Critique : « C’est normal d’être en colère contre le capitalisme » par Bernie Sanders

À une époque de bouleversements de plus en plus importants aux États-Unis et dans le monde, Bernie Sanders a produit une critique dévastatrice du capitalisme. Mais malheureusement, il ne nous montre pas clairement la voie vers une véritable alternative socialiste et démocratique.

Ce livre [It’s ok to be angry against capitalism ; C’est normal d’être en colère contre le capitalisme, NdT] est une critique dévastatrice du capitalisme américain dans tous ses détails choquants. Pratiquement chaque page regorge de faits et de chiffres mettant en cause le capitalisme US et mondial. Bernie Sanders pose les bases permettant au lecteur de tirer des conclusions socialistes et révolutionnaires. Il explique qu’au cours des cinquante dernières années, les politiques publiques ont profité aux plus riches au détriment de tous les autres. Il prévient que la classe ouvrière américaine, voire mondiale, a déjà payé un lourd tribut et qu’elle connaîtra un avenir terrible si les millions de travailleurs ne se dressent pas pour mettre fin à ce système.

Article par Peter Taaffe, publié le 5 juin 2023 sur www.socialistworld.net 

Il déclare sans ambages : « Il paraît que plus on vieillit, plus on devient conservateur. Ce n’est pas mon cas. Plus je vieillis, plus je suis en colère contre le système hyper capitaliste dans lequel nous vivons, et plus je veux voir un changement transformateur dans notre pays ».

Dans le même temps, il esquisse une vision de ce que pourrait être un avenir socialiste : « Nous pouvons enfin mettre fin à l’économie d’austérité et réaliser le vieux rêve humain d’offrir un niveau de vie décent à tous. Au XXIe siècle, nous pouvons mettre fin à l’économie vicieuse où la grande majorité lutte pour survivre, tandis qu’une poignée de milliardaires possèdent plus de richesses qu’ils ne pourraient en dépenser en mille vies ».

Il souligne le déclin de la classe moyenne et l’énorme richesse des oligarques : « Ils ont leurs manoirs dans le monde entier, leurs îles privées… Certains d’entre eux ont des vaisseaux spatiaux qui, un jour, les emmèneront peut-être sur Mars. Ces oligarques aiment la façon dont les choses vont et, avec des ressources illimitées à leur disposition, ils feront tout leur possible pour défendre ce qu’ils ont et maintenir le statu quo ».

Il fait également une remarque importante sur la démocratie capitaliste : « Oui, nous vivons dans une « démocratie », mais cette démocratie leur appartient. Ils dépensent des dizaines de milliards de dollars en contributions aux campagnes électorales des deux principaux partis politiques, afin d’acheter des politiciens qui feront ce qu’ils veulent. Ils dépensent des milliards de dollars supplémentaires en lobbying pour influencer les décisions des autorités au niveau fédéral, au niveau des états et au niveau local. » En théorie, nous jouissons de la liberté d’expression et d’une « presse libre ». Mais « les oligarques possèdent ces médias (…). C’est pourquoi, malgré les milliers de réseaux de télévision, de stations de radio et de sites web qu’ils possèdent, il y a peu de discussions publiques sur le pouvoir des entreprises américaines et sur la façon dont les oligarques exercent ce pouvoir au profit de leurs intérêts et aux dépens des familles de travailleurs ».

Mais la bonne nouvelle, c’est que la masse de la classe ouvrière des États-Unis commence de plus en plus à voir clair dans cette mascarade élaborée.

Photo de la première édition du livre en question

Les primaires pour la présidentielle

Bernie Sanders est sénateur indépendant du Vermont depuis de nombreuses années. Fin avril 2015, il a annoncé qu’il se présenterait à l’élection présidentielle, mais dans le cadre des primaires du parti démocrate. La popularité de Donald Trump ne cesse de croître et il semble en mesure de remporter l’investiture républicaine. La possibilité d’une victoire de Trump faisait froid dans le dos. Les idées et l’approche de Bernie Sanders rencontraient un énorme écho. Hillary Clinton a finalement remporté l’investiture démocrate lors d’une convention biaisée, mais au lieu de lancer une nouvelle initiative d’envergure en se présentant en tant qu’indépendant, Sanders a soutenu Clinton.

Lors des primaires pour l’élection présidentielle de 2020, Sanders s’est de nouveau présenté à l’investiture démocrate, plutôt que de se présenter en tant qu’indépendant ou de lancer un appel à la création d’un nouveau parti ouvrier. Il estimait qu’il avait les meilleures chances de gagner contre Trump. Il raconte : « En 2020, nous avons remporté le vote populaire face à un très grand nombre de candidats dans les trois premiers États des primaires démocrates – l’Iowa, le New Hampshire et le Nevada. Résultat : un establishment politique paniqué s’est rassemblé derrière Joe Biden, le seul candidat qui, selon eux, pouvait nous battre ».

Cependant : « État après état, et dans les sondages nationaux, nous avons gagné le soutien des jeunes Américains dans des proportions écrasantes. Ces électeurs – noirs, blancs, latinos, asiatiques, amérindiens – ont compris, grâce à leur expérience, que le système capitaliste américain ne fonctionnait pas pour eux. Il ne marche pas pour eux sur le plan économique, puisqu’ils ont un niveau de vie inférieur à celui de leurs parents. Il ne marche pas pour eux d’un point de vue environnemental, car ils voient leur planète devenir de plus en plus malsaine et inhabitable en raison du changement climatique. Il ne marche pas pour eux pour mettre fin au racisme systémique, au sexisme, à l’homophobie et à la xénophobie qu’ils exècrent (…). Des millions de jeunes dans ce pays l’ont dit clairement : ils veulent du changement, du vrai changement. » Sanders conclut : « Nous devons nous attaquer aux causes profondes… nous devons changer le système. »

Parmi la génération Z (ceux qui sont nés à partir du milieu des années 1990), 54 % déclarent avoir une vision négative du capitalisme. Bernie explique : « Nous devons également nous opposer aux forces néofascistes réactionnaires de ce pays qui sapent la démocratie américaine et nous entraînent vers l’autoritarisme et la violence, car elles font des minorités des boucs émissaires et tentent de nous diviser en fonction de notre couleur de peau, de notre sexe, de notre orientation sexuelle ou de notre appartenance ethnique ».

Limites des Démocrates

Malheureusement, l’une des principales faiblesses du livre réside dans le fait que Bernie n’indique pas clairement la voie à suivre vers une véritable alternative socialiste et démocratique ; et pourtant, il indique assez clairement les limites du parti démocrate, piégé dans le cadre du capitalisme américain pourri. Il écrit : « Après presque 50 ans de stagnation des salaires, les démocrates sont arrivés aux commandes – mais ils n’ont pas augmenté les salaires des travailleurs. Après une quantité massive d’activités antisyndicales illégales de la part des entreprises, nous n’avons pas rendu plus facile pour les travailleurs d’adhérer à des syndicats… Nous n’avons pas fourni de système de santé pour tous ou réduit le coût des médicaments délivrés sur ordonnance. Nous n’avons pas rendu abordables les services de garde d’enfants et l’enseignement supérieur. Nous n’avons pas lutté contre le sans-abrisme ou le coût élevé du logement. Nous n’avons pas facilité l’accès des travailleurs à une retraite sûre et digne. Nous n’avons pas réformé le système corrompu de financement des campagnes électorales. Aujourd’hui, des dizaines de millions d’Américains éprouvent une profonde colère à l’égard de l’establishment politique, économique et médiatique. »

De plus, Bernie Sanders concède : « Aujourd’hui, dans notre pays « libre », 60 % de nos concitoyens vivent à peine de leur salaire – et les salaires réels corrigés de l’inflation n’ont pas augmenté depuis 50 ans. Quelque 85 millions d’entre nous ne sont pas assurés ou insuffisamment assurés, et 60 000 personnes meurent chaque année parce qu’elles n’ont pas accès aux soins médicaux dont elles ont besoin. Nous avons le taux de pauvreté infantile le plus élevé de presque tous les grands pays du monde, de manière disproportionnée parmi les familles afro-américaines, et notre système de garde d’enfants est un désastre. L’enseignement supérieur est de plus en plus inabordable et nous sommes à la traîne par rapport à de nombreux autres pays dans les résultats scolaires de nos étudiants. Des millions de personnes âgées n’ont pas les moyens de chauffer leur logement en hiver ou d’acheter les médicaments prescrits dont elles ont besoin. »

« Pendant ce temps, alors que les familles de travailleurs perdent de plus en plus, ceux qui sont au sommet n’ont jamais eu autant. Les inégalités de revenus et de richesses n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui, les trois milliardaires les plus riches possédant plus de richesses que la moitié la plus pauvre de notre société, soit 165 millions de personnes. Aujourd’hui, les 1 % les plus riches possèdent plus de richesses que les 92 % les plus pauvres, et les PDG des grandes entreprises gagnent 400 fois plus que leurs employés. »

« Dans notre économie frauduleuse, nous avons également une concentration de la propriété et de la fixation des prix qui n’a jamais été aussi forte. »

A partir de cette avalanche de faits et de chiffres, Sanders argumente : « Ce livre (…) n’est pas qu’une critique de la société américaine moderne et de l’économie ultralibéralisée qui façonne nos vies. Il propose un plan pour un changement progressif (…) Elle appelle à une révolution politique dans laquelle les travailleurs s’unissent pour lutter pour un gouvernement qui représente tous les Américains, et pas seulement les 1 %. »

Parti ouvrier de masse

S’il est vrai que le livre contient une multitude de chiffres dévastateurs, il n’est pas non plus très clair sur ce qu’est exactement le « plan pour un changement progressif » proposé par Bernie. Il considère toujours que le changement viendra de l’intérieur du parti démocrate. Il parle d’une « révolution politique », et non d’une révolution économique et sociale.

Il prend soin de faire l’éloge de Joe Biden et n’appelle pas à une rupture nette avec le parti démocrate.

Malheureusement, il ne s’inspire pas suffisamment des expériences de la classe ouvrière internationale pour construire un nouveau parti ouvrier de masse. En particulier, le cas de la Grande-Bretagne est très frappant et pertinent car, tout comme les travailleurs US qui se font des illusions sur le Parti démocrate aujourd’hui, les travailleurs britanniques se sont fait des illusions similaires dans le passé. Par exemple, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, alors que les syndicats étaient engagés dans des luttes de masse, de nombreux travailleurs britanniques considéraient le Parti Libéral comme l’alternative radicale. Cependant, ils ont découvert par une expérience amère que les libéraux restaient toujours attachés au système capitaliste.

Cette prise de conscience a amené les travailleurs britanniques à conclure qu’ils avaient besoin de leur propre parti, et ils ont créé le Parti Travailliste (Labour Party). Le grand avantage de ce Parti travailliste était qu’il s’appuyait sur des syndicats bien organisés, ayant une tradition de lutte. En outre, après la révolution russe de 1917, ils ont adopté une clause dans leurs statuts qui appelait à la propriété publique des principaux secteurs de l’économie. Le gouvernement travailliste élu en 1945 a nationalisé les mines, les chemins de fer et d’autres services publics ; il a mis en place le Service national de santé, qui permet de se faire soigner gratuitement du berceau à la tombe ; et il a entrepris de construire massivement des logements sociaux à des loyers raisonnables.

Malheureusement, les dirigeants n’ont pas réussi en même temps à constituer une direction révolutionnaire socialiste capable de combattre le capitalisme dans tous les domaines et de mener la lutte jusqu’au bout. Presque dès le début, ce sont des dirigeants opportunistes comme Ramsey MacDonald qui se sont emparés de la direction du Labour. Des processus similaires ont eu lieu dans d’autres pays. Mais lorsque la classe ouvrière dispose d’un parti et d’une voix qui lui sont propres, elle peut accomplir tant de choses pour enrichir la vie de chacun. Il est certainement temps pour la classe ouvrière américaine de s’affranchir des deux partis capitalistes et de créer son propre parti.

Lutte aux US

La classe ouvrière aux États-Unis a une merveilleuse tradition de lutte contre une classe dirigeante des plus vicieuses. Il fut un temps où les grèves se transformaient en mini-guerres civiles ; la classe des patrons était tellement déterminée à gagner qu’elle avait recours à l’agence de détectives Pinkerton, qui utilisait violence et armes à feu pour briser les grèves. Par exemple, ces méthodes de gangsters ont été utilisées contre les mineurs des Appalaches dans le Kentucky et en Virginie occidentale, ainsi que dans la magnifique bataille du syndicat des Teamsters (chauffeurs de camion) à Minneapolis dans les années 1930. Et n’oublions pas que ce sont les travailleurs américains qui ont lancé la lutte pour la journée de huit heures, reprise dans toute l’Europe et dans le monde entier, la campagne aboutissant finalement à la commémoration annuelle du 1er mai.

Bernie Sanders donne l’exemple du grand Eugene Debs, le dirigeant du syndicat des cheminots, qui était également un organisateur du Parti Socialiste d’Amérique et un candidat à la présidence dans la première décennie du vingtième siècle. Debs a déclaré que « les fruits du travail doivent profiter à la classe ouvrière ». Sanders déclare que Debs « est mon héros depuis que je suis jeune homme, lorsque j’ai pris à cœur son message selon lequel « au moment même où un travailleur commence à réfléchir par lui-même, il comprend la question primordiale, se sépare du politicien capitaliste et se range aux côtés de sa propre classe sur le champ de bataille politique. La solidarité politique de la classe ouvrière signifie la mort du despotisme, la naissance de la liberté, le soleil levant de la civilisation ». »

Debs était un dirigeant syndical remarquable qui a jeté les bases de l’essor du syndicalisme industriel en Amérique et du développement ultérieur du Congress of Industrial Organisations (CIO). Il a été candidat aux élections présidentielles de 1904, 1908, 1912 et 1920 et a recueilli des millions de voix. Homme de grand courage, il s’est prononcé contre la participation des États-Unis à la première guerre mondiale, ce qui lui a valu d’être emprisonné pendant trois ans. Bernie souligne : « Bien qu’il soit mort depuis près de cent ans, sa vie, son travail et son idéologie restent une menace pour le monde des affaires, au point qu’il a été pratiquement effacé de notre conscience historique. Il y a une leçon importante à tirer de cet effacement. Debs était un fervent partisan de la démocratie par la base et s’opposait à l’autoritarisme et au culte de la personnalité. »

Renforcer les travailleurs

Debs avait déclaré : « Je ne serais pas un Moïse pour vous conduire en Terre promise, car si je pouvais vous y conduire, quelqu’un d’autre pourrait vous en faire sortir ! » Bernie déclare : « Je partage son point de vue. Le véritable changement ne vient que de la base, lorsque des milliers, puis des centaines de milliers, puis des millions de personnes s’unissent pour exiger de meilleures conditions de vie. Cela ne se fait jamais du haut vers le bas. Les élus doivent être solidaires des travailleurs et faire tout ce qu’ils peuvent pour leur donner plus de pouvoir… C’est ma mission… Je n’ai jamais été neutre lorsqu’il s’agit des droits des travailleurs. »

« Dans la grande lutte entre la classe ouvrière et la classe des entreprises, je suis du côté des travailleurs. Aucun changement réel ne peut avoir lieu dans ce pays si les travailleurs ne sont pas prêts à se battre pour leurs droits. Une partie de mon travail, en tant que maire, membre du Congrès, sénateur et candidat à la présidence, a toujours été de me tenir aux côtés des travailleurs qui luttent pour la justice économique. Je ne franchis pas les piquets de grève, je les rejoins. C’est un privilège de marcher avec des travailleurs qui ont le courage d’affronter les puissants intérêts particuliers qui dominent la vie économique et politique du pays. »

Il compare ses propres actions à celles de Bill Clinton lorsque ce dernier a accédé à la présidence et s’est ensuite, honteusement, « aligné sur Wall Street pour approuver les pactes de « libre-échange », tels que l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Les travailleurs se sont sentis trahis et cela a coûté cher au parti [démocrate] lors des désastreuses élections de mi-mandat de 1994, lorsque le contrôle de la Chambre des représentants et du Sénat est passé aux mains des républicains de droite qui ont cyniquement exploité l’ouverture que Clinton leur avait offerte. Les travailleurs ont compris qu’il était impossible d’être à la fois favorable à Wall Street et aux travailleurs. Pour de nombreux Américains de la classe ouvrière, le choix de Clinton de se ranger du côté de Wall Street a marqué la fin de leur allégeance au Parti démocrate, une tendance qui n’a fait que s’accentuer au fil des ans. »

Bernie dit les choses telles qu’elles sont. Non seulement il ne craint pas l’hostilité de gens comme Trump et les grandes entreprises, mais il se félicite de leur haine, car elle lui permet d’éclairer le caractère de classe de la société américaine et de soulever ce qui est nécessaire pour changer la situation de manière décisive.

Tous les travailleurs qui liront ce livre devraient être incités à rejoindre la lutte pour la création d’un véritable parti de masse de la classe ouvrière aux États-Unis. La question clé pour la classe ouvrière américaine est de savoir comment canaliser cette soif de changement. Il est clair que Sanders bénéficie d’un très large soutien et qu’il est reconnu, tant au niveau national qu’international, comme un combattant acharné. Cependant, jusqu’à présent, il a malheureusement manqué de nombreuses occasions de prendre des initiatives pour rassembler les forces nécessaires à la création d’un parti ouvrier indépendant. À l’heure actuelle, et compte tenu de la situation polarisée avec Trump, il semble maintenant que Sanders sera à nouveau relégué au second plan derrière Joe Biden pour l’élection présidentielle de 2024. Il a récemment déclaré qu’il ferait « tout ce qui est en son pouvoir pour que le président soit réélu ».

Cependant, la bataille que Bernie décrit avec tant de force dans ce livre n’est pas terminée. C’est une étape sur le chemin. En tant que socialistes, nous affirmons que ce désir de changement ne peut être canalisé que si les travailleurs américains suivent le message de Bernie, mais en le concrétisant par des actions concrètes et en créant un parti socialiste de masse avec une direction combative capable de s’opposer aux deux partis capitalistes des oligarques. Ce serait un pas de géant vers la création d’une Amérique démocratique et socialiste qui pourrait devenir un phare pour les classes ouvrières du monde entier.