Allemagne : des élections fédérales désastreuses pour les partis de l’establishment

Publié le 26 février 2025 sur socialistworld.net. Par Sascha Staničić, porte-parole de Sol – Sozialistische Organisation Solidarität (organisation sœur de la Gauche révolutionnaire en Allemagne)

Le résultat des élections fédérales est une gifle pour les vieux partis pro-capitalistes. Les seuls partis qui ont gagné sont ceux que beaucoup ne considèrent pas comme faisant partie de cet establishment. Ces résultats reflètent et renforcent la polarisation et l’instabilité. Mais surtout, un gouvernement dirigé par l’Union chrétienne-démocrate/Union chrétienne-sociale (CDU/CSU) et dirigé par Friedrich Merz, chef de file de la CDU, va tenter de satisfaire les capitalistes qui veulent augmenter leurs profits, ce qui signifie qu’il devra attaquer la classe ouvrière. Les syndicats et le parti de gauche (Die Linke) doivent se préparer à lutter contre ces attaques.

Die Linke est la lueur d’espoir contre les coupes budgétaires et le racisme

La chose la plus importante dans cette élection, malgré un doublement du pourcentage de la formation d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), est le bon résultat du Parti de gauche, qui a résisté avec succès à la menace d’un effondrement parlementaire et a utilisé sa crise existentielle comme une opportunité de renaissance. Non seulement le fait d’avoir obtenu plus de deux millions de voix supplémentaires par rapport aux dernières élections fédérales de 2021, mais surtout les nouveaux membres, par milliers, donnent de l’espoir face au résultat de l’AfD et sont l’occasion de provoquer une résistance et une dynamique à gauche.

« Celui qui gouverne perd »

L’année dernière, les partis au pouvoir ont été sanctionnés dans presque toutes les élections internationales. Cela reflète le fait qu’à l’heure des multiples crises du capitalisme, les gouvernements pro-capitalistes – qu’ils soient sociaux-démocrates, libéraux, conservateurs ou populistes de droite – ne mènent pas de politiques qui améliorent les conditions de vie des masses. La raison ? Toutes ces forces sont dévouées au capitalisme et mènent des politiques dans l’intérêt de la classe capitaliste. C’est également le cas du gouvernement de coalition allemand sortant « feu tricolore », ou Ampel [d’après les couleurs des partis qui le composent – le parti vert (vert), le parti démocrate libre (orange) et le parti social-démocrate (rouge)], même s’il est tombé suite à des désaccords sur comment représenter au mieux les intérêts du capitalisme.

Le désastre

Le désastre est particulièrement grand pour les sociaux-démocrates, qui ont obtenu le pire résultat de leur histoire en perdant 3,7 millions de secondes voix. Bye, bye Olaf ! [Olaf Scholz, le chancelier SDP battu qui dirigeait le gouvernement de coalition Ampel]. Les Verts ont perdu un bon million de voix et sont tombés très bas par rapport à leur pic temporaire dans les sondages d’opinion. Bye, bye Robert ! [Robert Habeck, membre des Verts et vice-chancelier du gouvernement de coalition Ampel]. Et le parti libéral FDP, petit parti du grand capital, a perdu 3,1 millions de voix et tous ses sièges au Bundestag (parlement), pour le plus grand bonheur des travailleurs salariés. Bye, bye Christian ! [Christian Lindner, chef de file du FDP et ministre des finances du gouvernement de coalition Ampel jusqu’en novembre 2024]. Les anciens partis de gouvernement ont obtenu près de huit millions de voix de moins qu’en 2021 ! La CDU/CSU n’a pu en gagner qu’un peu moins de 2,5 millions, mais a également obtenu le deuxième plus mauvais résultat de son histoire. Pour l’establishment pro-capitaliste, ces élections fédérales sont un véritable désastre !

Polarisation

Avant tout, ces élections montrent la polarisation et l’instabilité croissantes dans la société. La loyauté envers les partis diminue de plus en plus. Alors que les Verts et le FDP avaient les meilleurs scores parmi les jeunes électeurs lors des élections fédérales de 2021 et que c’était le cas de l’AfD lors des différentes élections de l’année dernière, Die Linke est désormais en tête parmi les jeunes, et en particulier les jeunes femmes. Ce processus de fragmentation se poursuivra et rendra plus difficile pour la classe dirigeante de trouver des configurations stables de gouvernement.

Une petite « grande coalition » ?

Tout porte à croire que l’on assistera à la formation d’un gouvernement que l’on appelait autrefois « grande coalition », composé de la CDU/CSU et du SPD, mais qui, pour la première fois, a obtenu moins de 50% des voix. Ils ne disposent d’une majorité parlementaire que parce que sept millions d’électeurs qui ont voté pour le parti populiste « Alliance Sahra Wagenknecht » (BSW), le FDP et d’autres petits partis ne seront pas représentés au parlement. Même si l’échec du FDP et du BSW ne nous dérange pas, c’est l’expression de la nature antidémocratique de l’obstacle des 5 % pour entrer au parlement.

Ce gouvernement, dirigé par l’ancien manager de Black Rock et millionnaire Friedrich Merz, ne disposera ni d’une majorité confortable au Bundestag, ni d’une base sociale solide. Dans un premier temps, il pourra donner l’impression d’une plus grande stabilité que la coalition Ampel, qui se querellait en permanence, mais M. Merz, dont la cote de popularité est très faible depuis des années et qui ne peut compter que sur une majorité de douze députés au parlement, ne sera pas un chancelier solide. Et même si le SPD est prêt à faire presque n’importe quoi pour maintenir le capitalisme allemand, il devra faire attention à sa base de plus en plus réduite parmi les travailleurs et les syndicalistes si Merz exige qu’ils acceptent son « Agenda 2030 » [d’attaques sur les travailleurs].

Un coup d’œil à l’Autriche montre toutefois que les conservateurs et les sociaux-démocrates peuvent faire des compromis s’ils y sont contraints. M. Merz peut « acheter » un accord sur des baisses d’impôts pour les entreprises, des attaques sur le revenu de la population ou des réglementations plus flexibles sur le temps de travail, par exemple, en acceptant une réforme du mécanisme de contrôle de la dette, ce qu’il souhaite probablement de toute façon parce qu’il est clair que des sections importantes de la classe capitaliste (et aussi de la CDU/CSU) y sont favorables afin de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour investir dans l’armement et les infrastructures, ce qui est nécessaire du point de vue des capitalistes.

Toutefois, cela sera difficile à mettre en œuvre, car les partis au pouvoir, même avec les Verts, ne disposent pas de la majorité des deux tiers nécessaire au Bundestag et devront compter sur les votes de Die Linke ou de l’AfD pour modifier la Constitution. Par conséquent, il est actuellement question de réformer le mécanisme de contrôle de la dette au sein de l’« ancien Bundestag » ou d’approuver un autre fonds spécial pour l’armée. Si cela devait se faire, ce serait une nouvelle indication des limites de la démocratie parlementaire, même bourgeoise, et de la volonté de ceux qui sont au pouvoir d’ignorer la soi-disant volonté des électeurs. La présidente de Die Linke, Ines Schwerdtner, a déjà souligné à juste titre que, bien que le parti soit opposé au mécanisme sur la dette, il ne soutiendra pas le fait que le mécanisme soit affaibli dans le but de favoriser le réarmement et qu’il posera d’autres conditions pour approuver la réforme de ce mécanisme.

La classe capitaliste réclame depuis des mois un « tournant économique » ou « Agenda 2030 », qu’un chancelier Merz tentera certainement de mettre en œuvre. Il est possible que les attaques majeures contre les systèmes de sécurité sociale et les droits des salariés et des syndicats soient reportées pendant un certain temps. Néanmoins, les syndicats et la gauche doivent se préparer à résister à cette « petite grande coalition ». Le fait que le SPD sera très probablement de retour au gouvernement va signifier que les dirigeants syndicaux vont soutenir le gouvernement. C’est pourquoi la pression des militants syndicaux est nécessaire pour mener des mobilisations et des luttes syndicales, ainsi que pour arrêter que les syndicats acceptent des suppressions massives d’emplois, comme l’a fait la direction du syndicat IG Metall chez Volkswagen.

Dans le même temps, cette situation offre une grande opportunité à Die Linke, qui sera désormais la seule opposition de gauche, sociale et antimilitariste au Bundestag. Cela est vrai même si les Verts essaieront certainement de se présenter comme une opposition et mettront davantage l’accent sur leur côté écologique et social.

L’AfD

L’AfD a pu presque doubler son pourcentage et est la force la plus puissante en Allemagne de l’Est, où elle a remporté presque toutes les circonscriptions. Elle profite du mécontentement et de l’aliénation de larges pans de la population à l’égard de l’establishment et du soi-disant débat sur l’immigration, qui a été massivement promu par Friedrich Merz, Sahra Wagenknecht, d’autres politiciens bourgeois et les médias, et a mis du vent dans les voiles des populistes de droite. L’idée de voler des voix à l’AfD en utilisant la rhétorique la plus dure possible contre les migrants et l’immigration n’a fonctionné ni pour la CDU/CSU ni pour la BSW. Comme nous l’avons toujours dit, les gens préfèrent plus souvent voter pour l’original que pour la copie.

La montée des populistes de droite masque les conflits qui existent au sein de l’AfD. Après les élections, Alice Weidel, codirigeante de l’AfD, a souligné qu’elle tendait la main à la CDU/CSU pour participer au gouvernement, tandis que Björn Höcke, président de l’AfD en Thuringe et à l’extrême droite du parti, s’est élevé contre le fait de devenir le partenaire junior de la CDU/CSU. D’autres représentants du parti ont souligné qu’il n’était pas nécessaire d’entrer au gouvernement pour voter des lois. Lors de la récente conférence du parti, l’unité a été maintenue, d’une part, par une rhétorique plus dure de la part de Weidel (par exemple, la « remigration », c’est-à-dire l’expulsion des personnes issues de l’immigration) et, d’autre part, par des changements dans certaines positions de fond (par exemple, l’abandon de l’exigence d’une sortie de l’euro). Combien de temps cela va-t-il durer, c’est une question ouverte.

Ce qui est clair, en revanche, c’est que l’AfD peut étendre ses racines sociales et devient un danger de plus en plus grand. Le nombre d’électeurs protestataires parmi ceux qui votent pour l’AfD diminue. Il est également évident que l’équivalent du « cordon sanitaire “ contre l’extrême droite s’est considérablement effiloché suite aux actions de Friedrich Merz à l’occasion du vote au Bundestag de la loi dite « de restriction de l’immigration », où il s’est appuyé sur les votes de l’AfD. Toutes les assurances données par M. Merz, selon lesquelles il ne souhaite pas coopérer avec l’AfD, n’ont pas compensé cette ouverture. Le processus de coopération avec l’AfD bat déjà son plein au niveau local. L’instabilité croissante des gouvernements des Etats fédéraux, les Länder, de l’est de l’Allemagne conduira tôt ou tard à une participation de l’AfD à la direction de ces régions, ou même à des gouvernements minoritaires dans ces régions. Le risque est grand que l’AfD soit le principal bénéficiaire de la future crise et de la politique du gouvernement au cours de la prochaine mandature. Pour éviter cela et affaiblir à nouveau les populistes de droite, des luttes de classe importantes et la création d’une alternative de gauche convaincante sont nécessaires.

La BSW

Le fait que la BSW ait manqué de peu l’objectif des cinq pour cent est certainement dû d’une part au fait qu’une couche d’électeurs de gauche de la BSW ne pouvait plus suivre le parti à cause de la rhétorique anti-migrants de Sahra Wagenknecht, ce qui s’est également vu avec quelques démissions d’éminents membres du parti. D’autre part, ce nouveau parti s’est privé de son statut anti-establishment en rejoignant les gouvernements des Länder de Brandebourg et de Thuringe. Cela a certainement contribué à la fin abrupte de ce parti en pleine ascension et à l’expulsion de Wagenknecht et consorts du Bundestag. La BSW n’a pas de racines sociales fortes – ni dans la société, ni de par son nombre d’adhérents. Cela va maintenant se retourner contre lui. La question de savoir si le parti continuera à jouer un rôle ou s’il disparaîtra du paysage est ouverte et dépendra certainement aussi du fait que Wagenknecht elle-même se retire ou non. Mais il n’est pas exclu que le parti puisse encore se frayer un chemin jusqu’au Bundestag. Et compte tenu de la grande instabilité, le parti dispose encore d’un potentiel électoral et il serait prématuré de l’écarter d’ores et déjà.

Die Linke

Le succès de Die Linke confirme la thèse que nous soutenons, à savoir que nous nous trouvons dans une situation de polarisation sociale et non dans un simple glissement vers la droite. Cette polarisation a finalement trouvé à s’exprimer politiquement à gauche lors des élections.

Cela n’est dû qu’en partie à ce que la direction de Die Linke a fait différemment ces derniers mois par rapport à avant, et surtout à la montée de l’AfD, à l’approche de Friedrich Merz concernant le vote commun avec l’AfD au Bundestag, et au fait que Die Linke était au bord de l’extinction parlementaire. Nous avons appelé cela la « dialectique de la crise existentielle » et souligné que c’est précisément la menace de ne pas être réélu au Bundestag qui a mobilisé des milliers de personnes dans une opération de sauvetage du parti, car beaucoup de gens se rendent compte qu’un pays sans Die Linke serait un pays beaucoup plus sombre.

Ces nouveaux membres, la campagne de porte-à-porte, les nouvelles offres d’aide du parti, les bons résultats des principaux candidats et l’accent constant mis sur les questions sociales et de distribution, ainsi que la coopération de la CDU/CSU avec l’AfD au Bundestag, ont désormais déclenché une dynamique à laquelle personne ne s’attendait. Il ne faut pas sous-estimer la quantité d’espoir et d’enthousiasme que le retour de Die Linke peut susciter parmi une couche de jeunes, de migrants et de travailleurs salariés. C’est sans doute particulièrement vrai à Berlin-Neukölln, où la campagne autour de Ferat Koçak a non seulement permis à Die Linke d’obtenir son premier mandat direct dans une circonscription à l’ouest (avec 30 %), mais aussi de gagner des centaines de membres au parti. Pour la première fois depuis longtemps, c’est la preuve qu’il peut y avoir des développements positifs « en politique ». Il est bon que la direction du parti insiste sur le fait que la colère doit descendre dans la rue et il faut espérer que les nouveaux membres du Bundestag issus des luttes syndicales – comme l’ouvrier de l’automobile Cem Ince (Volkswagen Salzgitter) ou l’infirmière Stelle Merendino de Berlin-Mitte – contribueront à faire en sorte que le parti et sa fraction au Bundestag se concentrent sur le soutien aux luttes syndicales contre les suppressions d’emplois, les fermetures d’hôpitaux et pour l’amélioration des conditions de travail.

Tout ceci représente maintenant une grande opportunité de développer une force politique à partir des millions de votes, des 64 sièges au Bundestag et des milliers de nouveaux membres. Nous avons élaboré des propositions (voir ci-dessous) et souligné qu’un changement de cap politique est nécessaire par rapport à la direction prise ces dernières années. Car, en fin de compte, c’est l’adaptation au SPD et aux Verts, la perception que Die Linke faisait partie de l’establishment politique, qui a conduit le parti dans la crise (alors qu’il avait déjà obtenu 11,9 % lors des élections au Bundestag de 2009). Si les coupes budgétaires et les livraisons d’armes à l’Ukraine sont soutenues à Brême et en Mecklembourg-Poméranie occidentale avec Die Linke participant aux gouvernements des Länder, si des présidents CDU entrent en fonction en Saxe et en Thuringe et que la seule raison pour laquelle Die Linke ne gouverne pas avec des partis pro-capitalistes est que ces derniers le refusent ou pour des questions de possibilité financière, alors le parti ne sortira pas de sa crise au long terme. Ce sera même une prophétie auto-réalisatrice. Il faut empêcher cela. Cela exige de larges débats, l’implication des membres et une focalisation sur les campagnes et la lutte des classes. Dans ces débats, les membres de Sol défendront un programme socialiste clair – pour que Die Linke formule clairement quelle alternative il existe au système capitaliste, aborde ouvertement la question de la propriété (c’est-à-dire demande le transfert des banques et grandes entreprises en propriété publique démocratique), se prononce contre la participation au gouvernement avec des partis pro-capitalistes et se concentre sur le soutien aux luttes de classe et aux mouvements de lutte.

Propositions pour la construction du parti

L’objectif n’est pas seulement de transformer les milliers de nouveaux membres en activistes pour les élections pendant quelques semaines, mais de les activer de façon permanente et de continuer à construire le parti. Il doit être clair pour eux que le retour au Bundestag n’est pas un objectif, mais seulement un moyen d’organiser la résistance et de poursuivre la construction du parti – et que Die Linke n’aura d’impact au Bundestag que s’il y a des grèves, des protestations de masse et des manifestations en dehors du parlement.

Les différentes mesures suivantes pourraient y contribuer :

  • Mener des campagnes dans lesquelles les nouveaux membres peuvent s’impliquer : contre les coupes budgétaires dans les municipalités, contre les suppressions d’emplois, en préparation des attaques à venir d’un nouveau gouvernement fédéral, contre le racisme, contre les loyers abusifs, etc. et soutenir les grèves et les mouvements de protestation.
  • L’organisation de structures de gauche là où se trouvent les nouveaux membres, c’est-à-dire dans les entreprises, les industries ou les syndicats, dans les universités, dans les quartiers urbains.
  • L’organisation d’un débat large et démocratique sur la politique et la pratique futures du parti, dans lequel les questions controversées qui ont façonné le parti ces dernières années et conduit à sa crise sont abordées : le parti doit-il gouverner avec le SPD et les Verts ? Quel est le rôle de l’activité parlementaire ? Quelles sont les relations avec les syndicats et leurs dirigeants ? L’AfD doit-elle être combattue dans le cadre d’une large alliance avec tous les autres partis ? Qu’est-ce qu’une politique migratoire de gauche ? Faut-il livrer des bombes à l’Ukraine ? Die Linke est-elle solidaire de l’État d’Israël ? etc. – sur cette base, organiser de nouvelles élections dans tous les comités du parti et parmi les délégués à toutes les conférences du parti.
  • Organiser des formations politiques telles que des cercles de lecture, des séminaires d’introduction au marxisme et à l’histoire du mouvement ouvrier, etc.