interview d’un militant de Socialismo Revolucionario, section chilienne du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO, dont la Gauche révolutionnaire est la section française) sur la lutte au Chili, les tâches pour les marxistes dans le mouvement de masse.
i) Pourrais tu présenter l’activité et les secteurs d’intervention de ton organisation ?
R: Nous sommes une organisation de taille modeste mais très active sur le terrain de l’organisation sociale, dans la formation de collectifs et dans la diffusion et la défense des idées socialistes et révolutionnaires, en cherchant à éviter l’opportunisme, le schématisme abstrait et le sectarisme.
Nous menons une activité dans les syndicats, sur le terrain des Droits de l’Homme, du féminisme et de l’environnement. Nous publions en ligne un journal, Werken Rojo (werkenrojo.cl), dans lequel nous laissons une place pour d’autres contributions de gauche que nous ne partageons pas forcément complètement, ainsi que notre revue Socialismo Revolucionario (socialismorevolucionario.cl).
Nous avons une activité avec d’autres collectifs et d’autres organisations, comme avec nos camarades Socialistas Allendistas qui se revendiquent des traditions de gauche et anti-impérialistes du vieux Parti Socialiste, avec des organisations écologistes et avec des groupes venant de la tradition du MIR et du trotskysme chilien.
Nous avons participé à No+AFP(1) depuis le début et nous avons joué un rôle dans ce mouvement contre le système privé de retraites qui offre des retraites misérables, et constitue un axe de l’accumulation du capital et de la concentration de la richesse au Chili. Nous avons également participé au mouvement contre la signature du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), un traité qui constitue un obstacle pour éviter les réformes sociales que le peuple demande, mouvement qu’anime la plateforme Chile Mejor sin Tratados de Libre Comercio (le Chili se porte mieux en dehors des traités de libre échange). En ce moment nous participons à l’organisation du Sommet des Peuples et de l’Assemblée Constituante du peuple Mapuche, pour revendiquer son droit à l’autodétermination.
Dans notre activité dans les syndicats, il faut souligner notre participation au sein de Unidad social(2) et le travail dans le secteur du commerce. Nous sommes aussi actifs dans nos quartiers dans les secteurs où nous vivons.
ii) L’explosion sociale à laquelle nous assistons depuis plus de dix jours porte des revendications sociales et politique : peux tu préciser ?
R: Dans la rue, les slogans demandent une Assemblée constituante, la démission de Piñera, la suspension des lois antisociales, la fin de la répression brutale et des violations des Droits de l’Homme, et à côté de ça, on trouve des revendications transversales qui portent sur la qualité de vie des gens: la fin des fonds de pension privés, la défense de la Santé, de l’Éducation publique, le droit au logement et à des quartiers populaires dignes, la récupération de la mer et de l’eau qui ont été privatisées, la fin de la hausse des prix, des augmentations immédiates des salaires et des pensions…
La revendication qu’a mis en avant le peuple mobilisé d’une Assemblée constituante est très importante, elle concentre les aspirations populaires pour en finir avec le régime politique et le modèle économique du capitalisme brutal, implanté par la dictature civico-militaire via le terrorisme d’État, et affermi par la suite par les gouvernements civils successifs. Ce sont ces gouvernements, avec une classe politique corrompue, qui l’ont légitimé et approfondi, c’est pourquoi aujourd’hui aucun parlementaire n’ose apparaître dans les mobilisations. La caste politique et le grand patronat veulent maintenir cette revendication d’une nouvelle Constitution dans le cadre des institutions actuelles; à l’inverse, nous pensons que la seule manière de garantir une Assemblée nationale
constituante est que sa genèse soit révolutionnaire, c’est à dire qu’elle se constitue depuis les territoires, les organisations sociales et les syndicats.
iii) On assiste à une intervention des masses, de larges secteurs de la société avec des méthodes de lutte différentes, quel est le rôle du prolétariat ?
R: Ce qu’il faut comprendre en premier lieu c’est qu’une période révolutionnaire s’est ouverte au Chili. « Le Chili s’est réveillé », chantent les manifestants dans les rues, tout à changé en quelques jours. À présent, les
organisations de travailleurs, les syndicats, commencent à assumer un certain rôle dans les luttes.
Au départ, ce sont les lycéens qui ont réellement lancé cette grande explosion sociale, avec les appels à frauder collectivement dans le métro, suite à l’augmentation de 30 pesos du prix des billets. Cette augmentation, et la répression démesurée des policiers contre les adolescents, c’est la goutte qui a fait déborder le vase.
iv) Alors soulèvement, journées révolutionnaires, comment analysez-vous la situation?
R: L’explosion sociale vient d’une accumulation de colère dans la société depuis 1990 : les bas salaires, les dettes énormes que sont obligées de contracter les étudiants pour pouvoir aller à l’université, les pensions misérables que reçoivent les travailleurs à la retraite et qui font que les vieux doivent dépendre de leurs enfants ou de la charité ou la mendicité dans la rue, le mauvais accès aux soins dans les dispensaires et les hôpitaux publics qui ont été démantelés au bénéfice du privé, les inégalités croissantes… Le tout aggravé par une suite de déclarations hasardeuses de la part de ministres ou d’autres autorités, comme la phrase sur le fait que les travailleurs devraient se lever plus tôt pour ne pas subir les augmentations des tarifs du métro, ou sur la baisse du prix des fleurs qui permettrait aux travailleurs d’être un peu romantiques.
Le rôle des grands médias a été honteux. Ils ont livré, avec le gouvernement, de faux « récits » de ce qui se passait, qui ont été démentis par les réseaux sociaux et l’expérience directe des manifestants.
La colère contre le système est évidente dans les rues, sur les barricades, et dans les affrontements avec la police. L’héroïsme des jeunes qui n’ont pas eu peur de s’opposer y compris aux militaires déployés dans les rues a dépassé ce qu’on aurait espéré dans cette société.
v) Quelles sont les forces et les limites de la spontanéité d’un tel mouvement ?
R: Les jeunes travailleurs, les lycéens et étudiants, et les jeunes marginalisés sont sortis dans la rue pour dire stop aux abus. Cette réaction ne répond à aucun plan préconçu ou planifié. Clairement, il y a une grande part de spontanéité et un rejet des abus permanents et des partis qui alimentent le système, et cela inclue les partis soit- disant de gauche qui historiquement étaient les représentants de la classe ouvrière. En même temps, cela répond à un long processus de débat et d’apprentissage dans la société. Le pouvoir veut nous faire croire que tout est spontané et apolitique. La réalité, c’est que les appareils politiques traditionnels sont totalement dépassés, au moins pour l’instant; les partis ont perdu leur base militante, et avec la montée de la précarité, les syndicats n’organisent que 8 à 13% des salariés selon ce qu’on prend en compte. Mais en même temps, il existe des dizaines de milliers de petits groupements politiques, sociaux et culturels dans tout le pays.
La spontanéité et l’absence d’une direction claire rend la tâche plus difficile au gouvernement, car ils n’ont personne avec qui « négocier » un accord ou une sortie de crise, mais d’un autre côté, c’est aussi ce qui peut conduire à un épuisement du mouvement en l’absence de propositions et d’une direction vers où avancer.
vi) L’articulation entre les tâches socialistes et démocratiques est difficile et cela se concentre sur le mot d’ordre d’Assemblée constituante. Ce mot d’ordre est il populaire, le mouvement s’en empare-t-il ?
R: Le mot d’ordre d’Assemblée constituante est venu du mouvement lui-même, de même que celui de la démission de Piñera. Avant ces événements, il y avait eu plusieurs initiatives pour essayer de diffuser ce mot d’ordre dans certains secteurs de la classe ouvrière, mais il n’avait pas pris. Maintenant, il est sorti avec force, de la part des gens qui participent au mouvement.
Pour les groupes de gauche, il n’est pas facile de reprendre une revendication démocratique comme celle-ci sans tomber dans l’opportunisme ou le sectarisme. C’est ce qui est arrivé à d’autres groupes de gauche. Nous considérons que la meilleure manière de concilier cette revendication démocratique avec les tâches socialistes, c’est d’associer l’idée d’une Assemblée constituante à la nécessité de former un gouvernement des travailleurs, et que son origine soit révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elle parte du peuple mobilisé organisé dans les assemblées et cabildos.
vii) la presse conservatrice avec El Mercurio daté du jeudi 31 octobre pense que la Constituante est une solution à la sortie de crise; la gauche aussi pense passer de l’action aux élections. Alors ce mot d’ordre n’est il pas prématuré ?
R: Si on considère que cette revendication vient du mouvement lui-même, elle ne peut pas être prématurée et elle ne devrait pas s’opposer à l’idée de continuer la lutte. Ce n’est pas action ou élections, mais cela devrait aller ensemble.
Nous sommes face à une crise profonde du régime politique et du modèle économique. La première étape pour une sortie positive, c’est de démonter toute la structure institutionnelle du régime de la Constitution imposée en 1980, établie pour donner une continuité et sécuriser le modèle dans lequel nous vivons, un système d’exploitation brutale des hommes et destructeur de la nature. C’est pour ça que la revendication d’une Assemblée constituante surgit avec autant de force dans les rues.
La caste politique fait d’ores et déjà des pieds et des mains pour empêcher que se constitue une vraie Assemblée nationale constituante et pour changer la Constitution depuis un Congrès discrédité. Ils veulent changer quelques détails pour garder l’essentiel du système qui nous écrase et contre lequel nous nous sommes levés.
viii) Des assemblées (cabildos) émergent, peux tu décrire leur composition et leur fonctionnement ?
R: Ces assemblées sont des réunions où les gens discutent de la situation, de leurs revendications et de leurs aspirations. Les cabildos ou les assemblées ont des origines multiples. Il y a une dimension spontanée de reprendre les vieilles traditions révolutionnaires des travailleurs et du peuple chilien ; il y a l’appel de Unidad Social à constituer des assemblées dans tout le pays ; le gouvernement lui-même essaye d’impulser et de diriger des cabildos depuis les municipalités qu’il contrôle ; mais il y a aussi des assemblées qui sont sorties de la base dans les quartiers populaires, dans les lycées et les universités, et dans une moindre mesure, sur les lieux de travail.
ix) Le mouvement révolutionnaire est restreint et divisé au Chili, vu d’ici, peux-tu le décrire ? Les libertaires et marxistes ont-ils une influence?
Nous ne sommes pas sûrs que l’affirmation « le mouvement révolutionnaire est restreint au Chili » soit vraie. Comme nous l’avons déjà dit, bien qu’il soit très divisé, il y a des dizaines de milliers de jeunes organisés dans des collectifs de différente nature contre le système.
La division de la gauche au Chili n’est pas très différente de celle qui existe dans d’autres pays. Il y a beaucoup de « partis » ou de collectifs qui se revendiquent de la gauche, plusieurs groupes trotskystes, mais malheureusement aucun n’a joué un rôle important ou décisif dans cette lutte. Ils sont souvent plus occupés à chercher à se différencier des autres groupes similaires qu’à travailler ensemble et à s’adresser aux grandes organisations et à l’immense mouvement social pour y contribuer loyalement.
x) Le PC et le Frente Amplio jouent le rôle de béquilles sociales du régime : quel est leur poids, leur crédit, sont ils traversés de contradictions ?
Le PC a un appareil mieux organisé mais il n’a pas pu jouer un rôle déterminant dans cette lutte, et ce malgré leur présence à la présidence de la CUT (Centrale Unitaire des Travailleurs). Ils ont dû jouer un rôle plutôt secondaire, mais ils se sont fondus dans le mouvement et ils ont intégré les mobilisations et Unidad Social.
Le Frente Amplio s’en est moins bien sorti dans cette explosion sociale. Il a plusieurs composantes en son sein, et toutes ont cherché à donner des réponses différentes à la crise. Même la majorité de la direction du Frente Amplio s’est précipitée pour proposer des négociations au gouvernement, ce qui a été largement rejeté par la base. Sa porte-parole et ex-candidate à la présidentielle brille par son absence dans cette crise.
xi) quelles sont les tâches que vous vous donnez dans l’explosive situation actuelle ?
Nous participons aux différentes mobilisations et à Unidad Social. Nous distribuons notre propagande, avec la revendication de la démission de Piñera, mais en expliquant aussi que l’ennemi n’est pas seulement Piñera, mais
le capitalisme et qu’il faut en finir avec ce système si nous voulons vraiment que les choses changent. Nous reprenons le mot d’ordre d’Assemblée constituante en insistant sur son caractère révolutionnaire.
Nous expliquons que la réponses des travailleurs et des leurs organisations syndicales et sociales doit être claire et qu’ils ont le devoir de se mettre à la tête du mouvement pour lui donner une direction. Nous avons défendu la nécessité d’organiser la grève générale, car c’est l’arme la plus puissante de notre classe.
Notes :
1) No más administradoras de fondos de pensiones : mouvement contre les fonds de pension qui revendique un système de retraite par répartition solidaire, tripartite et administré par l’État.
2) Unité Sociale: plateforme initiée par la CUT, la Centrale Unitaire des Travailleurs, et qui regroupe une centaine de syndicats et d’organisations.