C’est une véritable originalité de l’ambiance riche et ouverte créée par la lutte contre la loi El Khomri. Il y avait eu cette mobilisation sur les réseaux sociaux pour forcer les syndicats à réellement entrer dans une lutte déterminée, les grèves et manifestations lycéennes et étudiantes appelées pour maintenir une véritable ambiance combative et il y a Nuit Debout, un vaste débat permanent qui dénonce ce monde injuste et discute autant de la grève générale que du monde qu’il faudrait.
Dans cette société dominée depuis des années par des débats aussi inutiles que diviseurs, teintés d’intolérance, de racisme, de mépris, dominés par le monopole de la parole officielle du gouvernement, des riches, largement relayée par des médias complètement aux ordres du système (90% des médias français sont possédés par 5 grands groupes capitalistes), des milliers de personnes en avaient assez que la parole soit ainsi confisquée. Il en avait assez de cette «liberté d’expression» qui ne vaut que pour ceux qui relaient la propagande officielle.
Alors pour des milliers de personnes, se retrouver sur une place, celle-là même où ils s’étaient retrouvés pour commémorer les victimes des attentats de 2015, discuter et refaire le monde, c’est devenu une évidente nécessité. L’absence de lieux de débats en nombre suffisant dans la lutte, que ce soit des assemblées générales, ou des meetings rassemblant différents secteurs et différents sujets, ne pouvait durer. C’est pour cela que l’initiative «Nuit Debout» a tout de suite reçu l’enthousiaste participation de milliers de personnes à Paris avant de s’étendre dans des centaines de villes, grandes ou petites.
Ce n’est pas un raz de marée à l’image de l’occupation des places Tahrir au Caire en 2011 ou de la place de la perle au Bahreïn mais c’est la pointe émergée d’un phénomène : l’envie de se réapproprier le débat, de décider ensemble, d’échanger, de s’informer, de comprendre. Et c’est pour cela que le phénomène s’est attiré la répression policière et le mépris des pseudo-intellectuels du système et de journalistes chiens de garde du capital. Pensez donc, le peuple dans toute sa diversité, malgré ses faiblesses et son inexpérience, se prend à rêver qu’on peut discuter de tout et vouloir changer le monde et cet ordre social injuste !
Insuffisamment investi dans certaines villes par les sections syndicales mais largement soutenu par de nombreux syndicalistes et travailleurs en lutte, auxquels s’ajoutent des milliers d’anonymes qui passent un soir ou deux, viennent donner leur avis, approuvent le mot d’ordre de grève générale, Nuit Debout est devenu un moyen de coordonner certaines luttes et de discuter politique. Car c’est cela qui petit à petit progresse. Il y a «un fond de révolte mais pas encore assez de politique» faisait remarquer une lycéenne participante, bien d’accord que la politique ne demandait qu’à venir.
Il y a même désormais un vrai débat dans les syndicats qui sont à juste titre invités par les différentes «Nuit Debout», à venir et débattre, prendre la place dans un mouvement qui est déjà pluriel car il est contre «la loi travail et son monde».
Tout lieu de débat est bon à prendre
Se croisent de nombreux débats et de nombreuses préoccupations militantes. Les habitués des mouvements sur la mondialisation ou l’écologie ne sont pas ceux qui plaquent le moins leurs schémas, tant ils ont du mal à comprendre que le fond qui anime «Nuit Debout» reste la volonté de construire un mouvement capable de renverser le système, une grève générale, même si beaucoup voient encore mal ce qu’elle peut être. Et comme les années qui viennent de s’écouler ont connu peu de luttes d’ampleur, beaucoup de choses sont à réapprendre. Les quelques semaines qui se sont écoulées ont déjà permis d’avancer : des «Nuits Debout» élaborent des tracts pour appeler les travailleurs et la population à rejoindre la grève générale. La réticence à prendre des décisions s’efface peu à peu devant la compréhension que prendre des décisions de manière démocratique est en fait la meilleure option. Et si la parole offerte à tous rend parfois les choses un peu longues, cela permet également d’avancer dans de nombreux débats pour peu qu’on les tourne vers l’action concrète et la construction de la lutte.
«Nuit Debout» est un phénomène politique, intégré à une lutte sociale contre la loi El Khomri qui est déjà une lutte politique contre le gouvernement Valls-Hollande et contre toutes les politiques au service du capitalisme.
Car à «Nuit Debout» le terme capitalisme n’est pas un tabou, au contraire, il est communément admis comme la source du problème et ce qui est en débat c’est par quoi le remplacer. Certains posent alors des formules un peu abstraites, un peu plaquées : nouvelle constitution, revenu universel pour tous… autant de choses qui peuvent paraître plaisantes sur le papier mais qui se heurtent à la résistance d’un système tout entier. D’autres, dans les premiers jours, avaient une sorte de vertige politique, regardant trop les quelques milliers de «nuit-deboutistes» et pas assez les millions qu’il faut encore convaincre à entrer dans la lutte. Ils disaient ne rien «revendiquer», mais bien vite il a fallu admettre que revendiquer des hausses de salaire, la baisse du temps de travail, des services publics démocratiques sous le contrôle des travailleurs et de la population, une éducation réellement démocratique ou encore la «socialisation des moyens de production» admettant tous et toutes dans les débats des innombrables commissions sur le social ou l’économie qu’il n’y aurait jamais de démocratie tant que les leviers de l’économie seront aux mains des multinationales et de la poignée de capitalistes qui les possèdent.
Les «Nuit Debout», dureront-elles, grossiront-elles, seront-elles une étape intermédiaire vers des formes de débat et d’organisation s’implantant dans des entreprises, des quartiers ? Ce serait à souhaiter.
Dans les faits, on discute de changer la société, et même si certains ont peur des mots, on parle de révolution et de socialisme, de société démocratique où l’économie est organisée pour la satisfaction des besoins de tous et toutes, où le travail est socialement utile et non une souffrance et où le but réel de la société et l’épanouissement et l’émancipation de tous et toutes.
Malgré ses limites, «Nuit Debout» est un complément de la lutte de masse contre la loi «travail» et la politique de Valls-Hollande, et c’est aussi un lieu où débattre d’un programme de lutte pour le renversement du capitalisme est possible et souhaité par des milliers de participants, et en cela, c’est un grand pas en avant.
Par Alex Rouillard