Russie : des manifestations massives contre Poutine balaient villes et villages

Manifestation de masse à Saint-Pétersbourg, 23 janvier 2021

Samedi 23 janvier, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans les rues de Russie pour protester contre les forces brutales du régime dictatorial de Vladimir Poutine. Des manifestations de masse ont eu lieu dans au moins 65 villes. Dans tout le pays, trois mille manifestants auraient été arrêtés et détenus.

Cette journée dramatique marque un nouveau chapitre dans l’histoire de la Russie. Même en 2012, lorsque jusqu’à 100 000 personnes ont manifesté contre Vladimir Poutine, elles se trouvaient pour la plupart dans les villes occidentales, et notamment à Moscou. La « sortie » de ce samedi, appelée par l’ennemi juré de Poutine, Alexeï Navalny, a commencé dans la ville de Vladivostok, en Extrême-Orient, avec au moins 3 000 manifestants qui ont bravé le froid extrême et les matraques de la police anti-émeute. Les autorités locales de cette ville ont ensuite fait état de 500 arrestations. Plus au nord et à l’ouest, à Yakoutsk, les manifestants ont dû affronter des températures encore plus basses, moins 50 degrés, avant d’être poursuivis, tabassés par la police anti-émeute, arrêtés et entassés dans des fourgons en attendant une mise en détention.

Navalny lui-même est rentré en Russie le 17 janvier, après avoir quitté l’Allemagne où il se remettait d’une tentative d’assassinat ratée des agents de Poutine en août dernier. Il a été arrêté à l’aéroport de Moscou vers lequel son avion a été détourné – loin des partisans qui sont venus l’accueillir. Il a été accusé le lendemain d’avoir violé sa liberté conditionnelle… en se trouvant en Allemagne (il avait été ouvertement transporté par avion en Allemagne pour y recevoir un traitement salvateur en toute connaissance des autorités de l’État). Maintenant, Navalny doit comparaître au tribunal le 2 février pour répondre aux accusations de détournement de fonds, que peu de gens croient fondées. Il pourrait être condamné à 10 ans de prison et/ou à un long séjour dans une colonie pénitentiaire. Le type de verdict qui sera rendu dépend beaucoup de l’évolution du mouvement qu’il a lancé.

Ce qui a énervé les autorités autant que son retour en Russie, c’est la vidéo de deux heures qu’il a lancée quelques jours plus tard. Elle révèle des images dévastatrices du prétendu « palais » secret de Poutine sur la mer Noire, construit avec 1,35 milliard d’euros de l’argent des contribuables. Il est « situé sur un domaine 39 fois plus grand que Monaco, avec patinoire souterraine, casino, bar à chicha de velours rouge et barres de pole dance ». (Economist, Londres, 23 janvier). La vidéo a été vue au moins 70 millions de fois dans les premiers jours suivant sa parution.

Les manifestants n’ont pas tardé à tourner Poutine en dérision sur ce luxe à la Ceausescu. Des palais d’imitation ont été construits dans la neige et détruits avec joie. Samedi, une femme âgée a déclaré avec colère à des journalistes de télévision étrangers : « Les gens fouillent les poubelles pour trouver de la nourriture dans ce pays et il se construit un palais ! » Les manifestants sont allés plus loin que de demander la libération de Navalny et l’abandon des charges retenues contre lui. Le cri de « Ykhadi » est maintenant largement entendu ! (« Partez ! ») – adressé au président russe, Poutine, tout comme il l’a été en Biélorussie contre le président autoproclamé, Loukachenko.

Comme à Minsk, donc dans la capitale russe, dimanche dernier. Des milliers de manifestants qui se sont déversés sur la place Pouchkine, non loin de la place Rouge et du Kremlin, ont été saisis et brutalement tabassés par la police anti-émeute. Selon les rapports, au moins 40 000 personnes se trouvaient dans les rues de Moscou. Une cacophonie de klaxons a retenti en signe de solidarité pendant les arrestations violentes, notamment celle de Lioubov Sobol, l’un des rares porte-paroles de Navalny encore « en liberté », et de la femme de Navalny, Yulia (elle a affiché une photo de l’intérieur du fourgon de police qui l’a emmenée en disant : « Désolée pour la qualité de la photo. Il fait sombre à l’intérieur de ce fourgon »). Un chauffeur de voiture a fait voler une paire de sous-vêtements comme un drapeau, pour narguer les autorités qui ont fait échouer la tentative de meurtre de Navalny en mettant Novichok en sous-vêtements !

Navalny

Après avoir été transporté par avion à Berlin et ramené à la santé dans le célèbre hôpital de la Charité, Alexeï Navalny aurait pu rester un « invité » d’Angela Merkel et ainsi servir de matraque aux soi-disant démocraties occidentales pour porter des coups à la dictature de Poutine. Mais dans ce cas, il aurait disparu de la scène publique et aurait échoué dans son objectif politique. Sa « mission » est de mettre fin à la dictature de Poutine et des oligarques en Russie et il est clair qu’il a développé une énorme popularité.

Navalny a des réseaux de partisans et de militants dans toute la vaste Fédération de Russie. Bien qu’incapables de créer un parti en tant que tel, ils défient tous les candidats pro-Poutine en soutenant presque tous ceux qui s’opposent à eux. Navalny et son équipe ont complètement volé la vedette aux partis d’opposition traditionnels, y compris le « Parti communiste » de Guennadi Zhyouganov. Ce parti a été discrédité par son incapacité à tenir tête à Poutine, même lors du référendum manifestement truqué de l’année dernière. Ce vote a « approuvé » les changements apportés à la constitution qui donnent effectivement à Poutine la présidence à vie et protège ses vastes richesses et propriétés.

Le soi-disant Parti libéral démocrate, également dirigé par un politicien chevronné, Vladimir Jirinovski, qui n’est ni libéral ni démocratique, a fait plus de progrès en raison de sa position contre Poutine. Il a obtenu une majorité aux élections régionales de Khabarovsk l’année dernière, ce qui a beaucoup contrarié le président. Mais fondamentalement, les partis dits « communistes » et libéraux-démocrates refusent de défier Poutine et sont tolérés parce qu’ils donnent une image fictive des partis « d’opposition » siégeant au Parlement. La campagne de Navalny, si elle bat son plein, peut infliger de lourds coups au parti Russie Unie de Poutine lors des élections parlementaires prévues en septembre.

Électeurs

La mise au jour de la corruption, du népotisme et de la kleptocracie par Navalny a fait peser sur lui la lourde charge du système judiciaire « cadré » de Poutine. Avant d’être empoisonné, Navalny devait comparaître devant le tribunal pour avoir jeté le discrédit sur le président et ses hommes à propos de leurs gains mal acquis et de leurs vastes richesses. Poutine est le plus riche de tous les oligarques de Russie et l’un des plus riches au monde. Il n’est pas étonnant qu’il ait essayé d’éviter que la vérité ne soit dévoilée au cours d’une procédure judiciaire. L’équipe de Navalny a réussi à faire admettre à un agent de sûreté que Poutine avait effectivement ordonné son assassinat (cet agent risque maintenant 10 ans de prison).

L’aide du gouvernement allemand a donné lieu à des parallèles erronés avec celle donnée par l’empereur Guillaume II pour permettre le retour de Lénine et d’autres militants socialistes exilés à Petrograd, ville révolutionnaire, en avril 1917.

Mais Navalny n’est pas Lénine. Son point de vue, comme celui des principaux opposants biélorusses qui se sont fait voler leur victoire électorale, n’est pas anticapitaliste, et il n’a aucune affinité avec le socialisme. Son soutien est venu principalement de la couche moyenne de la société. Il est contre le règne des oligarques et pour les libertés démocratiques fondamentales, déclare-t-il, pour créer un capitalisme « propre », mais cela ne peut pas exister.

Jusqu’à présent, il n’y a eu que peu ou pas d’implication organisée ou spontanée de la classe ouvrière russe, encore vaste et très exploitée, dans le mouvement démocratique. Néanmoins, le défi lancé par Navalny au régime de Poutine gagne en popularité auprès de la jeunesse – les étudiants des lycées et des universités. Il est attractif pour tous ceux qui souffrent des déprédations et des difficultés quotidiennes de la vie dans la Russie d’aujourd’hui et souligne la nécessité de mettre en place des organisations fortes sur les lieux de travail et un parti démocratique des travailleurs.

Et après ?

La manifestation de samedi à Saint-Pétersbourg, le lieu de naissance de l’État socialiste ouvrier en octobre 1917, était forte d’au moins 20 000 personnes très majoritairement jeunes. Certains vétérans de la gauche y ont vu un événement sans précédent ces derniers temps et un signe avant-coureur des événements historiques à venir. Il a fait son chemin le long de la perspective Nevsky vers la cathédrale de Kazan – où Plekhanov et de nombreux autres dirigeants révolutionnaires se sont adressés à des foules agitées dans le passé. Ils ont été confrontés à la police anti-émeute casquée, avec boucliers et matraques, qui a porté de lourds coups et procédé à des arrestations à gauche, à droite et au centre. Mais, comme à Moscou, les manifestants ont franchi les lignes menant à des combats de rue.

« Ceux qui ont manifesté aujourd’hui », a déclaré un ami de longue date du Comité pour une Internationale Ouvrière [parti international dont la Gauche Révolutionnaire est la section en France] à Saint-Pétersbourg, « ont beaucoup de courage. Ils ont vu ce qui est arrivé aux manifestants qui sont descendus dans les rues en Biélorussie et savent que cela peut leur arriver. Ils participent à ce qui peut être considéré comme un tournant historique dans la politique russe, aussi important que les événements qui se sont déroulés presque exactement à la même date en 1905 – le 22 janvier. Ce jour-là, la marche vers le Palais d’Hiver du tsar, menée par le prêtre orthodoxe Gapon, a quitté l’usine Putilovsky pour traverser le quartier où je vis aujourd’hui. Ces événements ont ouvert une nouvelle période historique ; peut-être serons-nous témoins d’un nouveau chapitre de l’histoire de la Russie à la suite des événements d’aujourd’hui. Beaucoup de choses ont changé dans la tête des gens. Une hirondelle ne signifie pas que l’été est arrivé, mais c’est un signe avant-coureur ! »

Un nouvel état d’esprit, qui peut remplacer le sentiment d’impuissance qui a saisi la Russie depuis des décennies maintenant, s’installe. Une nouvelle génération ne tolérera pas l’oppression et les privilèges d’une petite couche de la société. La recherche d’une alternative au capitalisme oligarchique qui a englouti la Russie et les anciennes républiques de l’URSS depuis l’effondrement du stalinisme est en cours. L’action contre Navalny a été la dernière goutte qui a conduit à un débordement de colère refoulée dans la société.

La lutte prend de l’ampleur – pour les droits démocratiques, la fin de la corruption et le nettoyage des écuries d’Augias des oligarques. Les demandes concrètes porteraient sur la fin des arrestations massives et des condamnations arbitraires, la libération de tous les prisonniers politiques et la suppression du FSB (services secrets russes), ainsi que la fin de toute surveillance et de toute répression. La liberté de presse, de parole, de réunion et d’organisation doit s’appliquer à tout moment. Le droit d’organiser des syndicats doit être défendu et établi dans tous les lieux de travail, y compris à la base des forces de l’État.

La classe ouvrière et la jeunesse voudront utiliser les droits démocratiques pour s’organiser, pour obtenir des changements et de réelles améliorations, ce qui les mettra en conflit avec les capitalistes « libéraux » et créera les conditions nécessaires à la croissance d’idées socialistes authentiques.

La lutte pour les droits démocratiques fondamentaux – de représentation, d’organisation, de liberté d’expression et de liberté des médias – est essentielle dans la lutte pour une vie meilleure pour tous. Mais l’élimination du capitalisme oligarchique ne peut être achevée sans l’implication des travailleurs et de leurs représentants élus dans une lutte majeure entre les classes. Un parti basé sur la classe ouvrière, avec un programme de reprise de l’industrie et des banques en propriété publique sous le contrôle et la gestion démocratiques des travailleurs, est nécessaire pour renouveler la lutte pour le socialisme. Un parti ouvrier de masse se battrait pour un parlement véritablement représentatif – un gouvernement ouvrier. Un véritable socialisme, et non les déformations bureaucratiques du stalinisme vues précédemment, signifierait l’élection de tous les fonctionnaires, soumis à un rappel et ne vivant pas avec plus que le salaire moyen des travailleurs.

Les événements de ce week-end posent un dilemme aux représentants du capital international dans le monde entier, et notamment au nouveau président américain Biden. La classe dirigeante allemande est déchirée entre sa dépendance à l’égard des approvisionnements énergétiques russes et la nécessité de ne pas être vue cautionner le comportement d’un dictateur.

Mais ces événements n’ont peut-être pas seulement ouvert la voie à une nouvelle ère de lutte de la classe ouvrière en Russie. Comme celle d’il y a plus d’un siècle, la construction d’un puissant mouvement ouvrier en Russie, armé de véritables idées socialistes, peut inspirer les classes opprimées des pays voisins en Europe et en Asie, ainsi que d’autres pays plus lointains, à suivre le mouvement et aussi à renouveler la lutte pour le socialisme.

Un parti basé sur la classe ouvrière, avec un programme de reprise de l’industrie et des banques en propriété publique, sous le contrôle et la gestion démocratiques des travailleurs, est nécessaire pour renouveler la lutte pour le socialisme.

Par Clare Doyle, article initialement publié le 25/01/2021 sur www.socialistworld.net