Ambiance révolutionnaire au Liban après la terrible explosion

Beyrouth, 08/08/2020. Occupation du ministère de l’énergie

La pire explosion de l’histoire du Liban, qui s’est produite mardi 4 août dans le port de Beyrouth, a causé une catastrophe en terme de victimes et de destruction d’ infrastructures. Plus de 157 personnes ont été tuées, beaucoup sont portées disparues et environ 5 000 ont été blessées. Tout le port a été complètement détruit et des vitres et des balcons ont été soufflés à travers la ville, dans une explosion entendue jusqu’à Chypre et Damas.
Les morts et les blessés de l’explosion ne sont que le début de l’immense souffrance humaine qui en résultera. On estime à un demi-million le nombre de sans-abri. Le port était la principale voie d’acheminement des importations de denrées alimentaires dans le pays. On s’attend donc à ce que la faim – qui était déjà en augmentation avant cet événement – se répande. Il y aura également des risques pour la santé en raison des produits chimiques cancérigènes qui ont été projetés dans l’air, et moins d’hôpitaux pour traiter les blessés et les personnes touchées, car des hôpitaux figuraient parmi les bâtiments détruits.


Cette terrible catastrophe survient à un moment de profonde crise économique au Liban, récemment exacerbée par la pandémie de coronavirus. La réaction dans les rues a été presque immédiatement une grande colère. Il est rapidement apparu que la catastrophe n’était pas un accident inévitable – les premiers éléments d’information indiquent au mieux une négligence criminelle. Une grande quantité de nitrate d’ammonium hautement explosif avait été confisquée sur un navire et, chose incroyable, avait été laissée dans un entrepôt du port pendant six ans. Le chef des douanes libanaises, Badri Daher, affirme avoir envoyé six lettres à la justice au fil des ans pour demander une décision de revente, d’exportation ou d’utilisation de la matière explosive.
Des pompiers qui sont courageusement allés s’attaquer aux premières flammes signalées ont été tués par la deuxième explosion massive qui a suivi. Ce sont également des ouvriers qui ont été en première ligne des opérations de recherche et de nettoyage et qui ont organisé l’aide aux sans-abri. Certains l’ont fait dans le cadre des services publics affaiblis par l’austérité, mais dans la plupart des cas, cela a été fait sur une base de volontariat.
La colère, l’amertume et l’esprit révolutionnaire sont énormes. Parallèlement au travail de sauvetage, les manifestations ont immédiatement repris contre l’élite corrompue qui se cachait manifestement, craignant le peuple.
« Quel état ? … Où sont-ils ? » a déclaré Melissa Fadlallah à un journaliste de l’Agence France-Presse alors qu’elle balayait des éclats de verre, « Nous essayons de réparer ce pays. Nous essayons de le réparer depuis neuf mois, mais maintenant nous allons le faire à notre façon », a-t-elle ajouté. Un autre, Mohammad Suyur, qui balayait également les débris, a exprimé l’indignation des gens envers les responsables du gouvernement : 

« Ils sont tous assis sur leur chaise dans l’air conditionné alors que les gens s’épuisent dans la rue. La dernière chose au monde dont ils se soucient, c’est ce pays et les gens qui y vivent. Nous ne pouvons pas en supporter plus. Ça suffit. Tout le système doit disparaître ». 

AFP

Il a dit que les militants allaient reprendre le mouvement de protestation qui a commencé l’automne dernier.

Un mouvement de grande ampleur en 2019

Il faisait référence au mouvement de fond qui a éclaté en septembre 2019 et qui a touché 1,3 million de personnes, soit 20 % de la population totale. L’un des éléments déclencheurs a été une nouvelle taxe sur l’utilisation de WhatsApp et d’autres réseaux similaires de téléphonie en ligne. Mais une colère profonde a refait surface sur de nombreux sujets : manque de services et d’emplois, corruption flagrante, inflation des prix de l’alimentaire, détérioration des infrastructures – il serait difficile de penser à un aspect de la société qui ne soit pas une cause de mécontentement. Le manque de services incluait les pompiers, qui ne disposaient pas de l’équipement nécessaire pour éteindre les feux de forêt dévastateurs qui brûlaient à l’époque. 

L’énorme écart entre les riches et les pauvres a également été un facteur déterminant : les 0,1 % les plus riches, soit environ 3 000 personnes, gagnent à peu près le même montant de revenu national que les 50 % les plus pauvres, soit environ 2 millions de personnes. Toutes ces questions ont poussé les manifestants à demander la fin du « système politique » actuel et un changement total.

Il n’est pas surprenant que le Liban ait été l’un des premiers pays à connaître une recrudescence de la lutte après l’éclatement de la crise de Covid-19. Dès avril 2020, les manifestants sont retournés dans les rues, après un mois de retenue, contraints par les conditions de pauvreté et de faim auxquelles ils étaient confrontés.

Les manifestants se sont unis par-delà les clivages religieux sectaires, un grand pas en avant dans un pays autrefois déchiré par des effusions de sang sectaires et dont le système politique est officiellement fondé sur la politique religieuse.

Le journal britannique Guardian cite un général militaire à la retraite, Khalil Hellou, qui a déclaré « La crédibilité de cette classe dirigeante est morte, finie. Même leurs partisans n’y croient pas. Il n’y a pas de stratégie, pas de mission claire et pas de vision » (6.8.20).

Le gouvernement pourrait à nouveau être chassé, comme le dernier l’a été, mais qu’est-ce qui le remplacera si le mouvement ne s’organise pas pour prendre l’avenir en main ? Il existe un vide.

Des comités d’action d’urgence doivent être immédiatement élus démocratiquement dans toutes les communautés et sur tous les lieux de travail, qui peuvent se réunir pour organiser des actions de soutien et de solidarité, superviser l’aide, la nourriture et l’hébergement de toutes les personnes touchées et discuter de la voie à suivre.

En outre, le mouvement de masse a déjà illustré la nécessité d’un parti politique ouvrier non sectaire indépendant de tous les organes et intérêts pro-capitalistes. Un tel parti est nécessaire de toute urgence. Il devra discuter et élaborer un plan d’action pour s’occuper de la reconstruction des vies et des infrastructures après la catastrophe, lié à un programme de revendications socialistes pour transformer véritablement et complètement la société. L’une des exigences cruciales devrait être une assemblée constituante révolutionnaire où de véritables délégués des travailleurs décideraient de remplacer l’ensemble du système politique actuel par un nouveau gouvernement composé de délégués des lieux de travail et des communautés locales, responsables devant ceux qui les ont élus et pouvant être révoqués à tout moment par le vote de ceux qui les ont élus.

L’impérialisme français

Les développements dans cette direction – vers une classe ouvrière libanaise qui montre la voie de la transformation de la société – sont ce que les capitalistes libanais et leurs amis internationaux sont déterminés à essayer d’empêcher.

Le président français Emmanuel Macron s’est précipité à Beyrouth après l’explosion du port pour se retrouver entouré d’appels à une révolution pour faire tomber le régime actuel. Il s’est senti obligé de répondre : « Je ne peux pas lancer une révolution, c’est au peuple libanais de décider. Je soutiendrai le peuple mais je n’interférerai pas dans la politique libanaise ». Cependant, avec ces mots, il se met en position pour essayer de s’assurer qu’un mouvement révolutionnaire reste dans les limites de sécurité du capitalisme – c’est-à-dire ne se dirige pas vers son renversement. Loin de ne pas intervenir, il est à l’avant-garde des tentatives d’intervention des puissances occidentales et l’on peut ajouter que, dans son propre cas, il veut sans doute profiter de la situation pour détourner l’attention de son sort et de ses problèmes en France.

Son intervention au nom du capitalisme français – un ancien « maître » colonial du Liban – consiste en partie à utiliser l’aide comme un pot-de-vin et un outil de corruption des politiciens. Il a déclaré : « L’aide ne tombera pas entre des mains corrompues. Je parlerai à toutes les forces politiques pour leur demander un nouveau pacte ». L’aide ira donc bien aux mêmes. En outre, l’ingérence plus influente s’est faite par d’autres moyens économiques. Comme l’a expliqué le Times : « Ces derniers mois, la France a ouvert la voie en proposant un plan de soutien économique en échange de réformes structurelles pour faire face à la crise financière du pays » (7 août 2020). Les réformes dites structurelles font référence aux attaques contre le secteur public et aux réductions des subventions aux citoyens ordinaires qui sont exigées par le FMI comme le prix à payer pour un renflouement.

Ce ne sont pas seulement les représentants de l’impérialisme français qui se précipitent pour surfer sur l’état d’esprit de la population libanaise et déclarer que le « changement » doit avoir lieu, mais l’élite dirigeante du Liban elle-même agit de la même manière. Après l’explosion du port, Bahaa Hariri, un fils de l’ancien premier ministre Rafik Hariri et frère de Saad Hariri, le premier ministre contraint de quitter le pays par le mouvement de protestation en janvier 2020, a déclaré : « Cette relation symbiotique, en faillite, entre les fonctionnaires et les seigneurs de la guerre doit prendre fin. Et elle prendra fin. Nous avons besoin d’une enquête internationale qui ne soit pas sous le contrôle du gouvernement ».

Les appels à une enquête internationale, lancés ici par un riche membre de la dynastie Hariri, sont des écrans de fumée. Il est certain que le peuple libanais n’a en aucun cas confiance dans les institutions du pays, y compris dans la capacité à mener une véritable enquête et à rendre la justice. Comme l’a souligné le journaliste Robert Fisk dans le journal The Independent (5 août 2020) : « Pas un seul meurtre politique majeur au Liban – de présidents, de premier ministre ou d’ex-premier ministre, de membres du parlement ou de partis politiques – n’a été résolu dans son histoire ».

Reconnaissant ce fait, l’ONG Human Rights Watch a également demandé que « des experts internationaux mènent une enquête indépendante ».

Cependant, les enquêteurs internationaux seraient confinés aux paramètres fixés par les intérêts des gouvernements capitalistes qui les désignent – qui à leur tour parrainent l’un ou l’autre camp dans la lutte de pouvoir sectaire au sommet de la société libanaise. De plus, ils n’auraient accès qu’aux informations que les autorités locales et le gouvernement de Beyrouth choisissent de leur donner. Ceci, dans un contexte où pratiquement tous les hommes politiques libanais actuellement au pouvoir sont considérés comme des escrocs par la population.

Seule une enquête menée par les représentants des organisations de travailleurs – y compris les syndicats – pourrait faire la lumière sur ce qui s’est passé, grâce à une enquête menée démocratiquement et qui devrait être indépendante de tous les intérêts capitalistes et de l’establishment.

La crise économique

Les représentants des travailleurs doivent également examiner comment l’élite et les grandes entreprises ont pillé l’économie et laissé la banque centrale en faillite. La situation économique désastreuse s’est aggravée par la crise mondiale de 2008-09 et la guerre en Syrie voisine et a maintenant été encore plus touchée par la pandémie de coronavirus.

En mai, le Financial Times a résumé la situation qui en résulte comme suit « 70 % des actifs d’un système bancaire gonflé ont été prêtés à un État insolvable et kleptocratique, qui le mois dernier a fait défaut sur sa dette extérieure » (4 mai 2020).

La monnaie du Liban a chuté à une vitesse dramatique ces derniers mois, emportant avec elle les économies des gens ordinaires. Elle est officiellement fixée à 1 500 lires libanaises pour un dollar américain, mais elle a en réalité chuté à 10 000 pour un dollar.

Pendant ce temps, les super-riches ont déplacé des milliards de dollars dans des refuges relativement sûrs à l’étranger.

Parmi les mesures qu’un nouveau parti des travailleurs devrait inclure dans son programme, il y aurait la nationalisation des banques et autres institutions financières, la répudiation des dettes étrangères et le contrôle des capitaux sur les grands mouvements d’argent.

Jusqu’à présent, la couche dirigeante n’a fait que des concessions très limitées au mouvement de protestation. Les principaux partis politiques ont notamment changé leurs représentants au gouvernement. Les salaires des ministres ont été réduits de 50 % et ceux des juges et des fonctionnaires ont été plafonnés.

Le système confessionnel sectaire de partage du pouvoir – introduit par l’impérialisme français, avec le président chrétien maronite, le 1er ministre musulman sunnite et le président de l’assemblée musulman chiite – reste intact et favorise les clans au pouvoir. Il est déguisé en « démocratie » mais est perçu par les gens ordinaires comme étant constitué de 18 « mini-dictatures ». Le chiffre 18 est le nombre de groupes religieux officiellement reconnus, parmi lesquelles les principaux éléments se partagent le pouvoir. Nombre d’entre elles sont des dynasties familiales basées sur une branche particulière de la religion et des réseaux de patronage corrompus.

Répartition des « responsabilités »

Le premier ministre Hassan Diab et le président Michel Aoun, manifestement désireux de détourner du gouvernement la responsabilité de l’explosion, ont déclaré que les responsables de l’attentat seraient amenés à en payer le prix. Cependant, il est apparu que la cause profonde de la catastrophe était principalement la négligence criminelle des autorités – jusqu’au sommet – qui a fait que la matière explosive a été laissée au cœur de la ville.

On a émis l’hypothèse que l’entrepôt avait été initialement incendié accidentellement par une étincelle d’un soudeur ou peut-être par un feu d’artifice, ce qui aurait pu être le cas. On s’est également demandé si le feu initial avait été allumé par des terroristes ou par des agents de l’État israélien. Le gouvernement israélien a rapidement nié toute implication, mais il n’est pas exclu qu’il ait tenté d’empêcher le nitrate d’ammonium de se retrouver entre les mains du Hezbollah – qui est un acteur central du gouvernement libanais et considéré comme un ennemi majeur par le régime israélien. Les médias occidentaux sont prompts à condamner toute implication israélienne éventuelle comme une fausse nouvelle, mais lorsqu’ils commentent les récentes explosions inexpliquées en Iran, ils sont plus ouverts. Par exemple, le Washington Post a écrit le mois dernier « L’implication d’Israël dans l’explosion de Natanz ne serait pas surprenante », Natanz étant un site nucléaire iranien.

Quelle que soit la vérité derrière la terrible explosion de Beyrouth, les souffrances endurées à bien des égards par l’écrasante majorité de la population du Liban – les 99,9 % – y compris les réfugiés palestiniens d’Israël-Palestine et, plus récemment, 1,5 million de réfugiés syriens, doivent prendre fin grâce à l’unité et à la lutte des travailleurs.

Robert Fisk a écrit à propos du Liban : « Voici donc l’une des nations les plus instruites de la région, avec le plus talentueux et le plus courageux – et le plus généreux et le plus aimable – des peuples, béni par les neiges et les montagnes et les ruines romaines, et par la meilleure nourriture et le plus grand intellect et une histoire millénaire. Et pourtant, elle ne peut faire fonctionner sa monnaie, fournir son énergie électrique, soigner ses malades ou protéger son peuple ».

Sa première phrase est juste, et la seconde aussi, si elle est légèrement modifiée pour en changer le sujet. Ce n’est pas le « Liban » qui ne peut pas diriger son pays, mais plutôt sa classe dirigeante décadente, pourrie et rapace qui ne peut pas le faire. La supprimer est une tâche urgente du mouvement ouvrier, qui inspirerait de façon colossale les masses opprimées du Moyen-Orient et d’ailleurs, en avançant le jour où elles pourront elles aussi renverser les rôles du pouvoir.

Article initialement publié sur le site du CIO, le 7 août 2020.