Seulement cinq jours après le lancement de la campagne électorale du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi pour un troisième mandat, la guerre a éclaté à la frontière. 2,3 millions de Palestiniens vivent dans la bande de Gaza. La guerre intensifie considérablement les pressions auxquelles Sissi était déjà confronté : une économie en mauvaise posture et une opposition croissante, tant parmi les capitalistes que la classe ouvrière.
Article de David Johnson, paru le 19 octobre sur www.socialistworld.net – le site du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO/CWI) dont la Gauche révolutionnaire est la section en France
Les gouvernements égyptien et israélien coopèrent depuis 1979 pour exercer un contrôle strict sur la frontière égyptienne avec Gaza. Pendant de nombreuses années, la circulation des biens et des personnes à travers le passage de Rafah a été partiellement ou complètement bloquée.
Sissi a pris le pouvoir en 2013 en renversant le président Mohamed Morsi, tuant des centaines de membres des Frères musulmans qui soutenaient Morsi et emprisonnant des milliers de personnes, sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Le Hamas est né dans les années 1980 prenant racine chez les Frères musulmans ; Sissi a ainsi toujours craint que cette organisation puisse devenir un facteur d’opposition à son régime. Selon l’analyste américain Steven Cook, spécialiste du Moyen-Orient, l’Égypte a incité Israël à détruire le Hamas en 2014. « Ils disaient aux Israéliens de défoncer chaque porte de chaque maison de Gaza, de tous les exterminer », a-t-il déclaré.
Maintenant, Sissi veut tout faire pour empêcher les Palestiniens de se rendre au Sinaï pour échapper aux bombardements et au siège, où ils pourraient davantage déstabiliser une région qui a déjà connu des affrontements entre une ramification de Daech et l’armée. Il craint également le coût financier de cet accueil alors que l’économie égyptienne est déjà affaiblie. Un haut responsable égyptien aurait déclaré à un homologue européen : « Vous voulez que nous accueillions un million de personnes ? Eh bien, nous allons les envoyer en Europe. Si vous vous souciez tellement des droits de l’homme, eh bien, vous n’avez qu’à les accueillir, vous. » (Financial Times, Londres, 17 octobre 2023).
Les formes armées égyptiennes reçoivent l’aide militaire américaine, à hauteur de 1,3 milliards de dollars par an. L’absence de démocratie n’a jamais préoccupé la classe dirigeante américaine, pour qui le gouvernement égyptien est un facteur clef de stabilité dans la région. Sissi a besoin du soutien des officiers militaires supérieurs et ils veulent continuer à recevoir cette énorme subvention.
L’économie en difficulté affecte les travailleurs et les pauvres
La découverte de gaz naturel en Méditerranée orientale a accru la coopération entre les gouvernements égyptien et israélien. Israël exporte du gaz vers l’Égypte, où est produit du gaz naturel liquéfié (GNL), ce qui génère des dollars dont l’économie égyptienne surendettée a désespérément besoin.
La vague de canicule intense de cette année a augmenté la demande intérieure égyptienne en gaz (pour produire de l’électricité pour la climatisation), ce qui a fortement affecté les exportations. Et malgré ce recours, les coupures d’électricité étaient fréquentes.
La première cargaison de GNL exportée depuis trois mois est partie le 5 octobre. Trois autres navires devaient prendre la mer ce mois-ci, mais deux jours plus tard, Chevron a fermé la plateforme de gaz Tamar, située à moins de 50 km de Gaza, sur instruction du gouvernement israélien. Cela coûte des centaines de millions de dollars à l’économie égyptienne, les entreprises ayant déjà du mal à payer leurs importations, qu’elles doivent réaliser en dollars, mais elles n’en ont plus en réserve.
La vie est devenue beaucoup plus difficile pour presque tous les Égyptiens cette année. La livre égyptienne a perdu la moitié de sa valeur après trois dévaluations depuis début 2022. Les prix alimentaires ont connu 72 % d’augmentation annuelle en août, l’inflation globale est à un record de 39,7 %. Les taux d’intérêt ont plus que doublé depuis début 2022, atteignant 19,75 %, mais l’inflation signifie que les taux réels sont négatifs, de sorte que le gouvernement ne peut pas emprunter suffisamment pour payer ses dettes.
Les deux tiers de la population dépendent du pain subventionné, ce qui a coûté 2,9 milliards de dollars l’année dernière, soit 2,6 % des dépenses publiques. L’Égypte ne produit que la moitié de ses céréales, avec des rendements en baisse en raison du changement climatique et des pénuries d’eau. La Guerre russo-ukrainienne avait déjà fait augmenter les prix mondiaux.
Le FMI a demandé à Sissi de réduire les dépenses publiques, y compris les subventions alimentaires de base. 56 % des dépenses publiques sont consacrées au remboursement des prêts et des intérêts, de sorte que les banques obtiennent leur argent tandis que l’éducation, la santé et d’autres services de base sont négligés.
En dépit du fait que les familles pauvres et ouvrières sautent régulièrement des repas. Sissi leur a répondu avec arrogance : « Vous, Égyptiens, n’osez pas dire que vous préférez manger plutôt que construire et progresser. Si le prix du progrès et de la prospérité de la nation est la faim et la soif, alors ne mangeons ni ne buvons. » Il a également dit aux jeunes qu’ils pourraient gagner « un revenu respectable » en donnant leur sang chaque semaine…
Le FMI retient le prochain versement de 3 milliards de dollars d’aide acceptée en décembre dernier, exigeant que la monnaie égyptienne devienne flottante (c’est-à-dire que son taux de change varie librement), ce qui signifierait une nouvelle dévaluation, ajoutant aux coûts des importations. Le FMI veut également des privatisations plus rapides. Des entreprises ont été privatisées à hauteur de 1,9 milliards de dollars au cours des six premiers mois cette année, avec 5 milliards de dollars supplémentaires à vendre d’ici juin 2024. Cependant, les entreprises détenues par l’armée n’ont pas été vendues. Les capitalistes égyptiens et étrangers veulent mettre fin aux avantages fiscaux et commerciaux des militaires, mais ces entreprises procurent de gros revenus à de nombreux officiers supérieurs à la retraite.
Élections anticipées
L’élection présidentielle, prévue pour début 2024, a été avancée à décembre. Sissi espérait ainsi empêcher l’émergence de candidats crédibles avant une nouvelle dévaluation et de nouvelles réductions des dépenses publiques. Il a fait modifier la constitution pour pouvoir rester président théoriquement jusqu’en 2030.
Sa candidature a été annoncée le 2 octobre. De vastes rassemblements de soutien ont été organisés dans de nombreuses villes, auxquels ont participé des fonctionnaires qui avaient reçu la consigne d’y participer, ainsi que d’autres attirés par des divertissements gratuits. Mais à Marsa Matrouh, une ville méditerranéenne de 230 000 habitants, le rassemblement s’est transformé en une manifestation de protestation, chose rare, lorsque des centaines de personnes ont arraché des banderoles et des pancartes pro-Sissi et ont scandé « Le peuple veut la chute du régime ! », comme lors du soulèvement de 2011 qui a renversé le président Hosni Moubarak !
Lorsque Sissi s’est présenté à l’élection en 2018, il a remporté 97 % des voix par un scrutin truqué en veillant à ce qu’il n’y ait qu’un seul autre candidat – qui le soutenait de toute façon ! Mais, cette année, Ahmed Al-Tantawi, du parti al-Karama (Dignité), issu d’une tradition nassériste de gauche, a rapidement gagné du soutien. Un de ses partisans, à Alexandrie, a déclare : « Nous rêvons à grande échelle, nous espérons un changement transformateur et la fin de l’oppression qui a systématiquement appauvri le peuple égyptien au profit de quelques uns ».
Avec deux millions de membres sur son groupe Facebook, Tantawi aurait dû être bien placé pour obtenir les 25 000 signatures nécessaires pour présenter un candidat à la présidentielle. Mais, avec de nombreux témoignages faisant état d’intimidations, d’arrestations et d’obstructions à la signature des documents officiels, il n’a pas réussi à figurer sur la liste.
Sissi a dû penser que son chemin vers la réélection était dégagé, mais la guerre à Gaza a plongé la situation dans une grande instabilité. Ses rencontres amicales passées avec Netanyahou et les présidents des US, ainsi que son opposition au Hamas vont exercer des pressions croissantes sur lui dans les jours et les semaines à venir. Les Égyptiens soutiennent en effet massivement les Palestiniens.
Pendant la seconde Intifada, il y a eu des grèves et de grandes manifestations d’étudiants et de travailleurs égyptiens en 2000 et 2002 en solidarité avec les Palestiniens, qui sont rapidement devenues hostiles à Moubarak. Les soldats ont été utilisées pour réprimer les manifestations, mais le mouvement vers le soulèvement de 2011 avait commencé. Une nouvelle vague de manifestations de masse, déclenchée par les attaques de l’État israélien à Gaza, ne peut pas être exclue, en dépit de la répression de l’État égyptien.
Sissi remportera probablement l’élection en décembre, mais il semble peu probable qu’il garde sa place de président jusqu’en 2030. Il sera l’un des nombreux dirigeants de la région à tomber en raison de la crise économique sans fin et du retour de la guerre et de ses horreurs.
Seule la classe ouvrière égyptienne peut ouvrir la voie en construisant ses propres organisations indépendantes et en les dotant d’un programme socialiste pour utiliser sa richesse et ses ressources au profit de tous. La nationalisation sous le contrôle démocratique des travailleurs de toutes les grandes entreprises, la planification de leurs ressources pour répondre aux besoins de tous et l’accès à tous les droits démocratiques inspireraient un mouvement pour une fédération socialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.