Côte d’Ivoire : Le risque d’une guerre civile prolongée

Le cessez-le feu du mois d’Octobre n’est guère en mesure de rassurer. Des deux cotés de la ligne de front, l’activité est au réarmement et à la réorganisation des troupes. Les mutins au nord, les forces gouvernementales au sud et à l’ouest, le pays est coupé en deux, sur des bases quasi ethniques.

Article paru dans l’Egalité n°98

Une guerre civile est en gestation, qui peut à tout moment s’approfondir, et qui peut aussi avoir des répercussions sur toute l’Afrique de l’ouest.

L’origine des événements est présentée comme la « simple » décision du gouvernement ivoirien de révoquer 750 soldats. Laurent Gbagbo, président de la Côte d’ivoire, était en voyage en Italie, et cette mesure anodine ne lui avait pas fait reporter son voyage.

Mais cette décision en était une parmi de nombreuses qui s’inscrivait dans une prise en main complète de l’appareil d’état par Gbagbo et ses partisans.

Quelques jours avant la mutinerie du 19 septembre, des journaux d’opposition ont été saccagés par des policiers. Et en fait, nombreux ont été, parmi ceux qui dérangent le pouvoir, ceux qui ont subit intimidation, violence physique ou même assassinat. Car le pouvoir de Gbagbo, a été obtenu lors des élections de 2000, pour le moins contestées. Le principal opposant, Alassane Dramane Ouattara (ADO) avait été écarté de la course aux présidentielles alors qu’il était l’un des favoris. Les USA avaient refusé de reconnaître le résultats des élections et entrepris quelques sanctions. La France, alors dirigée par Jospin, avait soutenu Gbagbo, au motif que son parti, le Front Populaire Ivoirien (FPI) est la section ivoirienne de la deuxième internationale. Rocard avait même fait applaudir la victoire de son « ami et camarade » L. Gbagbo.

Mais ce pouvoir ivoirien n’a rien changé à la situation

Malgré l’immense mouvement de masse qui avait renversé le régime du général Gueï en 2000, Gbagbo a repris peu à peu les mêmes méthodes. Les corps de gendarmerie que Gueï avait mis en place, et qui se payaient en rackettant la population, ont repris leurs habitudes. Les opposants ont subit des pressions et des violences. Le viol est une arme permanente de la terreur policière.

Et puis il y a ce poison raciste qui ne cesse d’être entretenu depuis la fin de l’ère Houphouët-Boigny. Le « père » de l’indépendance, avait conservé tous les liens coloniaux possibles avec la France (notamment le fameux accord secret de 1962 qui a été utilisé pour faire venir les troupes françaises ces dernières semaines), et maintenu une unité de la Côte d’Ivoire en s’appuyant sur le tribalisme, les liens de clientèles, distribuant les portefeuilles ministériels aux différents « chefs » des communautés. On se souvient également que en 1990, la contestation du régime, démarrée dans les universités, avait été sauvagement réprimée. Outtara a été l’un de ses premiers ministres et également un zélé responsable du FMI. Ce qui explique une certaine impopularité. Mais à la mort de Houphouët Boigny, le pouvoir étant vacant, la compétition a été rude et tous les arguments furent utilisés, notamment celui de l’Ivoirité.

C’est un concept raciste que tous les politiciens ivoiriens ont, tour à tour, utilisé et renforcé. Depuis Bédié jusqu’à Ouattara en passant par Guéï. C’est Ouattara qui au nom de ce concept instaura la carte de séjour. C’est au nom de ce principe qu’il sera écarté de la course à la présidence par Gbagbo et Guéï, il sera alors qualifié de non ivoirien.

Dans un pays aux frontières artificiellement découpées par la colonisation française, où sont regroupés de nombreux peuples très différents, un tel concept a renforcé les tensions. De plus, 25 % de la population étant immigrée (il y a notamment 2 millions de burkinabés sur 16 millions d’habitants) elle est directement visée par ce principe. Lors des différents événements, exactions à l’encontre des minorités et meurtres racistes se multiplient. 172 personnes seront assassinées lors des élections présidentielles, essentiellement des gens originiares du nord de la Côte d’Ivoire, qui est majoritairement de confession musulmane (le sud de la Côte d’Ivoire étant majoritairement chrétien et animiste).

Les journaux qui soutiennent le pouvoir de Gbagbo multiplient les messages de haine à l’encontre des populations du nord et des burkinabés. Le présentateur de la chaîne de télévision nationale ayant même appelé à chasser 500 000 burkinabés du pays pour « faire un exemple ».

Qui sont les mutins ?

Accusés par le pouvoir d’être des « terroristes », par les journaux qui le soutiennent d’être au service d’un « axe du mal » qui irait de Ouagadougou (Burkina Faso) à Dakar (Sénégal), les mutins n’ont pas de programme politique ni économique. S’ils ont réclamé le départ de Gbagbo, c’est très tardivement, leurs revendications portant avant tout sur leur réintégration dans l’armée, l’arrêt des discriminations à l’encontre de ceux qui ne sont pas dans le même parti que Gbagbo etc. Même le nom du mouvement est apparu tardivement (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire, MPCI). Par contre, son avance a été rapide, et sans la présence de l’armée française, des combats auraient eu lieu dans la capitale, Yamousoukro. Bien équipés, bien préparés (ils se seraient entraînés au Burkina Faso), ils sont accueillis au nord si ce n’est en libérateurs du moins en amis. Leurs chefs sont soit des gens qui avaient soutenu Gueï puis l’avait lâché (comme l’adjudant Tuo Fozié) soit des militants présentés comme pouvant être proches d’ADO. Mais hormis les élections libres et le départ de Gbagbo, ils n’ont pas de programme pour la Côte d’Ivoire. Ils n’ont pas été non plus capables de tenir longtemps la ville de Daloa, capitale du cacao. Leur soutien dans la population y est plus faible et les producteurs sont plus liés à Gbagbo.

Il semblerait qu’en fait, même s’ils ont certainement reçu une aide extérieure, les mutins aient surtout bénéficié du dépérissement de l’Etat ivoirien. Gbagbo a été incapable de mobiliser suffisamment pour empêcher l’avance des mutins. L’absence de réelle base sociale pour chacune des parties risque de transformer le conflit actuel en guerre civile prolongée, avec l’énorme risque que cela se fasse sur des bases ethniques.

Un pouvoir corrompu et aux abois

Les scandales financiers ont secoué la Côte d’Ivoire notamment autour de la production du cacao. En avril, un rapport rédigé par un expert français, Kouadio, dénonçait les « étranges montages financiers » à la limite de ceux « utilisés par des réseaux indélicats ». Notamment, le rachat d’entreprises d’export de cacao par l’association nationale des producteur de café-cacao de Côte d’Ivoire, présidée par un proche de Gbagbo, H. Amouzou, et à l’aide de fonds destinés au « développement » des activités de l’ensemble des producteurs. Ce rapport vaudra à Kouadio d’être tabassé par des inconnus…

Quant aux violences exercées par les hommes de main du régime, nombreux sont les témoignages qu’ils n’ont guère cessé. Ce qui vaut à Gbagbo d’être appelé dictateur, notamment au nord du pays.

Le gouvernement a donc qualifié la mutinerie d’agression extérieure, organisée par ceux « qui depuis toujours, sont jaloux de la Côte d’Ivoire et veulent la détruire ». Les manifestations se succèdent à Abidjan, et les menaces racistes aussi. Plusieurs étrangers ont ainsi été tués, notamment des maliens, lors de la reprise de la ville de Daloa par les troupes gouvernementales. Le FPI de Gbagbo est devenu un parti nationaliste comme un autre.

Quant au parti qui avait mené la lutte contre le gouvernement de Houphouët-Boigny sur des bases plus à gauche, le Parti Ivoirien des Travailleurs, il comptait plusieurs ministres au gouvernement, et s’est « mis solennellement à la disposition de Laurent Gbagbo et de la défense du pays contre les agresseurs » (déclaration du 02/10).

La main de la France ?

En fait plusieurs événements semblent avoir coïncidé : le délabrement de l’état ivoirien, la colère d’une partie de l’armée et de la population, la volonté de déstabiliser sinon la Côte d’Ivoire du moins Gbagbo par d’autres pays, y compris peut être la France, la misère de plus en plus grande du fait de la chute des cours du cacao en 99 et 2000 (la Côte d’Ivoire en est le premier exportateur mondial, 40 % des exportations)…

Il semble qu’autour du 19 septembre plusieurs tactiques se sont croisées. Gueï a initialement été présenté par le gouvernement comme l’âme des complots contre le président Gbagbo. Il aurait été tué alors qu’il se rendait au siège de la télévision pour se proclamer chef de l’Etat. Cette version s’est révélée complètement fabriquée, Gueï ayant été assassiné dans les locaux de l’archevêché par des militaires au service de Gbagbo. Les journaux proches du gouvernement ivoirien accusent la France d’avoir eu des informations, mais ils savent aussi que le gouvernement avait demandé à la France des experts de la DST qui avaient été envoyé début septembre. C’est donc bien qu’il se tramait quelque chose.

Le bras de fer entre Américains et Français pour l’évacuation des ressortissants cache peut être également quelque chose, et on a vu la France tout faire pour préserver son pré carré impérialiste.

Officiellement, les USA soutiennent Gbagbo malgré « les irrégularités de l’élection présidentielle de 2000 » : ils sont contre « un changement de régime par la force ». La France multiplie les attitudes diplomatiques qui montrent une certaine préférence pour les mutins, notamment par différentes déclarations émanant du parti de Chirac, l’UMP, pour que soient organisées de nouvelles élections. Cela ne serait pas la première fois qu’un changement de majorité en France voit suivre des changements dans les pays africains au gré des amitiés de politiciens et des magouilles. La France a 20 000 ressortissants en Côte d’Ivoire, 200 filiales de groupes français sont implantées dans le pays. La Saur, société de services collectifs et filiale de Bouygues compte 4 000 employés en côte d’Ivoire.

Quelle issue ?

Les événements actuels confirment que la Côte d’Ivoire est entrée dans une phase d’instabilité qui ne cesse de s’approfondir depuis plusieurs années. La crise économique, et la politique des impérialistes, leur compétition pour la main-mise sur ces pays, en sont les principales causes.

Les Ivoiriens n’ont rien a gagner dans une guerre civile qui ne va faire que le jeu des apprentis dictateurs, des politiciens, et des serviteurs zélés du capitalisme comme ADO.

La Côte d’Ivoire est un pays riche mais pour une poignée seulement. Elle a de grandes capacités économiques, exportant aussi de l’électricité… C’est un pays qui pourrait connaître la paix si la domination des capitalistes était renversée.

Que la mutinerie gagne ou perde, qu’un cessez le feu soit trouvé ou pas, d’autres crises vont avoir lieu, et le risque d’une guerre civile prolongée, voire d’une guerre avec certains états voisins n’est pas à écarter. Le rôle de la France, qui joue les arbitres du cessez le feu et a déployé 1 200 hommes sur place qu’elle entend bien laisser encore un certain temps, pour voir de quel coté penche la balance certainement, est une fois de plus odieux et colonialiste.

Les deux camps sont en train de se réarmer, le gouvernement Gbagbo appelle des mercenaires angolais (deux camions d’armes angolais ont été vus à l’aéroport d’Abidjan), les mutins ne commettent pas d’exactions au nord mais comment les choses se passeraient-elles au Sud ?

Le peuple, et notamment les travailleurs ivoiriens n’ont rien à gagner avec aucun des deux camps.

En France, travailleurs, jeunes etc. notamment les employés des multinationales qui opèrent en Côte d’Ivoire, doivent être solidaires du peuple ivoirien, et dénoncer toute mesure qui cherche à maintenir les profits de celles-ci sur le dos du peuple ivoirien.

Nous sommes pour le retrait immédiat des troupes françaises, pour l’arrêt des combats, pour de nouvelles élections mais sans aucune confiance ni à Gbagbo, ni à ADO pour apporter une véritable solution aux problèmes de la Côte d’Ivoire. Ces derniers ne veulent ni rompre avec le capitalisme, ni rompre avec leurs alliés impérialistes qui pillent grâce à eux la Côte d’Ivoire. Ce n’est que parce qu’ils s’organiseront eux même de manière indépendante, que les travailleurs, les paysans pauvres et les jeunes ivoiriens et ivoiriennes pourront mettre fin à la clique des apprentis dictateurs et serviteurs zélés du capitalisme. Les travailleurs et les jeunes ivoiriens, ou immigrés en Côte d’Ivoire doivent pour cela construire un parti qui refuse le racisme, le tribalisme, autour d’un programme d’organisation de l’économie par les travailleurs eux-mêmes au moyen de comité démocratiquement élu. Celle-ci peut se faire, au moyen de la réquisition des richesses du pays, accaparées par les multinationales et leurs représentants, et pour leur redistribution à toute la population. Ainsi organisés autour d’une perspective authentiquement socialiste et démocratique, les militants d’un tel parti pourraient mettre en avant la perspective d’une Côte d’Ivoire enfin débarrassée du colonialisme, du racisme et des risques de guerre civile ou inter-ethnique, une Côte d’Ivoire tolérante où chacun pourrait vivre en paix.

Par Alexandre Rouillard