Coup d’état fasciste, Chili 1973 : « ni perdon, ni olvido », ni pardon, ni oubli.

Manifestation du 1ermai 1973 à Santiago (Chili). Unis mais sans armes, les travailleurs chiliens subirons la violence de la dictature de Pinochet.
Manifestation du 1er mai 1973 à Santiago (Chili). « Créer un pouvoir populaire » ; unis mais sans armes, les travailleurs chiliens subirons la violence de la dictature de Pinochet.

Témoignage de Diana Ortega.

Le 11 septembre 1973, j’avais 15 ans et le lendemain je prenais ma carte aux Jeunesses Communistes.

Ce matin du 11 septembre donc, j’étais au lycée à la bibliothèque en train de finir un devoir quand l’inspectrice générale est venue nous dire qu’on devait tous partir à la maison. Sans savoir pourquoi on devait partir, j’étais contente car ça me laissait le temps de finir mon devoir.

Les élèves de Terminale géraient la vie lycéenne et notamment la défense du lycée. En effet, on faisait des gardes car dans cette période de l’Unité Populaire d’Allende au pouvoir, des commandos d’extrême droite « Patria y Libertad » voulaient prendre le lycée pour nous empêcher d’aller en cours. Quand on on est sorti dans la cour, on a fait une réunion et là, les élèves de Terminale nous ont dit ce qui se passait:

« Companeros, camarades, on va passer dans la clandestinité. Vous devez changer de nom car les fascistes arrivent avec les chars sur le palais de La Moneda et menacent de bombarder. »

On est parti à pied par groupes, vers le lieu de rendez-vous dans une commune qui s’appelle « El Bosque » où se trouvait la force aérienne ! Après quelques pas, à 2 ou 3 arrêts de bus, il y avait un commissariat de police. Les flics nous ont dit « Où allez-vous ? » et nous, on a répondu (on était gamins) « on va s’organiser pour défendre notre président ». On a reçu des coups de pied aux fesses et ils nous ont dit de rentrer chez nous. Les bus ne circulaient plus, alors on a fait du stop. Le mec qui nous a pris, écoutait à la radio les marches militaires. Quand on lui a dit qu’on défendait Allende, ils nous a viré en disant « Bajen UPlientas ! » (à bas les unions populaires de merde). Tous ceux qui sont allés jusqu’à El Bosque, on ne les a jamais revus ; dont Léo, président de l’Association des élèves et membre des jeunesses Communistes.

Tous les membres de la famille, on se cherchait et c’était le plus important. Mon père travaillait dans une usine de métallurgie. Il faisait partie du Cordon (Comité) industriel de son usine « Los Cerrillos ». Le climat était bizarre, tout le monde marchait en silence dans les rues. On s’est réuni sur la place de mon quartier. On a écouté la radio et entendu les bombardements qui avaient commencé à 11h45. On a entendu aussi les premiers décrets des fascistes qui demandaient aux responsables de l’Unité Populaire de se présenter spontanément car ainsi ils ne risqueraient rien ! Les hélicoptères tournaient aux dessus de nos têtes mais on se demandait encore comment nous allions organiser la défense. Quand les hélicoptères sont descendus de plus en plus bas, je suis rentrée chez moi. J’étais toute seule. J’avais peur notamment pour mon père syndicaliste et militant actif du parti. Il pouvait être arrêté à tout moment. J’ai donc cherché tout le matériel qu’on pouvait avoir à la maison pour le faire disparaître. On l’a brûlé quand ma mère et mon frère sont rentrés. La nuit du 11 septembre, on n’a pas dormi à cause des feux de Bengale lancés depuis les hélicoptères sur la population des quartiers de La Legua et de la Victoria, près de chez moi, où il y avait des résistants.

Mon père est rentré une semaine plus tard car sa fabrique était encerclée par le régiment « guardia vieja ». Le comité central où militait mon père a eu le temps de brûler la listes des membres et je pense que grâce à ça, il a échappé à la prison et à la mort.

Je me souviens qu’en apprenant la mort d’Allende, on a pleuré, tous dehors sur la place. Face à notre quartier populaire, de l’autre côté de la rue, il y avait des maisons avec des drapeaux chiliens sur le toit, habitées par des petits bourgeois qui se moquaient de nous, les UPlientos. On ne pouvait que pleurer, on se sentait impuissant même face à eux.

Les travailleurs chiliens soutenant Allende en 1964.
Les travailleurs chiliens soutenant Allende en 1964.

Même si on était jeunes, on était très marqué politiquement, droite ou gauche. C’était une période d’affrontement avec la bourgeoisie (les Momies, comme on les appelait).

Le 11 septembre 1973, c’était la fin de l’époque la plus belle de ma vie. J’avais pu aller au Théâtre Municipal pour la première fois voir une pièce de théâtre. Les travailleurs pouvaient aller suivre des cours le soir à l’université. Les bus pour aller à l’école étaient gratuits. Qu’est-ce qu’on a pu rire dans ces bus ! Chaque enfant avait droit à un demi litre de lait..

Le 11 septembre, ils nous ont volé : la sécurité sociale, la santé publique, l’éducation gratuite, le cuivre nationalisé sans rachat le 11 juillet 1971… et tout ça dans les premiers jours de la dictature !

40 ans après ça reste pour moi comme si c’était aujourd’hui. J’entends les bruits des chars, des coups de matraques, des portes défoncées dans les maisons, les cris des gens sortis tout nus dans la rue au petit matin, les pleurs des femmes et des enfants et la peur au ventre qui nous envahissait et qui est toujours là.

40 ans après, ceux qui ont torturé, demandent pardon mais les familles des disparus et bon nombre de gens répondent : « ni perdon, ni olvido », ni pardon, ni oubli.

40 ans après, je suis convaincue que ce serait un bel hommage à rendre à tous les morts et tout le peuple qui souffre de leur rendre ce qui leur a été volé et que la démocratie bourgeoise ne leur a pas rendu.

Cet hommage sera celui des luttes actuelles des travailleurs qui se battent pour reprendre tout ce qui été volé et veulent construire une société que j’avais rêvée et dégustée quand j’avais 15 ans.

Diana Ortega

11 septembre 2013