Syrie : pour l’intervention indépendante des travailleurs, pour le socialisme démocratique

La dictature d’Assad est finie, mais l’organisation indépendante des travailleurs pour lutter pour le socialisme démocratique est nécessaire. Un article de Judy Beishon, secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière (l’organisation mondiale dont fait partie la Gauche Révolutionnaire) publié le 13 décembre 2024 sur socialistworld.net

Des millions de Syriens ont réagi avec étonnement et joie à l’annonce de l’effondrement du régime despotique de la famille Assad, en place depuis cinq décennies. Le président Bachar al-Assad, et son père Hafez al-Assad avant lui, ont pillé le pays pour leur propre enrichissement et celui de leur entourage, et ont gouverné en faisant régner terreur et répression.

Incrédule, le monde a assisté à la chute d’Alep, puis, en une semaine, à celles de Hama, de Homs et, pour le bouquet final, à celle de Damas. L’offensive militaire qui a fait tomber le régime a été menée par un certain nombre de milices, sur trois fronts principaux : au nord, au sud et à l’est. On a pu voir des scènes poignantes de prisons forcées, laissant sortir dans la rue des prisonniers hébétés, mettant fin à leur longue incarcération aux conditions infernales, symbolisant la chute d’un régime détesté.

Bien que la chute d’Assad ait été provoquée par une offensive armée, ce qui a assuré le succès de cette offensive est bien le manque de soutien au régime de la minorité musulmane alaouite de la population, sur laquelle il s’appuyait principalement, ainsi que la longue et franche opposition de la majorité musulmane sunnite (et de nombreux autres) parmi la population syrienne. Des éléments d’un soulèvement populaire ont été vus dans les rues quand il est devenu clair que le régime perdait les grandes villes et ne pourrait plus survivre. Des statues et des portraits d’Assad ont été détruits et le palais présidentiel a été forcé, entre autres manifestations de soulagement et de liberté nouvelle.

Le moral et la volonté de combattre s’étaient effondrés dans l’armée d’Assad, qui comptait des conscrits. Les soldats de base étaient épuisés par des années de combat et avaient été poussés au désespoir par le niveau de leurs salaires et la situation financière désespérante de leurs familles et de leurs communautés d’origine. Le doublement de leur solde, ordonné à la dernière minute par Assad, s’est avéré trop peu et trop tard.

L’économie syrienne, dévastée par la guerre civile et frappée par les sanctions occidentales, a plongé dans une crise encore plus grave l’année dernière. La livre syrienne a chuté de 80 % par rapport au dollar américain, à son plus bas niveau historique. L’inflation a atteint 60 %; la plupart des gens ne pouvaient pas acheter les produits de première nécessité. 42 % de la population était au chômage et 90 % vivaient sous le seuil de pauvreté ; tandis que les membres de la famille Assad étaient des milliardaires (en dollars) vivant dans le luxe – comme le montre la collection de voitures de luxe du palais présidentiel. Pendant la guerre civile, l’élite dirigeante d’Assad avait dit à la minorité alaouite que son existence dépendait d’eux. Mais les alaouites, comme d’autres sections de la société dans les zones contrôlées par le régime, avaient subi d’énormes pertes humaines dans la guerre civile. Tout ça pour quoi ? Subir une situation où les privations et la lutte pour la survie ne faisaient qu’empirer.

La colère des alaouites contre le régime d’Assad s’est rapprochée de celle de la majorité musulmane sunnite de la population, qui a de loin le plus souffert pendant la guerre civile qui a éclaté à la suite du soulèvement de 2011. C’était l’année des soulèvements dits du « Printemps arabe », qui ont balayé le Moyen-Orient et qui ont encouragé de nombreux Syriens à se mobiliser contre l’autocratie au pouvoir dans leur propre pays. Bachar al-Assad a utilisé toute la force de l’appareil militaire d’État, notamment des armes chimiques, contre les foyers du soulèvement et a intensifié multiplié torture, meurtres et détentions de masse. La guerre civile a connu des hauts et des bas au fil des 13 années qui ont suivi, causant environ un demi-million de morts, dont beaucoup du fait des attaques barbares infligées dans des zones résidentielles par les forces d’Assad et ses alliés étrangers – en particulier la Russie de Poutine, avec le soutien aérien fourni à partir de 2015. Plus de la moitié de la population est déplacée, soit 13 millions de personnes, dont six millions qui ont fui à l’étranger.

L’offensive finale

La milice à la tête de l’offensive qui a mis fin au régime est celle de l’organisation islamiste Hayat Tahrir-al Shams (HTS), en coordination avec des milices soutenues par la Turquie au sein de « l’Armée nationale syrienne » (ANS), et une poussée vers Damas depuis le sud par un organe de coordination nouvellement formé appelé « salle des Opérations du Sud ». Ce dernier comprenait des combattants de ce qui était autrefois l’Armée syrienne libre (ASL), qui incluait des communautés druzes.

Le HTS comme l’ANS contrôlent depuis plusieurs années des zones du nord de la Syrie, lesquelles ont été férocement bombardées par les forces d’Assad dans les semaines qui ont précédé – et motivé – leur offensive. À cela s’ajoute l’afflux d’environ un demi-million de réfugiés fuyant la guerre entre Israël et le Hezbollah au Liban, qui a considérablement aggravé les conditions de vie déjà mauvaises de millions de personnes au nord de la Syrie.

Un autre facteur probable dans le timing de l’offensive – et une des raisons majeure de son succès – est l’affaiblissement des alliés étrangers d’Assad dû aux autres guerres en cours : le Hezbollah libanais et son mécène l’Iran affaiblis aux mains d’Israël, et la Russie de Poutine qui utilise ses ressources militaires en priorité dans la guerre en Ukraine. Assad n’a pu rester au pouvoir au cours des 13 dernières années que grâce à l’aide militaire considérable de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah ; et ces autres guerres ont fait que ces soutiens n’ont pas pu fournir un soutien suffisant cette fois. Dans l’objectif de sauver le régime syrien, la Russie de Poutine, avec l’aide de l’aviation syrienne, a mené quelques bombardements brutaux de dernière minute à Idlib, Alep et aux environs, mais l’utilisation de ressources militaires en Ukraine a limité ce que Poutine était prêt à faire. Ainsi, dans l’ensemble, les 14 derniers mois de guerre entre Israël et le Hezbollah, déclenchés par la guerre contre Gaza, ainsi que la guerre en Ukraine, ont offert à HTS une fenêtre d’opportunité pour mener une offensive contre Assad.

Intérêts capitalistes

Après avoir été choqués par la rapidité des événements et leur tournure inattendue, les puissances capitalistes mondiales et régionales se sont empressées d’appeler hypocritement à un nouvel avenir démocratique pour les Syriens. Mais toutes, sans exception, réfléchissaient à la meilleure façon d’avancer leurs propres intérêts. Certaines ont rapidement profité de la période de bouleversements et de transition pour intensifier leurs interventions militaires : Israël occupe une plus grande partie encore du plateau du Golan et a bombardé des sites militaires dans toute la Syrie ; les forces américaines ont intensifié leurs bombardements dans les zones dominées par les forces de Daesh ; et la Turquie, avec l’Armée nationale syrienne (ASN), a mené une nouvelle vague d’attaques militaires contre les Kurdes dans le nord de la Syrie.

La population de Syrie ne peut se fier à aucune puissance extérieure, si ce n’est la solidarité de la classe ouvrière internationale, qui est confrontée, comme les travailleurs et les pauvres en Syrie, à la même lutte de classe contre les intérêts des élites dirigeantes capitalistes et impérialistes. Leurs discours sur les espoirs de « démocratie » en Syrie ne sont que mensonges, vu leur soutien continu à leurs alliés au pouvoir en Égypte, en Arabie saoudite et dans d’autres régimes dictatoriaux.

La chute soudaine du président Assad marque le début d’une nouvelle période en Syrie, dans laquelle les travailleurs syriens devront s’organiser pour leurs propres intérêts, au-delà des composantes ethniques et religieuses de la population, pour garantir un avenir sans oppression ni exploitation. Ils ne peuvent faire confiance à aucune des milices procapitalistes, y compris HTS, qui est une organisation basée sur un islam sunnite de droite, qui dirige la province syrienne d’Idlib de manière autoritaire depuis 2017 avec son « gouvernement du salut ».

Le HTS était à l’origine Jabhat al-Nosra, une branche d’Al-Qaïda, mais ses fondateurs se sont séparés d’Al-Qaïda en 2016 et ont renoncé à leur idéologie, à leur orientation mondiale et à leurs méthodes de terreur pure et dure. Soucieux d’être accepté par les puissances occidentales, le chef du HTS, Ahmed al-Sharaa (également connu sous le nom d’Abou Mohammad al-Jolani), a tenté de rassurer l’impérialisme occidental en lui disant qu’il n’était plus « anti-occidental ». Mais pour les masses syriennes, le HTS n’offre aucune alternative au capitalisme pourrissant et exploiteur. Si l’idéologie et les méthodes terribles d’Al-Qaïda ne constituent certainement pas une voie d’avenir pour les Syriens, se tourner vers les puissances occidentales n’est pas non plus la voie vers un avenir décent. Ces puissances ne s’occuperont que de leurs propres intérêts, comme l’ont montré toutes leurs interventions au Moyen-Orient et ailleurs.

Il n’y a pas non plus de solution au niveau massif de pauvreté sur la base du système capitaliste en décomposition en Syrie. Pourtant, dès le départ d’Assad, HTS a demandé au Premier ministre nommé par Assad de garantir le fonctionnement continu de l’appareil et des institutions de l’État capitaliste. Quelques jours plus tard, HTS a nommé le chef de son propre mini-État à Idlib, Mohammed el-Béchir, au poste de Premier ministre national. Les premiers ministres nommés au le gouvernement d’el-Béchir sont tous issus de HTS. Pendant ce temps, les dirigeants patronnaux ont reçu l’assurance que le nouveau régime serait basé sur une économie de marché et la concurrence, et qu’il chercherait à s’intégrer dans l’économie mondiale d’une manière à laquelle Assad avait résisté (Reuters, 10/12/24).

La nature exacte du régime dirigé par HTS est incertaine à ce stade, et l’on ne sait pas s’il s’orientera vers l’imposition de la ligne dure d’un régime islamiste conservateur. Dans l’ensemble, il supervise une transition vers une nouvelle équipe de dirigeants, non élus, pour changer la façon dont la société est gérée, mais pas pour balayer les horreurs du capitalisme, comme seule une transformation socialiste de la société pourrait le faire.

Ce n’est pas une surprise, car les travailleurs syriens n’ont pas encore construit leur propre parti de masse capable de prendre le pouvoir, de se débarrasser du capitalisme et d’instaurer le socialisme démocratique, processus vital et indispensable. En attendant, il y aura sans doute des illusions dans des organisations comme HTS ou d’autres organisations pro-capitalistes qui se sont opposées à la dynastie Assad, illusions basées sur le fait qu’elles ont été les fers de lance du renversement d’Assad et ont promis le changement. De nombreuses minorités en Syrie ont accueilli favorablement la promesse de HTS de respecter leur existence et leurs droits, et les conscrits qui avaient combattu dans l’appareil militaire d’Assad ont accueilli favorablement la déclaration de HTS selon laquelle ils seraient amnistiés. HTS et les autres milices victorieuses ont tiré les leçons de la débâcle en Irak, où les forces d’invasion dirigées par les États-Unis, après avoir renversé Saddam Hussein, ont limogé environ 50 000 fonctionnaires baasistes et de nombreux officiers de l’armée irakienne, provoquant un énorme ressentiment. Nombre de ceux qui avaient été renvoyés avaient alors rejoint ce qui allait devenir de puissantes milices d’opposition, leur apportant leur expertise militaire.

Les assurances données par HTS aux minorités, aux fonctionnaires et aux conscrits de l’armée ont été importantes pour assurer un renversement presque sans effusion de sang du régime Assad, mais la crise économique capitaliste va inévitablement faire monter les tensions entre les différentes sections ethniques et religieuses de la population sur la répartition des ressources. Ces tensions peuvent être exacerbées et exploitées par les aspirants seigneurs de guerre et les interventions étrangères, indiquant le danger d’une spirale vers de nouveaux conflits sectaires. Les camps d’entraînement de Daesh resteront également un danger, jusqu’à ce qu’un mouvement ouvrier de masse se construise, capable de constituer une alternative puissante à son idéologie réactionnaire.

Non à l’intervention étrangère !

Les puissances étrangères chercheront à soutenir les différents acteurs de ces conflits, comme elles l’ont fait pendant la guerre civile en Syrie ou ailleurs dans la région. La Turquie, dirigée par le président Erdogan, mène une guerre au nord de la Syrie contre les zones autonomes kurdes, actuellement soutenues par les États-Unis, et contre les Forces démocratiques syriennes (FDS, la fédération militaire dirigée par les Kurdes), dans le prolongement des opérations militaires menées contre les Kurdes en Turquie. Dans le cadre de cette guerre, la Turquie a occupé de fait deux bandes de territoire dans le nord de la Syrie, via son intermédiaire l’ANS.

Erdogan a parfois manœuvré pour conclure des accords avec Assad, mais cette fois-ci, il a estimé qu’il était dans l’intérêt des capitalistes turcs et de son régime d’approuver l’offensive de HTS. Bien que la Turquie ne contrôle pas HTS – et le qualifie de « terroriste » comme les US, le Royaume-Uni et l’UE – les canaux d’approvisionnement de HTS ont forcément dû passer par la Turquie. Le régime d’Erdogan ne s’attendait probablement pas au départ à ce que le régime d’Assad s’effondre complètement, mais il espère désormais qu’en se rangeant du côté des vainqueurs, la Turquie émerge comme l’acteur politique et économique étranger le plus puissant sur le sol syrien, renforçant ainsi son influence dans l’ensemble de la région.

Les Kurdes syriens considèrent à raison ce scénario comme une menace sérieuse, mais c’est loin d’être certain. Un commentateur de l’International Crisis Group a souligné que HTS serait moins dépendant de l’aide de la Turquie maintenant qu’il a accès à la puissance de l’État syrien et que, dans l’intérêt de la stabilité, HTS pourrait tolérer, pour le moment du moins, le maintien de l’autonomie des Kurdes syriens dans le nord-est – territoire que les Kurdes ont étendu après l’effondrement du régime d’Assad – à l’encontre de la volonté de la Turquie.

Quoi qu’il en soit, Erdogan espère que certains des 3,7 millions de réfugiés syriens en Turquie retourneront dans leur pays d’origine, même s’il est possible que beaucoup veuillent attendre, inquiets de voir une nouvelle phase de guerre civile éclater. D’ailleurs, un certain nombre de gouvernements européens ont suspendu à une vitesse scandaleuse le traitement des demandes d’asile des Syriens, laissant ces derniers dans des limbes encore plus angoissantes. Même si une partie des réfugiés syriens estiment qu’ils peuvent rentrer chez eux en toute sécurité, cela ne signifie pas qu’ils ont des maisons où aller et des moyens de subsistance qui n’ont pas été détruits par la guerre. De plus, alors qu’un certain nombre de réfugiés syriens sont déjà rentrés, un flot de nouveaux réfugiés partent, à la fois parmi les minorités qui craignent pour leur avenir, ou ceux qui craignent d’être trop associés au régime déchu d’Assad.

Les États-Unis ont déployé 900 soldats en Syrie, basés au Kurdistan syrien, après avoir été envoyés pour combattre l’expansion de Daesh, mais dont le président américain Trump a laissé échapper en 2019 qu’ils étaient en réalité maintenus là pour « garder le pétrole » qui est produit dans cette région au profit des États-Unis. Maintenant, alors qu’il est sur le point d’entamer son deuxième mandat, Trump devra faire face à des dilemmes immédiats concernant la Syrie. D’un côté, il veut s’en tenir à sa déclaration prononcée le jour de la chute de Damas selon laquelle le conflit syrien « n’est pas notre combat », et de l’autre, il doit prendre des décisions concernant les soldats US stationnés dans ce pays.

Après l’affaiblissement de « l’axe de résistance » mené par l’Iran dû aux dommages infligés au Hamas et au Hezbollah par Israël, la perte du régime d’Assad, l’allié de l’Iran en Syrie, constitue un nouveau coup dur pour la théocratie au pouvoir en Iran. Lorsque la disparition de cet allié est devenue évidente, l’Iran a ordonné en toute hâte et de manière humiliante à son personnel de quitter la Syrie, tirant un trait sur l’échec non seulement de son apport militaire direct, mais aussi de celui des autres unités de combat chiites qu’il avait encouragées à y aller depuis les pays voisins, notamment l’Irak. Le Hezbollah libanais a subi un revers majeur en étant considérablement affaibli par la guerre d’Israël contre lui, en particulier en octobre et novembre 2024. Son incapacité ultérieure à soutenir le régime d’Assad n’a fait qu’ajouter à ses revers.

La chute d’Assad porte également un coup dur aux intérêts russes, notamment parce que Poutine et ses complices considèrent que leur base navale et aérienne en Syrie est très importante. La Syrie occupe une position géographique centrale au Moyen-Orient, avec des frontières avec la Turquie, Israël, la Jordanie, l’Irak et le Liban. L’Iran et la Russie vont tous deux chercher à savoir avec quels groupes ils peuvent nouer des liens en Syrie dans le but d’y maintenir une certaine influence.

La chute d’Assad n’est pas non plus particulièrement bien accueillie par les États du Golfe arabes sunnites. L’année dernière, ils venaient de réintégrer la Syrie d’Assad au sein de la Ligue arabe, et ils craignent désormais un gouvernement syrien potentiellement imprévisible, tout comme les puissances occidentales. Un éditorial du Financial Times s’en est fait l’écho : « Pour saisir l’opportunité d’une Syrie plus optimiste, ceux qui peuvent influencer Jolani – la Turquie et peut-être aussi le Qatar – doivent s’assurer qu’il laisse le gouvernement du pays à une administration civile qui reflète la myriade de communautés religieuses de la Syrie. Cela devrait permettre aux gouvernements arabes et occidentaux qui désignent HTS comme une organisation terroriste de dialoguer avec le gouvernement » (9/12/24). La « Syrie plus optimiste » dont il est question est celle qui serait plus optimiste pour les intérêts impérialistes occidentaux, pas pour le peuple syrien.

Le gouvernement israélien considère le régime d’Assad comme un ennemi et un élément de « l’axe de résistance », mais le Premier ministre israélien Netanyahou le considère comme « le mal connu qui vaut mieux qu’un bien qui reste à connaître ». Le remplacement d’un régime d’Assad relativement prévisible par un gouvernement imprévisible dirigé par les islamistes est une préoccupation majeure pour les dirigeants israéliens.

Le point de vue socialiste

Certaines organisations de gauche au niveau international déplorent la perte du régime Assad, qu’elles considèrent comme un moindre mal par rapport à un régime qui pourrait être dirigé par des groupes comme HTS, basé sur un islam politique de droite. Cela s’explique en grande partie par le fait que ces organisations voient le régime d’Assad comme anti-impérialiste et craignent que son renversement ne profite à l’impérialisme occidental. Il est vrai qu’au début des années 1960, le régime Baas, utilisant une phraséologie socialiste, a nationalisé les banques et les principales industries et a affirmé un contrôle d’État sur l’économie. Cependant, le père de Bachar al-Assad, avec son coup d’État militaire de 1970, a marqué la fin de cette ère, tout en continuant à s’appuyer sur la bureaucratie stalinienne de l’Union soviétique pour le soutien et le commerce dans la période précédant l’effondrement du stalinisme.

Les marxistes s’opposent à l’impérialisme mais ne conseillent pas aux travailleurs d’abandonner la lutte contre les régimes répressifs et pro-capitalistes simplement parce que ces régimes sont en conflit avec certaines puissances impérialistes. En fait, une révolution socialiste est le moyen le plus efficace de s’opposer à l’impérialisme.

De même, aucun soutien n’aurait dû être apporté au régime baasiste à parti unique en Syrie, de plus en plus contrôlé par une seule famille, sous prétexte de défendre la laïcité. Le régime d’Assad a officiellement conservé une apparence laïque tout en s’appuyant sur certaines sections de la population. Les militants socialistes luttent pour des États laïcs qui autorisent la liberté de pensée et de croyance religieuse, mais sous le régime d’Assad, toute opinion ou croyance considérée comme une menace pour le régime était sévèrement réprimée par l’appareil militaire et les renseignements. La Syrie n’a jamais connu de démocratie socialiste, ce qui aurait été vital pour que les gains obtenus grâce à la nationalisation de l’industrie profitent pleinement à l’ensemble de la population. Lorsque l’économie a fini par sombrer dans la crise (en partie à cause des sanctions occidentales qui ont surtout touché les plus pauvres), le régime a réduit les subventions sur les produits de base, baissé les salaires dans le secteur public, fait des coupes dans les services publics et privatisé des entreprises d’État, les offrant ainsi à l’élite riche au sommet de la société et à ses soutiens étrangers.

La Syrie se trouve aujourd’hui confrontée à la question qui se pose à chaque fois qu’un gouvernement ou un régime est renversé : par quoi le remplacer ? Tout en condamnant le régime d’Assad, ceux qui luttent pour le socialisme ne peuvent pas non plus soutenir un quelconque régime dirigé par l’islam politique de droite ou toute autre forme de gouvernement capitaliste. Aucune confiance ne doit être accordée aux dirigeants capitalistes locaux, régionaux ou aux aspirants capitalistes qui veulent privilégier le profit pour la classe dirigeante et/ou mener une carrière politique à servir les intérêts du capitalisme – souvent sur la base du « diviser pour mieux régner », en se faisant passer pour les défenseurs de telle ou telle section de la population.

Les années de guerre civile ont provoqué des déplacements massifs de population, mais des millions de Syriens souhaitent retourner dans leurs régions d’origine, dont la plupart ont toujours été ethniquement et religieusement mixtes. Chrétiens, musulmans, Kurdes, alaouites, Druzes, Turkmènes, ismaéliens et bien d’autres… la population de toute la Syrie en a assez de la guerre, n’y a aucun intérêt et aspire à la sécurité et à la paix. Pour y parvenir, il est crucial de s’organiser démocratiquement au niveau local, indépendamment de tout intérêt pro-capitaliste.

Des leçons ont été tirées du « printemps arabe » de 2011 et des manifestations qui ont eu lieu en Syrie depuis lors – dont certaines contre le régime d’Assad dans les zones mêmes contrôlées par le régime ou dans la province d’Idlib contre le « gouvernement du salut » de HTS. Après une réduction des subventions sur le carburant par le gouvernement d’Assad, une vague de protestations a éclaté fin août 2011, en particulier dans la province méridionale de Soueïda, où se concentre la minorité druze, revendiquant la chute du gouvernement. Des milliers de manifestants ont bloqué la route de Damas et ont attaqué un local du parti Baas. Une grève générale a éclaté et s’est étendue à Deraa, la ville où le soulèvement de 2011 avait commencé (Financial Times, 28/8/23).

Des réseaux politiques d’opposition s’organisaient également, principalement en ligne pour tenter d’échapper à la répression, à l’image du « mouvement du 10 août », créé en août 2023, qui revendique notamment un salaire minimum plus élevé et la libération des prisonniers politiques, et met en avant l’idée d’une résistance pacifique et non-sectaire contre le régime d’Assad.

Il est tout à fait essentiel de s’organiser de manière non-sectaire. Alors que les socialistes défendent le droit à l’autodétermination des nationalités et des minorités opprimées, une éclatement de la Syrie sur la base de conflits et « nettoyages » ethniques serait un désastre pour l’ensemble de la population. En ce qui concerne le mot « pacifique », s’il veut dire qu’on adopte une position pacifiste en toutes circonstances, ce serait une erreur. La classe ouvrière doit de toute urgence construire des organisations de défense contrôlées démocratiquement et qui doivent être armées pour avoir de vrais moyens de se défendre, dans un pays où les chefs des milices locales tenteront de mener des attaques, et où un gouvernement capitaliste nouvellement formé cherchera à reconstruire une force militaire d’État capable de réprimer l’opposition et la dissidence.

La Syrie est au début d’une étape au cours de laquelle de nouvelles formations vont se développer et où des groupes existants peuvent s’affaiblir. Cependant, l’expérience a montré que si la classe ouvrière ne s’organise pas en se préparant à lutter contre le capitalisme et pour une démocratie des travailleurs, une nouvelle dictature peut surgir, comme nous l’avons vu en Égypte il y a dix ans ; ou alors une instabilité et un désordre immenses peuvent dominer pendant un certain temps, comme en Irak et en Libye.

Les organisations de travailleurs devront discuter et débattre d’un programme politique, en insistant sur les pleins droits démocratiques, y compris le droit de manifester, de faire grève et de s’organiser, ainsi que les garanties concernant les droits des femmes et des minorités. Elles devront rejeter toute perspective de voir le pouvoir d’État entre les mains d’une confession ou d’une ethnie pro-capitaliste en particulier dans la société – qu’il s’agisse de HTS ou d’autres – ou d’un gouvernement pro-capitaliste de soi-disant « experts » ou technocrates, ou encore d’un gouvernement dit « d’unité nationale ».

Le seul gouvernement acceptable est celui qui est composé de représentants de la classe ouvrière de chaque localité – des représentants élus et pouvant être révoqués et remplacés à tout moment par ceux qui les ont élus. C’est la seule façon de mettre en œuvre des politiques dans l’intérêt de l’immense majorité de la société, plutôt que des politiques visant désespérément à construire une économie capitaliste prospère – dans un monde où le capitalisme en tant que système est en décomposition putride – et avec la fausse croyance que les profits capitalistes puissent ruisseller jusqu’aux masses.

Parallèlement à la discussion et au débat sur leurs revendications, les travailleurs et les pauvres de Syrie devront construire leur propre parti de masse, capable de satisfaire ces revendications. Seul un programme basé sur l’élimination du système qui cause la pauvreté, les inégalités et la guerre, et son remplacement par une société socialiste démocratique basée sur la propriété publique des ressources naturelles, de l’industrie et des services et sur une planification économique socialiste, permettra à toutes et tous d’avoir ce dont on a besoin pour une vie décente. Le baasisme autrefois a été une forme hideuse et déformée d’économie planifiée, et avec un vernis cynique de rhétorique anti-impérialiste de gauche, il a souillé le mot socialisme. La tâche qui attend la Syrie est d’élever la conscience sur ce qu’est le véritable socialisme et de construire la force de classe qui peut le mettre en œuvre.