Soudan – Les masses révolutionnaires doivent mettre fin à la violence contre-révolutionnaire des généraux

Une lutte brutale pour le pouvoir est en cours au Soudan. Le 15 avril, de violents affrontements ont éclaté entre différentes factions des forces armées. Les civils se sont brusquement retrouvés dans des zones de guerre, en particulier dans la capitale Khartoum. Les morts se comptent déjà par centaines et les blessés par milliers. Une crise des réfugiés est en train de se développer, les civils se précipitant pour fuir les combats. La guerre civile constitue désormais une menace sérieuse, surtout si l’on tient compte des différents pouvoirs régionaux et ethniques des différentes factions, ce qui risque d’entraîner la désintégration du Soudan, comme cela s’est produit ailleurs dans la région, par exemple en Libye et en Syrie.

Le retour au règlement des différents par la voie du conflit armé par la clique militaire au pouvoir est la manifestation la plus nette à ce jour de la réaction contre la révolution soudanaise, qui a connu des hauts et des bas depuis décembre 2018. La revendication centrale de la révolution est de remplacer la dictature militaire par la démocratie et un régime civil. La société soudanaise est déterminée à mettre fin à la brutalité et à l’arbitraire du régime militaire, et à ramener la paix et la stabilité dans la vie quotidienne. Pour la classe ouvrière et les pauvres en particulier, la demande du retrait total des militaires du gouvernement et de « démocratie » fait partie de la lutte pour forger une arme que la majorité peut brandir pour mettre fin à la pauvreté, créer des emplois, augmenter les salaires et développer les services, la santé et l’éducation.

Ce conflit est le signe d’une confiance accrue dans la capacité des différentes factions de la clique dirigeante à résister aux exigences de la révolution, alors même qu’elles risquent d’être anéanties les unes par les autres. C’est le symptôme d’une révolution qui est dans l’impasse et qui recule. Malgré la détermination et l’héroïsme, en particulier des jeunes des « comités de résistance » de quartier, la mainmise de la classe dirigeante sur l’État, l’armée et l’économie n’a pas été brisée. Au contraire, on lui a donné à plusieurs reprises l’espace nécessaire pour se regrouper.

Les masses entourant les militaires, Soudan avril 2019 (Photo : CC)

Les chefs de guerre

D’un côté, le général Abdel Fattah al-Burhan, chef des forces armées soudanaises (SAF) et du conseil de gouvernement, orchestre la barbarie en cours. De l’autre, le général Mohamed Hamdan Dagalo (alias Hemedti, ou « petit Mohammed »), chef des Forces de soutien rapide (FSR) et chef adjoint du gouvernement. Le conflit a déjà pris un caractère existentiel pour ces deux chefs de guerre. Al-Burhan a ordonné la dissolution des Forces de soutien rapide, tandis que Hemedti a dénoncé Al-Burhan comme un criminel qui doit être traduit en justice ou « mourir comme un chien ». Ils sont obligés de se battre jusqu’au bout, maintenant que la bataille a commencé. L’un doit porter un coup suffisamment violent pour éliminer l’autre en tant que rival, sous peine d’être lui-même éliminé.

Al-Burhan et Hemedti sont tous deux des créations du régime militaire au pouvoir depuis 1989. Leur rivalité a été sciemment encouragée au cours de cette période. Le FSR a été créé à partir de la célèbre milice Janjaweed de Hemedti pour faire contrepoids à l’armée « officielle », les Forces armées soudanaises, dirigées par Al-Burhan. L’une pouvait être opposée à l’autre en fonction de la situation.

Au Soudan, comme dans de nombreux pays ex-coloniaux, l’armée, qui constitue souvent la force sociale la plus cohérente au sein de classes dirigeantes néocoloniales faibles et restreintes, utilise la force pour contrôler l’État et dominer l’économie capitaliste. Un rang militaire élevé et la capacité de déchaîner une force écrasante contre des rivaux sont utilisés pour construire et défendre des empires commerciaux. La caste des officiers soudanais s’enrichit considérablement en possédant des banques, des sociétés d’import-export, des minoteries et des sociétés de transport et de carburant. Les bénéfices tirés de ces entreprises achètent à leur tour la loyauté des soldats placés sous leur commandement. Hemedti, par exemple, a amassé une fortune en s’emparant de mines d’or. Quel que soit leur statut « officiel », les unités de l’armée et de la police, les forces spéciales, les agences de renseignement et les milices irrégulières deviennent de facto des armées privées qui doivent leur loyauté à des officiers spécifiques. Cette situation s’est tellement développée au Soudan que les différentes factions ont même des politiques étrangères indépendantes et mutuellement exclusives.

Toutes les factions étaient cependant unies par la nécessité pour l’armée de maintenir un contrôle politique général. La révolution a menacé cette situation. Jusqu’à présent, elle avait contraint Al-Burhan et Hemedti à limiter leur rivalité et à marcher globalement au pas l’un de l’autre, manœuvrant contre la révolution, à différents stades, par différentes combinaisons de concessions, de cooptations et de répressions.

Sous la pression du mouvement de masse, les deux généraux ont joué un rôle clé en avril 2019 dans l’exécution du coup d’État de palais qui a renversé le président Omar al-Bashir, au pouvoir depuis 1989. Leurs espoirs d’apaiser le mouvement de masse et de le démobiliser ne se sont pas concrétisés. Après l’échec de la répression brutale, le régime s’est rendu compte qu’il était impossible de gouverner à l’ancienne, du moins pour le moment (voir ici, article en anglais). Un gouvernement de « partage du pouvoir » a été formé en août 2019 entre l’armée et des sections du mouvement révolutionnaire, non sans susciter des interrogations de la part de son aile la plus radicale (voir ici, article en anglais). Al-Burhan et Hemedti ont siégé en tant que président et vice-président d’un nouveau conseil de gouvernement, aux côtés d’un Premier ministre civil, Abdullah Hamdok. En octobre 2021, Al-Burhan et Hemedti ont coopéré à un coup d’État qui a destitué Hamdok (voir ici, article en anglais). Cependant, malgré le mécontentement général à l’égard du premier ministre, des manifestations de masse ont contraint les généraux à battre à nouveau en retraite, du moins partiellement. Hamdok a été rétabli dans ses fonctions, mais avec des pouvoirs très réduits. La poursuite des manifestations a ensuite contraint Hamdok à démissionner en janvier 2022, laissant Al-Burhan et Hemedti à la tête d’une junte militaire de facto.

Tout au long de ces années de révolution et de contre-révolution, les manœuvres désespérées d’Al-Burhan, de Hemedti et du régime se sont déroulées sous la pression de vagues successives de luttes de masse héroïques et déterminées. Les généraux se sont révélés tout à fait incapables de tromper les masses qui s’opposent fermement à la dictature militaire et aux différentes feuilles de vigne utilisées pour la déguiser. Le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) a analysé chaque phase de la révolution telle qu’elle s’est déroulée entre 2018 et 2021.

Évolution du mouvement

Dans la première phase de la révolution, la figure d’Al-Bechir, président de 1989 à 2019, a servi de paratonnerre aux différents griefs de toutes les couches de la société. Une très large coalition d’opposition multi-classes, les Forces pour la liberté et le changement (FFC), s’est développée autour de l’appel à sa destitution. Cependant, une fois cette étape franchie, des désaccords sont inévitablement apparus sur la marche à suivre. Ceux-ci se sont considérablement aggravés après le coup d’État de 2021, et le mouvement s’est divisé, de manière générale, en deux ailes. Les « pro-coup » et les « anti-coup », c’est-à-dire ceux qui étaient prêts à coopérer avec l’armée et ceux qui ne l’étaient pas.

Après avoir accepté l’invitation à revenir en tant que Premier ministre suppléant, Hamdok s’est positionné de manière décisive comme une figure « pro-coup ». Le fait qu’il ait été contraint de démissionner quelques mois plus tard sous la pression des manifestations de masse a montré que l’aile « anti-coup d’État » avait le vent en poupe, et ce de manière décisive. Les manœuvres anti-démocratiques des militaires pouvaient encore être bloquées malgré les rangs grandissants des transfuges et des collaborateurs.

Privé de sa feuille de vigne, le régime a intensifié la répression contre la révolution. Simultanément, les puissances impérialistes, en particulier les États-Unis mais aussi le Royaume-Uni et l’Union européenne, ainsi que les puissances régionales (et les dictatures) telles que l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ont multiplié leurs interventions diplomatiques. Des pressions ont été exercées sur le régime et sur des sections du mouvement « anti-coup d’État » pour qu’ils travaillent ensemble. Le fait que ces puissances aient dû condamner le coup d’État – au moins publiquement – et se positionner en faveur d’un régime civil est un autre clin d’œil au pouvoir de la révolution. Cependant, le point de départ de leurs interventions est fondamentalement antidémocratique : la révolution doit négocier avec le régime militaire et une place doit lui être trouvée, ainsi qu’à ses dirigeants dont les mains dégoulinent de sang, dans un futur Soudan « démocratique ».

Parallèlement à ces interventions « officielles », un réseau complexe de réseaux plus opaques complique encore la situation. Par exemple, le groupe russe Wagner est actif au Soudan, collaborant notamment avec Hemedti pour assurer une source d’or indépendante au régime de Poutine et à sa guerre en Ukraine face aux sanctions occidentales. Le journal The Observer a révélé le rôle du chef de guerre libyen Khalifa Haftar dans le soutien à la RSF, dont des détachements ont combattu dans la guerre civile au Yémen.

Malheureusement, ces interventions et ces influences, combinées à l’absence d’une voie claire pour les forces « anti-coup d’État », y compris de la part de ses organisations les plus consciemment antimilitaristes et radicales, ont eu pour effet d’aggraver les divisions au sein du mouvement. En juillet 2022, Al-Burhan s’est senti suffisamment sûr de lui pour annoncer son intention d’ouvrir des négociations dirigées par l’armée sur un nouvel « accord national » afin de planifier un retour à un régime civil. Quelques semaines plus tard, Hemedti annonce son soutien au processus. Cette annonce a consolidé une scission au sein du FFC, qui s’est divisé une fois de plus en deux ailes, l’une « anti-accord » et l’autre « pro-accord ». Cette dernière a signé un « accord-cadre » avec l’armée en décembre. Il semble que les forces FFC « pro-accord » soient dominées par des éléments dont le soutien à la révolution a toujours été opportuniste – par exemple différents groupes rebelles armés et des partis politiques vieux de plusieurs décennies, si inefficaces qu’ils ont été largement accommodés par la dictature militaire.

Une telle scission n’est pas un recul. Elle doit être mise à profit pour clarifier et consolider les véritables forces antimilitaristes et pro-démocratiques en tant qu’aile révolutionnaire plus consciente autour d’un programme susceptible d’unir tous ceux qui sont exploités par le régime militaire. Mais ce ne sera pas la fin du chemin à parcourir pour construire une force capable de renverser les militaires et de transformer le Soudan. À un certain stade, une différenciation de classe se pose au sein de l’aile révolutionnaire. Même après le départ des forces « pro-accord », il s’agit toujours, fondamentalement, d’un mouvement interclassiste. Une action unie contre le régime militaire est possible, mais des conflits se développeront, en particulier sur l’ordre politique et économique futur du Soudan post-révolutionnaire. Cela entraînera d’autres scissions avec les forces pro-capitalistes, qui sont inévitables et nécessaires. Les socialistes, les marxistes authentiques, les militants ouvriers et la jeunesse révolutionnaire doivent s’y préparer en élaborant un programme qui associe les revendications démocratiques du mouvement à un programme visant à réaliser les aspirations de la classe ouvrière et des masses pauvres à une transformation fondamentale de leur niveau de vie. Pour les jeunes en particulier, quelle que soit leur appartenance de classe, un choix conscient doit être fait maintenant pour se tenir du côté de la classe ouvrière et des masses pauvres et pour la transformation socialiste du Soudan.

Jeux de pouvoir

Le début des combats entre les forces d’Al-Burhan et d’Hemedti coïncide avec la date limite pour la finalisation de l’« accord national ». L’« accord-cadre » proposait l’absorption du RSF par les SAF dans un délai de deux ans. Hemedti en accepte le principe mais propose un délai de onze ans. Le désaccord sur le calendrier découle des calculs des deux généraux sur les manœuvres que chacun doit effectuer pour émerger à la tête de la future force combinée – et être le véritable pouvoir derrière tout futur gouvernement nominalement « civil ». Al-Burhan s’appuie sur les organisations « pro-accord » et sur les puissances impérialistes et régionales qui parrainent le processus pour acculer Hemedti. Si l’absorption se produit rapidement alors qu’il est en sécurité à la tête de la SAF, la base de pouvoir de Hemedti peut être affaiblie, le forçant à jouer un rôle subordonné permanent.

Malheureusement pour Al-Burhan, et tragiquement pour le peuple soudanais, Hemedti est trop rusé pour tomber dans le piège. Avec l’enlisement de la révolution, il se sent suffisamment libre pour s’opposer à Al-Burhan et régler leur lutte pour le pouvoir par la force. Cependant, une révolution dans l’impasse, voire une révolution en retraite, n’est pas une révolution vaincue. En fait, aucune défaite décisive n’a été infligée aux masses tout au long du processus révolutionnaire qui dure maintenant depuis des années. Reflétant les profondes racines de la révolution, Al-Burhan et Hemedti estiment tous deux nécessaire de faire appel à ses objectifs démocratiques pour justifier leur barbarie contre-révolutionnaire.

Le tournant

Pour l’instant, les généraux refusent de céder aux pressions des puissances impérialistes et régionales en faveur d’un cessez-le-feu. La plupart des organisations pro-démocratiques, toutes tendances politiques confondues, ont également appelé à un cessez-le-feu immédiat. La révolution doit trouver un moyen d’intervenir dans la situation et d’imposer le souhait démocratique du peuple pour la paix.

L’éclatement d’une guerre ouverte est bien sûr un terrain extrêmement défavorable à la poursuite du travail révolutionnaire. Les militants risqueront leur vie pour l’entreprendre. The Economist a cité Ahmed Ismat, porte-parole des Comités de résistance dans le sud de Khartoum, qui a déclaré : « Nous ne soutenons aucun des deux camps… Toute guerre signifie la fin de la révolution ». Il est juste de ne prendre parti pour aucun des deux généraux et il est compréhensible que la première réaction des militants et des révolutionnaires soit le choc, voire le désespoir. Mais Ismat n’a pas raison en ce qui concerne la relation entre la guerre et la révolution.

Le déclenchement actuel d’un conflit armé n’est pas un phénomène distinct du processus révolutionnaire en cours au Soudan depuis 2018. La révolution a bouleversé la société soudanaise. Le renversement d’Al-Bachir a créé un vide de pouvoir au sein de la société et de la classe dirigeante. Un double pouvoir incomplet sous la forme du mouvement révolutionnaire, a mis en échec la capacité de la classe dirigeante à rétablir l’équilibre politique et social à sa guise. Il a également contraint les généraux à repousser la question de savoir qui succéderait à Al-Bashir en tant qu’homme fort, notamment parce que la survie du régime lui-même était mise en doute. Mais il a survécu. La révolution n’a pas réussi à s’imposer de manière décisive dans la vacance du pouvoir. Les révolutionnaires n’ont pas le luxe de fermer les yeux sur le fait que ce conflit est en fin de compte le produit d’une révolution incomplète.

Les choses se règlent maintenant par les armes. La classe dirigeante profitera de la couverture du conflit pour régler ses comptes avec la révolution. Le vainqueur final s’efforcera probablement de l’étouffer une fois pour toutes. Une génération de révolutionnaires risque d’être noyée dans le sang. C’est ce qui risque d’arriver si les masses révolutionnaires ne s’affirment pas comme un facteur décisif pour mettre fin au conflit. Il est vrai que la guerre peut traverser et faire dérailler les révolutions. Mais la guerre peut aussi lui servir de sage-femme. C’est sur cette perspective que les masses révolutionnaires doivent s’appuyer.

Une voie doit être ouverte aux militaires des deux camps. Un appel doit être lancé pour qu’ils ne soient pas utilisés comme des pions par les généraux contre-révolutionnaires contre le peuple soudanais. Au contraire, la base doit suivre l’exemple des Comités de résistance et former ses propres organisations de base autour d’un programme de défense de la révolution par l’arrestation des officiers supérieurs, le verrouillage des bases militaires et la mise en cache de toutes les armes. Le pouvoir sur la question de la guerre et de la paix peut être placé sous le contrôle démocratique du peuple révolutionnaire.

Une telle campagne doit se dérouler simultanément avec la création par les Comités de résistance d’organisations de défense des quartiers pour protéger les quartiers populaires et pauvres, à la fois contre leur transformation en champs de bataille et contre les incursions militaires qui utilisent le conflit comme prétexte pour régler des comptes avec les activistes. La question de savoir quelles formes d’action de masse – grèves, marches, etc. – pourraient être efficaces pour imposer un cessez-le-feu doit être débattue.

Le mouvement révolutionnaire doit se préparer à émerger, à travers les divisions et les ruptures qui ont englouti le régime militaire, en tant que pouvoir décisif au Soudan. Un gouvernement révolutionnaire des travailleurs, des pauvres et de tous ceux qui sont opprimés par les propriétaires terriens et le capitalisme pourrait alors imposer la paix, convoquer une assemblée constituante révolutionnaire, éventuellement sous la forme d’une conférence des comités de résistance et d’autres organisations populaires de masse, afin de mettre en place des institutions véritablement démocratiques et, par l’adoption d’un programme socialiste pour l’économie, de transformer le niveau de vie des masses. En somme, il s’agit de transformer la révolution soudanaise en une révolution consciemment socialiste, capable de détruire les relations sociales capitalistes sur lesquelles repose en fin de compte la concurrence des généraux.

Sean Figg, article paru en anglais sur le site du CIO, 25 avril 2023