Rob Jones, article tiré de l’édition de mars 2014 de Socialism Today
Ce dossier a été écrit la semaine dernière, avant les plus récents développements de la crise ukrainienne. Ce texte reste toutefois d’actualité et est d’une grande aide pour comprendre le contexte de la situation actuelle.
L’Ukraine est à nouveau ébranlée par des manifestations de masse. La police anti-émeutes du président Ianoukovitch a violemment pris à partie les manifestants sur la place de l’Indépendance (Maïdan nézalejnosti) de Kiev. À ce jour, 29 personnes ont été tuées, en plus de centaines de blessés graves. En cause : un système politique pourri. Dans un article écrit peu avant ces évènements, Rob Jones analyse les différentes forces à l’œuvre dans la crise ukrainienne.
Les passions se sont autant déchaînées que l’hiver a été rude en Ukraine. Les manifestants occupent les bâtiments du ministère et de la mairie dans la capitale, Kiev, et un peu partout dans le pays, surtout dans l’Ouest. À l’Est, d’où le président Ianoukovitch tire sa principale base de soutien, les autorités locales ont bloqué leurs propres bureaux avec de grands blocs de béton afin d’éviter toute tentative d’occupation. Les manifestants prennent tout ce qui leur tombe sous la main pour construire des barricades. Dans certains endroits, ce sont des piles de vieux pneus ; dans d’autres, des sacs de sable remplis de neige et de glace.
Dix ans se sont écoulés depuis le grand mouvement appelé la “révolution orange”, qui avait été organisé contre les fraudes électorales et qui avait contraint Ianoukovitch à laisser le pouvoir à son rival Viktor Youchtchenko. Youchtchenko n’a pu rester au pouvoir que le temps d’un mandat avant d’en être de nouveau chassé par Ianoukovitch aux élections suivantes. Aujourd’hui, la place de l’Indépendance de Kiev (Maïdan nézalejnosti) est à nouveau remplie de milliers de manifestants qui y campent depuis deux mois dans un village de tentes et de barricades, avec le même but de chasser Ianoukovitch. Le mot “Maïdan” fait depuis partie du vocabulaire politique en tant que symbole de contestation, cette fois sous l’appellation “Yevromaïdan” (place de l’Euro).
Le facteur déclencheur du mouvement a été la décision prise le 21 novembre par le parlement ukrainien de ne finalement pas signer l’“accord d’association” avec l’Union européenne qui aurait dû être signé fin novembre lors d’un sommet européen en Lituanie. Cet accord n’était pas une invitation pour l’Ukraine à rejoindre l’Union européenne – dans le climat économique actuel, l’UE peut sans doute encore se permettre d’intégrer l’un ou l’autre petit pays d’Europe de l’Est (comme la Croatie), mais certainement pas l’Ukraine, qui est à la fois le troisième pays le plus pauvre du continent européen tout en étant le plus grand par sa superficie sur le continent et celui qui a la cinquième plus grande population du continent (Russie exceptée). (Les seuls pays du continent européen à être plus pauvres que l’Ukraine sont la Moldavie, la Géorgie et l’Arménie, dont les PIB par habitant sont à rapprocher de ceux du Ghana et du Pakistan ; le PIB par habitant de l’Ukraine est d’à peine 5100 €, équivalent à celui de l’Algérie ; à titre d’exemple, le PIB par habitant de la France est de 25 000 € ; celui du Kazakhstan est de 9500 €, celui de la Roumanie, 8900 €). Cet accord d’association avait pour but d’encourager l’Ukraine à adopter les soi-disant “valeurs européennes” de “démocratie“ et de “justice”, et surtout à aller vers un accord de libre-échange entre ce pays et le reste de l’Europe.
Selon le premier ministre du moment, Mykola Azarov (qui a été viré en janvier dans une tentative de satisfaire les revendications des manifestants), la décision de reporter la signature de l’accord d’association aurait été prise à la suite d’une lettre du FMI qu’il aurait reçue le 29 novembre, dans laquelle le FMI détaillait les conditions pour le remboursement des emprunts effectués pour sauver l’économie du pays en 2008 et 2010. Selon Azarov, « Les termes consistaient en une hausse du prix du gaz et du chauffage pour la population d’environ 40 %, la promesse de geler le salaire minimum de base au niveau actuel, une importante réduction des dépenses budgétaires, la diminution des subsides sur l’énergie, et la suppression graduelle des exemptions de TVA pour l’agriculture et d’autres secteurs ». Il se plaignait donc du fait que, alors que l’UE fait beaucoup de promesses en parlant des avantages futurs pour l’économie du pays, elle n’est jamais là quand on a besoin d’elle aujourd’hui.
Depuis le début de la crise mondiale, l’Ukraine s’est trouvée dans une situation économique effarante. Entre 2008 et 2009, le PIB est tombé de 15 %, et ne s’est pas relevé depuis. Le chômage officiel est passé de 3 % à 9 % – un chiffre qui sous-estime de beaucoup la situation réelle. La situation désespérée dans laquelle vivent de nombreux Ukrainiens explique pourquoi le mouvement a pris une coloration si pro-européenne, du moins dans ses premiers stades. Beaucoup de personnes, surtout parmi la jeunesse, considèrent l’Union européenne en tant que havre de richesse et de liberté, surtout comparée à l’autre puissance voisine – la Russie. Il suffit de regarder le salaire moyen pour comprendre cela : il est de 250 € par mois en Ukraine (et plus bas dans l’ouest du pays que dans l’est), alors qu’en Pologne, pays européen voisin de l’Ukraine, le salaire moyen est le double.
Lorsqu’ils ont appris que c’est à cause de la pression russe que la signature de cet accord avec l’UE avait été annulée, les étudiants sont descendus dans les rues de l’ouest du pays. À Lviv, la plus grande ville de l’ouest, les revendications étaient très larges : à côté de ceux qui exigeaient du gouvernement la signature de l’accord, on en voyait d’autres qui tenaient des pancartes demandant la fin du contrôle des entrées et sorties et du couvre-feu dans les résidences universitaires (les portes sont généralement fermées à partir de 22 heures).
Le tir à la corde Est-Ouest
La question nationale était déjà bien présente lors de la révolution orange, et continue à jouer un rôle extrêmement important dans le Yevromaïdan. Il y a de fortes divisions entre l’ouest du pays, ukrainophone, et l’est, russophone et beaucoup plus industrialisé. Mais la division linguistique s’est changée en une âpre lutte où tous les coups sont permis, exacerbée par les différentes puissances impérialistes afin de tirer des profits de l’exploitation de l’Ukraine et d’accroitre leur avantage géopolitique. Avant l’éclatement du Yevromaïdan, les puissances occidentales étaient prêtes à faire des concessions au gouvernement ukrainien uniquement parce qu’elles voudraient pouvoir utiliser ce pays en tant qu’“État tampon” afin de restreindre l’influence de la Russie. La Russie veut quant à elle maintenir son influence et utilise l’aide qu’elle fournit au pays afin de renforcer sa position.
Le président Ianoukovitch est généralement considéré comme étant pro-russe mais, depuis son retour au pouvoir en 2010, s’est montré extrêmement pragmatique dans ses relations entre les différentes puissances. Sa première visite officielle après sa réélection était à Bruxelles, où il a affirmé que l’Ukraine ne remettrait pas en question son affiliation au programme d’extension de l’Otan. Juste après, il s’est rendu à Moscou afin d’y promettre de restaurer les bonnes relations entre l’Ukraine et la Russie. Il a cependant résisté à toutes les tentatives de Vladimir Poutine de faire entrer l’Ukraine dans son “union douanière eurasienne” qui inclut la Russie, le Bélarus et le Kazakhstan. Jusqu’à sa décision choc fin 2013, Ianoukovitch semblait être fort enthousiaste au sujet de cet accord d’association.
Au fur et à mesure que la date de signature se rapprochait, la Russie a commencé à imposer de plus en plus de restrictions au commerce. Le volume des échanges entre les deux pays a décru de 11 % en 2012, et encore de 15 % en 2013. Le volume des échanges entre l’Ukraine et l’UE équivaut à peu près à celui avec la Russie, mais vu l’état de l’économie européenne, l’Ukraine n’a pas pu accroitre ses échanges avec l’UE afin de compenser ses pertes avec la Russie. La proposition d’aide européenne, d’un montant de 1,8 milliards d’euros sur dix ans, n’était clairement pas suffisante. De plus, la Russie utilise ses gazoducs à travers l’Ukraine en tant qu’argument supplémentaire.
Cela semble à présent difficile à croire, mais les premières journées du Yevromaïdan se sont déroulées dans une ambiance véritablement festive. Beaucoup d’étudiants considéraient cela comme un grand pique-nique ; ils disaient ne pas vouloir soutenir l’un ou l’autre parti politique. Lors du grand rassemblement du 24 novembre, les discours des principaux partis d’opposition ont fait l’effet de pétards mouillés. La foule scandait « À bas les bandits » – c’est-à-dire, Ianoukovitch et sa clique. Les quelques nationalistes qui cherchaient à provoquer des divisions en huant les “Moskali” (insulte envers les personnes d’ethnie russe) restaient isolés.
Tout cela a changé assez rapidement, début décembre, lorsqu’un orateur du parti d’extrême-droite Svoboda (“Liberté”) a demandé qu’un stand installé là par un syndicat indépendant soit enlevé. Cela a été le signal pour une bande de voyous d’extrême-droite d’attaquer les syndicalistes, brisant même les côtes de l’un d’entre eux.
L’“opposition” politique
Dès le départ trois personnalités, représentant la coalition des partis d’opposition au parlement, ont été le visage de la contestation. Arseni Yatseniouk représente le parti de l’ancienne première ministre (en prison) Ioulia Tymochenko, autrefois surnommée la “princesse du gaz” lorsqu’elle se faisait une immense fortune en contrôlant la plupart des importations de gaz venant de Russie. Elle était un des principaux dirigeants de la révolution orange ; mais une fois au pouvoir, son gouvernement a suivi une ligne économique basée sur un mélange de pro-européanisme et de néolibéralisme, avec une vague sauce populiste très modérée. Le second leader est Vitaliy Klytchko, champion du monde de boxe, dont le parti Oudar (“Coup”) veut l’intégration à l’Union européenne et est lié au Parti populaire européen, le bloc des chrétiens-démocrates (centre-droite) au parlement européen.
La troisième figure de proue est Oleh Tiahnybok, du parti “Liberté”, qui a 37 sièges au parlement et contrôle le gouvernement local dans trois régions. Il s’agit d’un parti d’extrême-droite voire, selon certains, néofasciste. Jusqu’en 2004, ce parti utilisait la svastika comme symbole. Tiahnybok lui-même voue une haine virulente envers toute la gauche, et justifie la collaboration de certains Ukrainiens avec Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale comme ayant été nécessaire afin de « nettoyer l’Ukraine des éléments impurs tels que les Moskali, les Allemands et les Juifs ». “Liberté” tente aujourd’hui de modérer son image pour des raisons électorales, mais joue un rôle de plus en plus dangereux dans le Yevromaïdan, aux côtés de groupes encore plus répugnants, tels que l’union de partis et hooligans fascistes “Secteur droite” (Pravyï sektor).
À la suite du refus de signer l’accord d’association, Ianoukovitch a été forcé de voyager partout dans le monde pour y chercher des fonds. Bien que la Chine ait signé des accords commerciaux d’une valeur totale de 5,6 milliards d’euros, elle est apparue peu encline à apporter une aide directe à l’Ukraine. La Russie a par contre accepté un prêt de 10 milliards d’euro, en plus d’une réduction du prix du gaz naturel de 33 %, bien que cet accord pourrait être fortement remis en question si Ianoukovitch quittait le pouvoir. Tout en aidant l’Ukraine à éviter la faillite sur sa dette dans l’immédiat, l’économie, après trois mois de manifestations permanentes, reste dans un état désespéré.
Une violence étatique croissante
Au moment où cet accord avec la Russie a été conclu, la situation avec le Yevromaïdan échappait déjà à tout contrôle. Les forces de l’État, en particulier la police anti-émeutes, ont tenté d’interrompre le mouvement en attaquant la place de l’Indépendance le 30 novembre à 4 heures du matin (sous prétexte de faire de la place pour pouvoir y ériger le grand sapin de Noël), blessant grièvement plusieurs personnes. Le lendemain, des centaines de milliers de manifestants ont débarqué en guise de réponse à cette attaque par la police, et la contestation n’a cessé de croitre tout au fil de la semaine. La nature des revendications a changé. La signature de l’accord d’association européen est passée au second plan, tandis que de plus en plus de gens réclamaient la démission du président et du gouvernement, et des élections anticipées. Divers groupes se sont mis à occuper des bâtiments administratifs. Même la présidence a été assiégée. Les groupes de droite ont commencé à organiser des milices et des groupes de défense.
L’ampleur renouvelée de la contestation a causé une crise catastrophique au régime. En recourant à la répression, il n’avait fait que provoquer encore plus de colère. Incapable de calmer les manifestants, le gouvernement a voté douze lois le 16 janvier, qui ont été surnommées les “lois dictatoriales”. Ces lois, si elles étaient appliquées, feraient de l’Ukraine un pays aussi répressif que les régimes autoritaires de Russie, du Bélarus et du Kazakhstan. Toute activité “extrémiste” (ce dernier terme n’étant pas défini dans la loi afin de demeurer à la libre interprétation de la police ou des juges) pourrait désormais mener à trois ans de prison ; l’occupation des bureaux administratifs, à cinq ans. Les organisations qui reçoivent de l’argent de l’extérieur seraient à présent considérées comme des “agents étrangers” ; il est interdit de porter des masques, et l’accès à internet a été restreint. La police et les autres agents de l’État reçoivent en outre l’immunité pour tout crime perpétré à l’encontre de manifestants.
Ces lois ont évidemment mené à une nouvelle vague de contestation redoublée. Non seulement la manifestation du week-end qui a suivi l’adoption de ces lois était forte de 200 000 personnes, mais les manifestants les plus radicaux, principalement d’extrême-droite, ont renforcé leur occupation des sièges gouvernementaux. Un groupe fasciste nommé Assemblée nationale ukrainienne – Autodéfense ukrainienne (Oukrayinska Natsionalna Asamléya – Oukrayinska Narobna Samooborona) appelle même maintenant à prendre les armes contre le gouvernement. Partout des rumeurs circulaient selon lesquelles des tanks marchaient sur la ville. La femme d’un policier a révélé à la presse que la police anti-émeutes avait reçu l’ordre d’évacuer leurs familles. La police anti-émeutes a commencé à utiliser des canons à eau, alors que la température est de -10°C.
Mais Ianoukovitch a été le premier à céder. Le 24 janvier, il a commencé à laisser entendre que ses lois dictatoriales allaient être amendées. Quatre jours plus tard, le premier ministre Azarov a proposé sa démission, provoquant dans la foulée la chute du gouvernement. Le régime a utilisé la promesse d’annuler les lois dictatoriales si seulement les manifestants voulaient bien tout d’abord quitter les bâtiments occupés. Ianoukovitch a proposé de former un gouvernement de coalition qui comprendrait Yatseniouk et Klytchko. Il ne fait aucun doute que ces deux-là étaient tout à fait prêts à aller s’installer dans leurs fauteuils ministériels, mais sous la pression des éléments plus radicaux, ils ont été contraints de refuser cette offre, déclarant que la seule option possible pour eux est un “gouvernement du Maïdan” après la démission de Ianoukovitch et de nouvelles élections.
La confusion politique à gauche
Si des élections étaient organisées aujourd’hui, les partis de Yatseniouk et de Klytchko recevraient un bon nombre de voix. Mais leur volonté de collaborer avec Svoboda (“Liberté”) pourrait bien également amener l’extrême-droite au gouvernement. Les dirigeants de l’opposition bourgeoise se sont pris à leur propre piège. Klytchko en particulier, qui se présente comme un véritable Européen et vit d’ailleurs en Allemagne, a cédé face à la pression de l’extrême-droite. Il commence maintenant tous ses discours sur la place de l’Indépendance avec le slogan fasciste “Gloire à l’Ukraine”, auquel la foule répond “Gloire aux héros”.
Ces évènements ont mené à un renforcement apparent du soutien pour Svoboda et pour le Secteur droite. Les causes de tout ceci sont cependant en grande partie à chercher du côté de la gauche, en grande partie responsable. Nommément, le plus grand parti de “gauche” dans le pays, le Parti communiste, a 32 sièges au parlement. Mais, qui l’eût cru, dès que les manifestations ont commencé, son groupe parlementaire a déclaré qu’elle cesserait de demander la démission du gouvernement. Le PC a entièrement soutenu les lois dictatoriales, et s’est plaint du fait qu’elles aient été en partie annulées.
Le PC mène sa politique non en fonction de ce qui servirait au mieux les intérêts de la classe des travailleurs ukrainienne, mais afin de servir les intérêts géopolitiques de la Russie. Tandis que le dirigeant communiste Piotr Simonenko critique l’UE et les États-Unis pour leur scandaleuse intervention directe dans le Maïdan, il dit que l’Ukraine devrait rejoindre l’union douanière russe. Les sections régionales de ce parti ont même tenté d’organiser des manifestations sur ce thème. Cette position, bien sûr, ne fait que renforcer les arguments de l’extrême-droite dans son attaque de la gauche en général, comme quoi elle voudrait abandonner l’indépendance de l’Ukraine afin de satisfaire les intérêts de l’impérialisme russe.
La gauche “anti-système” – celle qui n’est pas représentée au parlement – ne vaut guère mieux. Il ne fait aucun doute que, depuis le début de la révolution orange, la principale caractéristique du pays a été un conflit entre les intérêts des différentes section de la bourgeoisie ukrainienne. Et cela continue aujourd’hui. Parmi les oligarques, ceux qui sont en faveur de l’Occident sont en général ceux qui possèdent des entreprises dans l’industrie légère et les services, tandis que ceux qui investissent dans l’industrie lourde sont plutôt en faveur de la Russie.
Cependant, comme cela s’est produit avec certaines sections des forces de sécurité et de l’appareil d’État, il y a des signes qui montrent que certains des oligarques misent sur les deux tableaux. Même l’homme le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov, qui a toujours soutenu la présidence Ianoukovitch, a condamné l’usage de la violence contre les manifestants, même s’il est ensuite “repassé” au camp Ianoukovitch. Le troisième homme le plus riche du pays, Dmytro Firtash, dont la plus grande partie de la fortune provient du commerce avec la Russie, serait le principal sponsor du parti Oudar mené par Klytchko. Petro Poroshenko, quatrième fortune ukrainienne, est intervenu sur le podium place de l’Indépendance pour demander que l’accord européen soit signé immédiatement. Ses intérêts sont assez clairs : son usine de chocolats Roshen a été la principale victime des sanctions mises en place par la Russie contre l’Ukraine en 2013.
Toute une couche de la gauche anti-système tire la conclusion de ceci que l’ensemble de l’expérience du Maïdan n’est que le résultat d’une simple lutte d’intérêts entre oligarques, sans comprendre en profondeur l’ampleur de la colère de tous ceux qui participent, une colère surtout alimentée par le désespoir sur le plan économique et par la haine envers un gouvernement de plus en plus autocratique. Pour les groupes de gauche issus d’une tradition “communiste”, « ce n’est pas notre lutte ». En particulier, ils ne voient pas d’autres facteurs impliqués dans ce mouvement que l’influence de l’extrême-droite. Par exemple, le groupe Borotba (“La Lutte”), qui a pourtant une position correcte sur la plupart des questions, a décidé d’occuper les bureaux de l’administration à Odessa (une ville essentiellement russophone) afin d’empêcher la section locale de Svoboda de s’en emparer. Même si ses actions sont compréhensibles, ce groupe n’a pas offert la moindre alternative par rapport au Maïdan ou à Ianoukovitch, à part quelques phrases d’ordre général. Car pour faire cela, il est nécessaire de toucher à la question nationale.
Une autre section de la gauche anti-système considère que Ianoukovitch est un fasciste. Pour elle, tout refus de lutter, puisque cela est impossible sans collaborer avec les forces d’extrême-droite, mènera à la victoire du régime fasciste, ce qui signifie qu’il serait dès lors impossible de former la moindre organisation indépendante telle que des syndicats ou des partis politiques indépendants. Son intervention dans le mouvement n’a pas non plus cherché à proposer une alternative, et elle se retrouve donc à suivre les dirigeants de l’opposition pro-capitalistes.
Le soutien pour l’extrême-droite
Bien que le soutien pour les groupes d’extrême-droite semble s’être accru au cours de ce mouvement, il ne bénéficie pas d’une base stable. Svoboda n’est parvenue à remporter des succès qu’en cachant sa véritable nature aux yeux des masses. Il n’y a pas si longtemps encore, Svoboda critiquait tout discours visant à favoriser l’intégration à l’Europe en tant que « acceptance du cosmopolitanisme, de l’empire néolibéral qui mènera à la perte totale d’identité nationale avec la légalisation du mariage homosexuel et l’intégration d’immigrés venus d’Afrique et d’Asie dans une société multiculturelle ». Trois jours à peine après le début du Yevromaïdan, la section de Lviv de Svoboda organisait une marche au flambeau avec des drapeaux suprématistes blancs en solidarité avec l’Aube dorée grecque. Mais tellement de gens étaient dégoutés par de telles positions, que Svoboda a dû temporiser la plupart de ces interventions. Le Secteur droite, par contre, ne cache pas sa position. Pour lui, l’Union européenne est « une structure anti-chrétienne, anti-nationale, dont le vrai visage est celui de défilés gays et d’émeutes ethniques, avec la légalisation des drogues et de la prostitution, des mariages homos, l’effondrement de la moralité et un véritable déclin spirituel ».
Certains parmi les manifestants qui suivent les nationalistes disent qu’ils le font non pas parce qu’ils soutiennent les idées des nationalistes, mais parce que ce sont eux qui organisent le mouvement. Un tel soutien n’est pas fait pour durer. D’ailleurs, selon au moins trois sondages d’opinion effectués en janvier, le soutien envers Svoboda a drastiquement chuté depuis les dernières élections. Malheureusement, la simple présence de l’extrême-droite donne de plus au régime une arme de propagande très puissante qu’il utilise dans l’est du pays, où pour une vaste majorité de la population, l’idéologie fasciste est toujours associée aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
La grande faiblesse du mouvement actuel, qui était d’ailleurs tout aussi présente lors de la révolution orange, est le manque d’une alternative claire de gauche et pro-travailleurs, capable de donner au mouvement un véritable caractère révolutionnaire. Depuis qu’il a commencé en novembre, nombre de ses participants ont exprimé leur opposition à l’ensemble des partis politiques existant. Ce n’est que dans pareil vide que l’extrême-droite est capable de se tailler la position qu’elle occupe à présent. Si une véritable force de gauche avait existé et était intervenue de manière décisive dans ces évènements, les choses en auraient été tout autrement.
Le rôle du mouvement des travailleurs
Cette nécessité d’une alternative de gauche est démontrée par la crise économique qui se prolonge. L’Ukraine est déjà en récession depuis 18 mois et, bien que la banque centrale ukrainienne ait mis en place un plan de soutien de la monnaie nationale (la hryvnia) pour un montant de 1,4 milliards d’euros en janvier, son cours a quand même chuté de 10 % en novembre. Pour les économistes, le pays se trouve face au risque imminent d’un nouveau défaut de paiement. Ni l’alliance avec l’Union européenne, ni rejoindre l’union douanière russe ne pourront sortir l’Ukraine de l’abysse.
Il est clair que le gros de la lutte devrait concerner les salaires et les conditions de travail. On voit Ianoukovitch faire le tour du monde à la recherche d’un prêt de 10 milliards d’euros pour sauver l’économie, alors que son ami Akhmetov possède déjà cette somme sur son compte en banque. L’industrie et les banques ukrainiennes doivent être nationalisées afin que les ressources du pays puissent être utilisées dans l’intérêt de tous ses citoyens et non pour les profits de quelques oligarques. Si elle faisait cela, l’Ukraine n’aurait plus à se tourner sans arrêt vers l’UE ou vers la Russie pour mendier leur aide. Il faut construire de véritables syndicats, capables de mener la lutte pour des conditions de vie décentes pour tous.
Le mouvement ouvrier doit se placer à la tête de la lutte pour les droits démocratiques. Le mouvement actuel a raison d’exiger la démission de Ianoukovitch et d’appeler à de nouvelles élections. Mais tout ce que cela signifierait aujourd’hui serait le retour d’un nouveau gouvernement de coalition avec les mêmes partis qui étaient au pouvoir après la “révolution” orange, en plus de l’extrême-droite de la Svoboda. Il est donc absolument nécessaire que la classe ouvrière s’organise afin de construire son propre parti des travailleurs de masse, un véritable organe indépendant capable de défendre les intérêts de tous les travailleurs dans le pays et de se battre pour le pouvoir politique. Le parlement actuel est dominé par des politiciens qui ne représentent que les intérêts des oligarques. C’est au mouvement ouvrier à diriger la lutte pour aller vers une assemblée constituante à laquelle participeront des représentants des travailleurs, des étudiants, des chômeurs et des pensionnés d’Ukraine, afin d’ensemble décider de quel type de gouvernement ils ont besoin.
Plus important encore, la gauche et le mouvement des travailleurs doit adopter une position claire et sans équivoque sur la question nationale. La division du pays selon des lignes nationales ne bénéficie qu’aux oligarques, aux puissances impérialistes et aux multinationales. Des conditions de travail et des salaires décents, des droits démocratiques et un gouvernement des travailleurs ne peuvent devenir une réalité que si la classe ouvrière est unie dans la lutte.
Il est donc essentiel que la classe ouvrière rejette tous ces politiciens qui veulent vendre le pays à la Russie ou à l’Europe, ou qui voudraient établir un régime basé sur la domination d’une nationalité sur une autre. Un mouvement des travailleurs uni doit accorder tout son soutien au développement de la langue et de la culture ukrainiennes, tout en défendant les droits de ceux qui parlent russe. Tout en soutenant le droit à l’auto-détermination, la gauche doit insister sur la nécessité d’une lutte unie de l’ensemble de la classe des travailleurs ukrainiens.
La population ukrainienne est confrontée à de nombreux problèmes, auxquels les politiciens tels que Yanoukovitch, Klytchko, etc. n’ont pas la moindre solution ; et ce n’est pas le fait de rejoindre la Russie ou l’Europe qui changera quoi que ce soit non plus. L’éventuelle victoire de l’extrême-droite rassemblée autour de Svoboda ou de Secteur droite ne fera que mener l’Ukraine vers les journées sombres des conflits ethniques et de la dictature réactionnaire. La seule issue est la lutte pour l’établissement d’un puissant mouvement uni de tous les travailleurs, associé à un parti des travailleurs de masse, capable de s’emparer du pouvoir. Il faut mettre en place une société socialiste, basée sur la propriété nationalisée de l’industrie, des banques et des ressources naturelles, dans le cadre de la planification démocratique par les travailleurs ; une Ukraine unie, indépendante et socialiste, dans le cadre d’une confédération plus large d’État socialistes.