l’avant des projets de lois manifestement de gauche et en faveur des travailleurs. La seule incertitude qui demeure est celle du leadership : est-ce que Sanders prendra l’initiative, et s’il ne le fait pas, le mouvement derrière lui sera-t-il en mesure de rester organisé ?
Un nouveau parti
“Je crois que nous devons considérer très sérieusement, particulièrement en tant que personnes de oucleur et individus progressistes, le lancement soit d’un nouveau parti ou d’un nouveau mouvement…”
Ceci est une citation de Michelle Alexander, auteur du livre The New Jim Crow, en conversation avec Chris Hayes sur la chaîne MSNBC le 1er avril. Trois jours plus tard, dans le New York Daily News, le quatrième plus grand quotidien du pays, la chronique de Shaun King débuta avec cette même citation, à laquelle il rajouta :
“Non seulement je suis d’accord avec Alexander, mais j’aimerais aller plus loin – je crois que ceci se déroule présentement sous nos yeux. Les progressistes politiques partout au pays, dans leur appui à la candidature de Bernie Sanders, sont en train de rejeter le Parti démocrate… nous devrions former notre propre parti politique dans lequel nous serons fermement et audacieusement contre la peine de mort, où nous serons tous pour un salaire minimum décent dans l’ensemble du pays, où nous serons pour une restructuration complète du système judiciaire, où nous serons en faveur de réformes radicales afin de protéger l’environnement et de ralentir le réchauffement climatique, où nous serons pour l’éradication des riches donateurs dans la politique, où nous serons véritablement prêt à considérer les soins de santé et l’éducation pour tous comme un droit et non un privilège.”
D’un point de vue politiquement opposé, la chronique de Paul Krugman du 8 avril dans le New York Times a fait l’écho du propos de Shaun King selon lequel un nouveau parti émergeait “sous nos yeux”. Krugman avertissait Bernie qu’il devait atténuer ses attaques contre Clinton au risque de créer une plus profonde rupture dans le Parti démocrate, osant la question arrogante : “Est-ce que M. Sanders se positionne parmi les partisans du “Bernie ou rien” (Bernie or bust) …? Sinon, que pense-t-il qu’il est en train de faire ?”
Krugman et King ont tous les deux raisons. Alors que la “révolution politique contre la classe des milliardaires” de Bernie devient de plus en plus forte, elle menace d’autant plus de se libérer de la camisole de force du Parti démocrate qui, en fin de compte, est dominé par les grandes entreprises.
C’est pour cette raison que mon organisation, Alternative Socialiste, ainsi que le #Movement4Bernie pétitionnent Bernie pour qu’il poursuive sa campagne jusqu’en Novembre en tant qu’indépendant ou avec le Parti Vert avec Jill Stein s’il est bloqué par le processus truqué de la primaire démocrate, et de tenir une conférence afin de discuter la création d’un nouveau parti pour le 99%.
Si des inquiétudes persistent par rapport au fait que cela pourrait contribuer à la victoire d’un républicain, il n’y a aucune raison qui empêche Bernie de faire campagne dans la grosse quarantaine d’états où la victoire est certaine pour un des deux partis, tout en évitant de se présenter dans les états les plus contestés. Ceci permettrait quand même à une campagne historique de faire le lien avec un nouveau parti politique pour les 99% et de poser les fondations pour un mouvement politique perpétué par la prise de pouvoir de centaines de candidats gauchistes à tous les niveaux du gouvernement, indépendamment de l’argent corporatif.
Par contre, si malgré la campagne de diffamation portée contre lui, Sanders demeure fidèle au Parti démocrate et soutient Clinton dans l’élection générale, cela signalerait la démoralisation et la désorganisation de tout le mouvement. Oui, nous avons besoin d’une stratégie pour repousser les républicains de droite, mais l’effondrement du mouvement anti-establishment derrière Bernie au sein de la campagne de Clinton – une fausse union avec la candidate de Wall Street et de l’establishment politique – laisserait le champ libre à des populistes comme Trump ou Cruz et l’élargissement leur base militante.
Si Sanders choisit cette option, les pro-Sanders devront continuer la révolution politique… meme sans Sanders.
Une campagne présidentielle indépendante
Le temps est venu de briser les règles. Une campagne présidentielle indépendante menée agressivement par Bernie Sanders, liée à l’établissement d’un nouveau parti populaire pour les 99%, pourrait radicalement transformer la politique américaine. Bernie n’aurait pas besoin de gagner l’élection afin de pousser la société des États-Unis vers la gauche. Même le score de 10 ou 15 millions de voix pour ce nouveau parti (et il y a le potentiel pour un gain beaucoup plus important) pourrait porter un coup dévastateur au monopole politique des deux partis du capitalisme américain.
Partout dans le monde où les travailleurs ont gagné de vastes réformes, comme les systèmes de santé à payeur unique ou l’éducation gratuite ou les congés maternité payés, ce fut grâce à la formation de partis des travailleurs de masse. Au Canada, par exemple, les centrales syndicales ont lancé le Nouveau Parti Démocrate avec la médecine socialisée comme demande centrale. Ils ont gagné moins de 15% des votes, et ont été blâmés pour avoir divisé le vote en faveur des conservateurs, mais afin de limiter l’expansion du Nouveau Parti Démocrate, les conservateurs ont fini par accorder aux travailleurs canadiens leur demande centrale – et ainsi fut créé le système de médecine socialisée au Canada.
D’un autre côté, si Sanders se retire et soutien Clinton après les primaires, le Parti démocrate sera libre de faire un virage à droite dans l’élection générale, s’appuyant sur la peur des républicains afin de forcer les progressistes à rentrer dans le rang.
L’enjeu est tout simplement trop important pour laisser filer ce moment. Le capitalisme mène l’humanité vers une catastrophe sociale et écologique. La campagne de Bernie a montré qu’une riposte viable est possible. Ce qui manque est une stratégie ayant pour but d’alimenter et de développer notre mouvement. Le moment est venu pour ce geste audacieux qu’est la création d’une alternative politique militante et ouvrière – un parti pour les millions et non les millionnaires.
Kshama Sawant