Des “conséquences fracassantes” aux Etats-Unis et internationalement
Le soir du 15 novembre 2013 restera une date marquant une étape historique dans la construction d’un nouveau mouvement socialiste aux États-Unis, la plus grande puissance capitaliste au monde. Kshama Sawant, candidate de Socialist Alternative (les partisans du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) aux USA) a été capable de remporter un siège au conseil de Seattle après que son adversaire ait concédé avoir perdu. C’est la première fois depuis de nombreuses décennies qu’un socialiste révolutionnaire remporte une élection aux Etats-Unis en battant le parti Démocrate, un parti qui prétend être favorable aux travailleurs. Le décompte des voix se poursuit toujours et confirme l’avance croissante de Kshama Sawant dans cette ville. En date du 18 novembre, Kshama avait reçu le suffrage de 93.168 personnes.
Sarah Wrack, Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)
Pourquoi avez-vous, avec Socialist Alternative, decide de vous presenter à ces élections ?
L’an dernier, nous avions déjà mené campagne pour la Chambre des représentants de l’Etat de Washington, j’étais alors candidate contre le président de la Chambre, Frank Chopp, probablement le parlementaire le plus puissant de l’Etat (Lire notre article Socialist Alternative remporte un score historique contre le Président de la Chambre des Représentants de l’Etat de Washington).
Derrière notre décision de mener cette campagne électorale, il y a notre analyse politique des conditions qui ont émergé suite au mouvement Occupy. Ce mouvement a été très actif puis, vers fin 2011 – début 2012, il a commencé à bifurquer vers des campagnes telles que Occupy Homes au Minnesota (contre les expulsions et les saisies immobilières) et ainsi de suite. Mais dans la plupart des cas, le mouvement commençait à perdre son souffle. Le sujet le plus important à ce moment était la réélection de Barak Obama et le fait que, pour ceux qui se considèrent comme des progressistes, la priorité était d’obtenir cette réélection parce qu’il était impensable de voir le Républicain Mitt Romney arriver à la Maison Blanche.
Bien entendu, Socialist Alternative est d’accord pour dire que l’aile droite ne doit pas disposer d’une telle opportunité, mais nous avons également fait remarquer que les Démocrates ne constituent en rien une alternative et que dans l’ensemble, la classe des travailleurs n’a pas bénéficié de la politique des deux partis du Big Business, qui sont dans les faits deux ailes d’un même grand parti pro-capitaliste.
En fait, l’administration Obama est en elle-même un bon exemple de la manière dont les Américains progressistes placent leurs espoirs dans les Démocrates années après années pour ensuite devoir faire face à toute une série de trahisons. Toutes les promesses concernant les soins de santé, les détentions à Guantanamo Bay, la fin de l’occupation de l’Afghanistan et les attaques de drones,… n’ont pas été tenues. Les attaques de drones ont augmenté, la présidence d’Obama a été marquée par le plus grand nombre d’expulsions de sans-papiers et, en tant que professeur, je peux vous garantir que l’assaut contre l’enseignement public et contre les syndicats d’enseignants a été plus aigu sous Obama.
La question qui se posait à Socialist Alternative était de voir comment pouvoir poursuivre les discussions politiques et d’approfondir la clarification portant sur la nécessité de rompre avec les deux partis de Wall Street et de rompre également avec le système capitaliste lui-même. Lancer notre propre campagne et illustrer par la pratique ce qu’une campagne populaire véritablement indépendante pouvait être nous a semblé constituer une stratégie efficace.
Nous avons mené campagne en refusant l’argent des grandes entreprises et sans chercher le soutien de l’establishment du parti Démocrate.
L’an dernier, nous avons obtenu 29% des voix, un score tout à fait remarquable : plus de 20.000 personnes avaient voté pour nous. Et nous nous sommes battus pour notre droit d’avoir ‘‘Socialist Alternative Party’’ sur le bulletin de vote (et non tout simplement le nom du candidat), tout comme nous avons cette année aussi mené ouvertement campagne sous le nom de Socialist Alternative.
Comment la campagne a-t-elle été organisée?
Les premières personnes impliquées ont été les membres de Socialist Alternative. Notre objectif principal au début était de développer la plate-forme de la campagne. Le thème fut discuté et débattu dans toutes les sections locales de Socialist Alternative. Nous avons particulièrement souligné trois points, dont la revendication d’un salaire minimum de 15 $ de l’heure, ce que nous avions déjà défendu l’an dernier. Cette année, puisque nous étions impliqués dans une campagne menée à travers toute la ville, notre revendication d’un salaire minimum a été discutée dans toute la ville de Seattle. Le second point concernait le droit de disposer d’un logement abordable et d’un contrôle des loyers. Le troisième était l’instauration d’une taxe sur les millionnaires pour financer le transport en commun et l’enseignement.
Notre campagne était placée sous le slogan : ‘‘make Seattle affordable for all’’ (rendre Seattle abordable pour tous), car Seattle est une ville très riche mais profondément inégalitaire. Y vivre est inabordable pour la grande majorité des gens, et en particulier dans les rangs des travailleurs à bas salaire.
Dès le début, il était clair que ces revendications attiraient l’attention enthousiaste de la classe des travailleurs à Seattle, ce qui nous a aidé à développer notre réseau de volontaires. De nombreuses personnes se sont senties galvanisées à l’idée d’une campagne électorale tellement différente du business-as-usual des politiciens pro-capitalistes.
Le fait que nous nous sommes engagés, en cas de victoire, à ne garder que le salaire moyen d’un travailleur a particulièrement suscité l’intérêt. Un membre du conseil de Seattle (qui en comprend 9) gagne 120.000 dollars par an, un salaire très élevé qui n’est devancé qu’au conseil de Los Angeles. La plupart des gens ne savaient pas qu’il en était ainsi et nous avons bénéficié d’un large écho en affirmant que nous ne garderions que le salaire moyen d’un travailleur, en consacrant le reste à la construction des mouvements pour la justice sociale.
C’est donc à travers la politique à la base de la campagne que nous avons été capables de construire une grande base de bénévoles. Plusieurs membres de Socialist Alternative ont travaillé à temps plein pour les organiser. Nous avions un bureau de campagne où étaient organisées des réunions de travail quotidiennement, en collaboration avec la direction locale de Socialist Alternative.
Nous avons de cette manière pu être en mesure de prêter attention à tout ce qui se passait dans la ville et de profiter de toutes les opportunités pour parler de la campagne, pour la faire connaître et disposer d’espaces dans les médias, chose véritablement nécessaire puisque nous étions en lutte contre un puissant Démocrate implanté au conseil depuis 16 ans déjà. Nous avons été capables de faire fortement ressortir les conséquences néfastes de sa politique mais aussi de celle de l’administration de Seattle en général et de montrer à quel point ces politiciens sont totalement en dehors de la réalité quotidienne des travailleurs. Grâce à tous ces efforts, nous avons pu construire une base de plus de 350 bénévoles, une grande source d’énergie pour la campagne.
Dans la dernière ligne droite, ce qui a beaucoup aidé la campagne, ce fut l’organisation d’une centaine d’actions le week-end précédant le jour du scrutin. Des partisans de Socialist Alternative se sont placés avec des affiches à tous les carrefours majeurs de la ville, plusieurs bannières ont été déployées au-dessus des autoroutes autour de la revendication d’un salaire minimum.
Cela nous a vraiment aidé pour convaincre les gens d’aller voter. La politique de la ville est tellement hors de la réalité des travailleurs et de leurs familles qu’il est normal que nombre parmi eux ne fassent pas attention à la campagne électorale, qu’ils trouvent ennuyeuse. Ils considèrent les membres du conseil comme de riches blancs issus de la classe supérieure, qui ne sont pas au courant de ce qui se passe sur le terrain et ne s’en soucient pas. Le défi auquel nous avons dû faire face ne consistait donc pas seulement à influencer des électeurs, mais aussi à pousser les habituels abstentionnistes à aller voter pour cette fois.
Nous avons également désiré approfondir le dialogue avec les gens. Nous sommes marxistes, nous ne pensons pas que l’arène électorale est la plus favorable pour la construction des mouvements sociaux. Nous avons voulu montrer un exemple de la manière dont cela pouvait être fait, avec une implication active dans la campagne. Je pense que c’était là notre plus grand défi, et que nous nous en sommes plutôt bien sortis.
Mais nous ne pouvons pas tout simplement parler de notre campagne. Nous devons aussi mentionner qu’elle a été menée au même moment que la lutte des travailleurs des fast food. A Seattle tout particulièrement, ces travailleurs en lutte étaient très confiants en leurs possibilités, et nous nous sommes montrés solidaires de leur combat. Un scrutin portant sur l’instauration d’un salaire de 15 $ de l’heure a aussi été lancé à Seatac, une ville voisine de Seattle où se trouve l’aéroport international. Le thème était très précisément la question du salaire des travailleurs des aéroports. Tout cela a contribué à l’élan de la campagne.
Comment les gens ont-ils réagi au fait que vous vous êtes présentés ouvertement comme socialistes ?
Pour la plupart des gens, ce qui est surtout ressorti, c’est que nous luttions pour un salaire minimum de 15 $ de l’heure.
Ce qui est vraiment attiré l’attention, c’était l’audace dont nous avons fait preuve sur cette question, contrairement à ce qui se fait généralement. Pas mal de gens qui approuvaient notre campagne et avaient l’expérience des partis bourgeois nous disaient : ‘‘vous devez baisser le ton, ne critiquez pas tellement l’administration.’’ On m’a même souvent demandé: ‘‘pourquoi devez-vous toujours commencer chaque discours en disant: ‘‘Je suis un membre de Socialist Alternative’’?’’
Ils voulaient me dissocier de Socialist Alternative parce que la politique électorale américaine est normalement centrée sur des personnes et des personnalités, pas sur des organisations collectives ou l’effort collectif. Mais nous avons complètement rejeté cela. Nous avons été plus audacieux et avons été implacables en présentant notre politique et affirmant clairement que chaque personne qui aimait cette campagne et son aspect combatif devait savoir que cela avait directement à voir avec le fait que nous sommes des socialistes révolutionnaires.
Beaucoup de gens ne se souciait du reste pas tellement de l’étiquette, ils se souciaient du fond de la campagne. Mais pour une certaine couche, cela était important. Certains disaient ‘‘Eh bien si c’est ça une campagne socialiste, et que je suis d’accord avec tout, alors peut-être bien que je suis moi-même un socialiste, peut-être que j’ai besoin d’entrer en discussion avec Socialist Alternative.’’ Des personnes ont rejoint notre organisation, où sont en discussion à cette fin, parce qu’ils ont approuvé ce que nous avons dit et que leur confiance a été renforcée par notre ardeur à nous battre pour la victoire.
Quels sont vos projets maintenant ?
Tout d’abord aujourd’hui [le 17 Novembre] nous avons un grand meeting pour réunir tous ceux qui ont participé à la campagne et pour célébrer notre victoire. Mais il sera également question de donner une idée de la voie à suivre pour l’avenir : que doit-il maintenant se passer ?
Nous ne voulons pas limiter à parler de la campagne et de ce que nous allons faire au conseil de Seattle, nous voulons aussi aborder la signification de cette victoire. Quelle est la signification de la victoire d’un socialiste révolutionnaire au conseil d’une grande ville américaine ? En de nombreux points, il s’agit d’un bouleversement pour la gauche en général, en particulier aux Etats-Unis mais aussi au niveau international. Si cela a été possible, qu’est ce qu’on peut faire d’autre ?
La raison pour laquelle nous obtenons l’attention des médias nationaux et internationaux n’est pas que nous avons gagné un siège au Conseil de Ville. Normalement, tout le monde s’en fiche. Ce qui est frappant, c’est qu’une personne ouvertement socialiste remporte un siège, que la campagne n’a pas bénéficié de l’argent des grandes entreprises et qu’elle n’a pas reposé sur l’appareil du parti Démocrate pour l’emporter. Nous avons besoin que la gauche tire parti de ces enseignements et se rende compte qu’il existe une ouverture pour construire des mouvements et construire une alternative anticapitaliste viable qui luttera pour les travailleurs, contre les deux partis de Wall Street.
Au Conseil, notre première priorité sera de pousser l’application d’un salaire minimum de 15 $ de l’heure. Nous allons rédiger une ordonnance à cette fin à destination du Conseil. Mais nous n’avons aucune illusion sur le fait que cela sera facile. Les grandes entreprises vont résister bec et ongles parce que Seattle est une ville importante, et qu’il leur faut éviter tout précédent. Cela pourrait avoir un effet domino sur d’autres villes. Nous devons donc continuer à soutenir la construction d’une mobilisation de masse autour de cette revendication.
Une des choses à laquelle nous allons maintenant œuvrer est l’organisation d’un meeting de masse, notre objectif est de réunir 10.000 personnes mais nous verrons comment ça se passe, début d’année prochaine, en soutien à cette revendication des 15 $ de l’heure.
J’ai vu beaucoup de commentaires disant qu’il y a quelque chose d’unique à Seattle. Bien sûr, il y a toujours des choses différentes d’une situation à l’autre, mais je pense qu’il est important pour la gauche de partout réaliser que, compte tenu de la crise du capitalisme (et en particulier en Europe au vu de la politique d’austérité qui y a été appliquée), il est absolument certain que de grandes possibilités existent. Si cela peut se produire dans l’antre de la bête, il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas être fait ailleurs. Mais ce n’est pas automatique, et c’est pourquoi nous devons consciemment construire nos forces.