Depuis juin 2013 les luttes « anti-coupe du monde » s’intensifient au Brésil devant la masse pharaonique des investissements. Partout, le slogan « Pendant la coupe il y aura la lutte » est scandé dans chaque état. Dans l’affolement, le gouvernement, coincé entre des intérêts privés gigantesques et la colère des classes populaires, utilise les médias et la voix des anciens joueurs comme Pélé pour appeler le peuple « au calme et à l’amour du foot. »
Mais alors, la passion du football aurait-elle quitté le Brésil ? Au moment où la coupe du monde arrive chez eux, 64 ans après avoir laissé filer « leur » coupe à l’Uruguay, et toujours en 2014 sur la liste des favoris, les Brésiliens tourneraient-ils le dos à leur sport national ?
En 2000, le football au Brésil comptait trente millions de pratiquants (soit 16 % de la population), 800 clubs professionnels et onze milles équipes amateurs. On évaluait alors à un millier le nombre de footballeurs brésiliens à quitter le pays chaque année pour vivre du football à travers le monde. En 2014, ces données ne sont pas remises en cause, bien au contraire. Avec ses 5 éditions remportées, le Brésil est toujours le « pays du football ».
Dilma, la présidente, comptait d’ailleurs encore récemment sur cet engouement footballistique pour que la crise se résolve d’elle-même dès le premier coup de pied donné au ballon. A quelques jours du coup d’envoi, tous les manifestants sont là pour lui rappeler qu’il n’en sera rien.
Mais le paradoxe n’en est certainement pas un. Si le football est bien dans le cœur de tous les Brésiliens et dans toutes les conversations, ceux-ci n’ont pas tardé à se rendre compte que quelque chose n’allait pas, quand les sommes d’argent public ont commencé à défiler sous leurs yeux, alors que les moyens alloués à l’éducation et à la santé sont toujours aussi inadaptés à la réalité sociale. La goutte d’eau qui a fait déborder la coupe a été, on s’en souvient, une augmentation de 20 centavos du prix des transports publics en juin 2013, déjà trop chers et insuffisants.
Depuis 2007 et l’attribution de l’organisation de la coupe du monde au Brésil, le coût de la vie augmente fortement, tant au niveau des produits de base que du logement (qui explose littéralement à Rio).
Les principales revendications portent sur les bases-mêmes de la construction de la société brésilienne : santé, éducation, meilleures conditions de travail, transport, logement et corruption. Aux yeux du gouvernement, ils sont des enfants gâtés, et la seule réponse apportée par l’Etat est la force : chars, hélicoptères, matraques, cavalerie, balles réelles. Au total, 2000 personnes en prison depuis juin 2013, et de nombreux morts (dont les autorités refusent généralement la responsabilité).
Dans la réalité, selon le programme des Nations Unies pour le développement, la 8ème puissance économique mondiale se situe à la 85ème place dans le classement des pays par leur Indice de Développement Humain (IDH). Celui-ci est calculé d’après trois critères : l’espérance de vie à la naissance, la durée de scolarisation et le niveau de vie.
Par ailleurs, d’après l’indice de perception de la corruption (CPI) créé par l’ONG Transparency International, le Brésil se situe à la 69ème place des pays les moins corrompus.
Les chiffres tellement enthousiasmants du chômage et de la croissance ne sont donc pas les seules données à prendre en compte pour comprendre la situation de la société brésilienne. Sa souffrance n’est donc pas « psychologique » mais s’appuie bien sur une réalité, et aujourd’hui, la coupe du monde se présente comme le moment pour la population de poser les cartes sur la table, de prendre son destin en main tout en prenant à témoin l’opinion internationale.
« La coupe pour qui ? »
On se souvient de la déclaration de Lula suite aux catastrophiques inondations suivies de glissements de terrain dans les favelas de Rio en janvier 2011 : « Ne vous inquiétez pas, tout sera prêt pour la coupe du monde ». Depuis, les expulsions se sont succédées, les hôtels de luxe ont fleuri, c’est ce que l’on a appelé la « pacification » des favelas.
Concernant les stades, les choix du gouvernement PT sont pour le moins curieux, dont celui de démolir des stades existants pour reconstruire des stades de luxe à prix exorbitant, celle d’organiser la coupe sur 12 stades dont 4 dans des villes où le foot est insignifiant. A Manaus, en pleine Amazonie, que va faire le club de 4ème division avec un stade de 40000 places ? En tout, le budget de la coupe du monde représente 17 milliards de dollars, soit plus que la coupe en Allemagne et en Afrique du sud réunies, dont 70% payés par l’Etat. Même la Fifa a déclaré en décembre 2013 qu’il n’a jamais dépensé autant pour la construction de stades.
Les constructions de stades dans les villes de Manaus, Cuiabá, Natal et Brasilia, inutiles à moyen terme, ont été financées par les programmes destinés au départ à l’adolescence, la scolarisation, la santé et le logement sans aucun projet réaliste pour la suite. Ce qui est sûr, c’est que c’est bien l’Etat qui assurera les dépenses d’entretien annuel.
Ainsi à Brasilia, le stade Mané Garrincha était prêt, mais a été démoli et reconstruit en dépassant même les exigences environnementales imposées par la FIFA. Il pourrait même être le premier stade au monde certifié LEED Platine ! Plus de 600 millions d’euros ont été dépensés et payés intégralement par le gouvernement fédéral. Les solutions imaginées pour l’après-coupe du monde seraient de louer le stade aux grandes équipes de Rio et São Paulo, alors qu’elles ont déjà leurs propres stades. Par ailleurs, quels supporters feront 5 heures d’avion pour aller voir leur propre équipe jouer à Brasilia ?
Dans le même ordre d’idées, le gouvernement d’Amazonie envisage de louer le stade de Manaus pour les équipes européennes pendant la saison d’hiver en Europe ! A moins de se moquer des supporters et d’en finir avec l’idée d’un sport populaire, cela paraît bien fantaisiste, les intéressés n’ayant d’ailleurs rien demandé.
Par ailleurs, pour honorer ses engagements envers la FIFA, la pression sur les travailleurs est telle que ce sont eux qui au final risquent leur vie : pas moins de 8 ouvriers ont trouvé la mort dans les chantiers par manque de sécurité. Leurs salaires ne sont pas seulement en retard, mais ils risquent aussi de ne pas recevoir la totalité.
Il suffit de considérer l’exemple sud-africain de la dernière coupe du monde pour s’imaginer ce qu’il adviendra des stades. Depuis 2010, les stades de Newspreut, Port Elisabeth, Polokwane sont très peu utilisés. Lee Cape Town stadium dans la ville du Cap est un emblème de l’inutilité de ces constructions. Le plus grand stade du Cap est abandonné car trop cher, même pour le rugby, le sport sud-africain le plus populaire, faute de moyens. C’est donc une dépense publique nette de plus de 3 milliards d’euros par an, la FIFA ayant refusé de détruire le stade afin de ne pas donner de mauvaise image pour les prochains événements de la Coupe du Monde.
Au Brésil, on calcule qu’il ne faudrait pas moins d’un millier d’années à l’Etat brésilien pour rembourser ces dettes, soit des générations d’emblée sacrifiées. C’est donc bien une vraie question que pose le mouvement contestataire aujourd’hui.
Le problème est-il circonscrit au football, ou au sport en général ?
La compétition sportive en soi n’est pas le débat. La plupart des compétitions sportives n’entraîne pas de telles interrogations, tant qu’elle ne saigne pas l’économie d’un pays. Mais la taille des enjeux financiers de la coupe du monde et les appétits qu’elle suscite pose et met en évidence des choix politiques et des priorités.
En 2013, lorsque les premières manifestations pour plus de moyens pour la santé et l’éducation, l’ancien champion du monde désormais retraité Ronaldo a voulu faire de la pédagogie : « Là, c’est la coupe du monde, et on ne fait pas une coupe du monde avec des hôpitaux ». Il s’agit bien d’un problème de choix politique.
De très gros marchés publics
Les trois plus grosses sociétés de BTP brésiliennes, dont Andrade Gutierrez et surtout Odebrecht avec un contrat à 3 milliards de dollars, qui détient de plus les marchés de l’aéroport international et de la rénovation du port de Rio, sont les grands gagnants. Quel que soit ce qu’il advient, ils toucheront l’argent de l’Etat, qui quant à lui devra compter sur une imagination débordante pour rentabiliser ses stades.
La FIFA, quant à elle, vit à 98% sur les recettes de la coupe du monde, principalement en droits TV et en marketing (soit 3,9 milliards de dollars en 2010). Sa dépendance à l’évènement est totale. Les très grosses entreprises du tourisme, des transports, des medias ont également en jeu de très gros intérêts financiers dans cet évènement.
La coupe est aussi le moment où les projecteurs sont braqués sur le pays. L’enjeu est aussi médiatique. Si les images qui nous viendront de la télévision seront sans aucun doute très séduisantes, ce que verront les touristes étrangers comptera également évidemment beaucoup. Et on a vraiment le sentiment que le gouvernement s’attache en premier lieu à cacher la misère et la balayer sous le tapis.
Depuis quelques années, des campagnes publicitaires gigantesques recouvrent les façades des immeubles du centre de Rio. Leur but : inciter la population à jeter leurs déchets dans les poubelles, ce qui est intéressant à comparer avec la situation sanitaire des favelas où les touristes ne mettront pas les pieds : gestion des déchets, des eaux usées, rien ne semble prévu face à cette situation sanitaire qui constitue le quotidien de ces habitants. En revanche, l’Etat a mis en place en vue de la coupe du monde les UPP, Unités de Police Pacificatrices.
Le massacre des Noirs dans les favelas et les quartiers populaires
Entre Rio de Janeiro et Sao Paulo, la situation dans les favelas est un état de guerre comparable à celle de l’Irak dans ses moments critiques. Les recherches montrent que 140 personnes meurent sous les coups et les balles de la police tous les jours. La « guerre contre le trafic de drogue » est une extermination de la jeunesse noire et pauvre des favelas.
Outre l’expropriation des habitants des favelas pour des spéculations immobilières ; la politique de « pacification » cache en réalité des milliers de morts, une répression très forte et une censure culturelle. Le gouvernement de Dilma pousse en effet des familles entières à la rue, car l’aide du gouvernement (250 euros pour 6 mois) ne leur garantit même pas un loyer de misère.
Dans cette guerre nommée « pacification », à aucun moment les habitants et les travailleurs présents sont pris en compte. Seule importe la survalorisation des zones hôtelières pour la spéculation immobilière en vue des futurs évènements sportifs. Tandis que certaines zones se retrouvent en effet sans conflits, des fusillades vont éclater dans d’autres quartiers pour aller tuer les trafiquants. Entre 1997 et 2012, dans l’Etat de Rio de Janeiro, on compte 12.560 morts par les actions de la police dans les favelas. Les circonstances des morts enregistrées sont nommées « Résistance suivie de mort » et non homicides, et les morts sont systématiquement coupables.
Une fois « pacifiée », la population n’a plus aucune possibilité de participation dans la vie du quartier. N’importe quel évènement culturel nécessite une autorisation policière, que l’on ait affaire à un « baile funk » ou à une simple fête familiale. Dans les écoles, l’Education a délégué à la police militaire la fonction de sécurité. Ainsi, les élèves qui se trouvent dans un conflit scolaire sont considéré d’emblée comme des criminels potentiels et sont soumis à des systèmes de vigilance de façon permanente. Jamais ce type d’opération ne pourrait se produire en dehors des favelas.
La population sous contrôle policier et la criminalisation du mouvement social reflète les séquelles d’une dictature militaire.
Le gouvernement ne s’attendait pas à une mobilisation de massive de travailleurs ces dernières années. Il se prépare maintenant à de nouvelles confrontations. Dilma a déjà affirmé que les forces armées était prêtes à intervenir en cas de besoin pour maintenir l’ordre pendant la coupe du monde, et le Ministère de la Défense a bien publié une autorisation de l’utilisation des forces armées contre d’éventuelles émeutes, le blocage des autoroutes, l’arrêt des activités productives, dégradation du patrimoine public et « invasion » de propriété, qu’il s’agisse en face de mouvement social, institution, association ou organisation non gouvernementale. Cela a déjà été mis en pratique lors des manifestations de juin, en utilisant tout l’arsenal répressif : cavalerie, hélicoptères larguant des bombes de gaz, tirs de balles en caoutchouc, etc. Cela montre bien à quoi la population doit se préparer pour les prochaines semaines.
Les travailleurs entrent sur le terrain
La coupe du monde ne fait finalement qu’exacerber une réalité sociale déjà existante en cristallisant les enjeux dans cette période. La lutte des classes au Brésil a seulement commencé. Les mobilisations pour la réduction du prix des transports en juin 2013 ont ouvert la boite de Pandore pour les autres revendications des travailleurs. Depuis, l’hostilité vers le gâchis publique a augmenté. Les grèves s’intensifient chaque jour dans différents secteurs : le pétrole, les éboueurs, les conducteurs de bus et de métros, la police fédérale, les enseignants, les étudiants, les sans-abri, ainsi que les habitants des favelas qui ont vu leur maison démolie pour la spéculation immobilière.
Les luttes de ces derniers mois a permis aux travailleurs de tester leurs forces, dès lors qu’ils s’organisent, même face à la bureaucratie syndicale. Même la police fédérale prévoit une grève de 24 heures deux jours avant le début de la coupe, ce qui pourrait interrompre tout service de contrôle à l’aéroport.
La coordination des mouvements permettrait de donner une base pour une grève générale de 24 heures. Ensemble, les travailleurs, les jeunes et le mouvement populaire disputeront le terrain de l’utilisation de l’argent public et de la coupe du monde.
Un calendrier commun de luttes pour les revendications : gratuité des transports collectifs, contre les expulsions des habitants des favelas, investissement dans le logement populaire, stop à la peine de mort dans les favelas et les quartiers populaires, 10% du PIB pour l’éducation et la santé, fin de la criminalisation des mouvements sociaux … serait un premier pas vers l’éradication du système de privilèges des parasites capitalistes.
Mariana Campos (militante de la Gauche Révolutionnaire –CIO- France) Alexandre Arnaud.