C’est une grève étudiante et lycéenne qui est loin désormais. Mais pendant 20 ans elle a été appelée dans les cercles dirigeants des partis de droite (RPR et UDF à l’époque, LR et UDI aujourd’hui) le «syndrome Devaquet» (le ministre chargé de la réforme des Universités, sous tutelle du ministre de l’Education, Monory). Le souvenir d’une défaite politique cuisante pour un gouvernement Chirac-Pasqua qui pensait dérouler tout un programme de reculs sociaux, de libéralisation des services publics. Une lutte unissant plus d’un million d’étudiants et de lycéens, se dotant de formes d’organisations démocratiques jamais mises en place à cette échelle. Un mouvement, enfin, qui va ouvrir une période de remobilisation à gauche, faire renouer des pans entiers du mouvement ouvrier avec la lutte, mais ne va pas contrecarrer la dérive à droite du PS et du PCF.
L’espoir déçu
Après la victoire de Mitterrand à la présidentielle de 1981, le gouvernement PS-PCF a soulevé un immense espoir : on amènerait la «démocratie dans les usines» comme l’avaient proclamé les dirigeants socialistes le 10 mai 81. Des têtes devaient tomber, des nationalisations allaient pleuvoir. Mais en 1986, le bilan est mauvais. Toutes les mesures avaient été vidées de leur contenu, aucune n’avait fait plus que faire peur au patronat et à la droite. La retraite à 60 ans ? Remplacée par la possibilité de partir à 60 ans sans modification de l’âge légal. Les nationalisations ? Toujours avec d’immenses compensations pour les groupes capitalistes et jamais avec la démocratie à l’intérieur des entreprises avec des les lois Auroux qui pèsent peu face à un patronat qui justifiait avec la mauvaise conjoncture économique mondiale son opposition à toute concession aux travailleurs. Et même, dès mars 1983, il y a le «tournant de la rigueur» avec une politique de gel des salaires et de reculs sociaux. Le 1er ministre Fabius symbolise cet ancrage définitif du PS dans l’économie de marché. Dans les faits, c’est terrible. Non seulement la politique par la relance de la consommation n’a rien donné, ne touchant pas aux profits des capitalistes, mais le terrain idéologique est occupé par la droite, le PCF refusant de s’opposer au gouvernement. Pire encore, les trahisons de Mitterrand et de la gauche ouvrent la voie à un nouveau danger : le Front National qui émerge et obtient près de 11% aux élections européennes de 1984.
Le réveil étudiant
La droite revient au gouvernement aux élections de mars 1986 (durant lesquelles le FN obtient 35 députés), Mitterrand reste président. La jeunesse s’est politiée autour du refus du racisme, avec une grande aspiration à l’égalité, à la fraternité et à la tolérance. Si une grande majorité des jeunes n’est pas satisfaite de Mitterrand et se méfie du PS, elle n’adhère pas au discours de la droite et sa volonté de restaurer la compétition et l’écrasement de l’autre comme projet de société.
La politique de Mitterrand n’ayant pas touché au fond des choses, la droite pense qu’elle n’aura aucun mal à restaurer la situation d’avant 1981. Elle envisage donc une loi qui permettrait d’accentuer l’autonomie en faisant chercher des financements non publics, et de restaurer la possibilité d’une sélection à l’entrée de l’Université, de libéraliser fortement le montant des frais d’inscription. Le but : réserver les principaux financements aux universités prestigieuses, compenser les faiblesses budgétaires en tapant dans la poche des étudiants, permettre aux universités n’ayant pas assez de ressources de limiter le nombre d’étudiants. La sélection par l’argent et par un examen d’entrée est à l’opposé des aspirations des jeunes des années 80. La loi est complétée par une réforme des lycées qui vise notamment à supprimer le Bac économie et les Bacs technologiques.
Le torrent de la jeunesse
Dans un premier temps, les réactions sont molles. Parmi les syndicats ouvriers, seule la CGT se refuse à discuter du projet de loi. La Fédération de l’Éducation Nationale (FEN), alors syndicat ultra majoritaire dans l’Éducation et dirigé par le PS, s’insurge contre le fait que le projet soit « imposé » sans réelle « concertation », c’est tout. Le PCF critique mais se veut «constructif», et l’Unef-SE qui lui est liée, développe une orientation de contre-propositions sans réellement pousser à la mobilisation.
Les deux syndicats étudiants (Unef-Solidarité Etudiante, et Unef-Indépendante et Démocratique) sont dans une médiocre stratégie de faire reculer sur certains points, et de s’appuyer sur la guéguerre parlementaire. Aucun ne sent la disponibilité de la jeunesse à lutter. Pourtant, des sections locales, surtout de l’Unef-ID, parlent dès l’été de préparer la grève et la rentrée de 1986 voit des mobilisations sporadiques de jeunes, lycéens ou étudiants. A la rentrée universitaire, une grève n’est pas encore défendue partout, mais «ça monte». Sous la pression du mouvement, les stratégies inefficaces des deux Unef sont peu à peu balayées car la première caractéristique du mouvement de 1986, ce sont les Assemblées générales (AG). Il va y en avoir beaucoup, partout, même dans les lycées. Ces AG vont discuter du projet de loi mais aussi du mouvement, de sa tactique, de ses formes et aboutir à une manière de faire qui peut sembler lointaine aujourd’hui : le contrôle des dirigeants par l’élection (et la révocabilité) d’un comité de grève.
La grève
Début novembre, la grève est à l’ordre du jour partout. Des comités de mobilisation se sont créés, les AG grossissent. Les appels à une grève nationale, initiés par quelques AG, sont relayés partout. Et parce que la réforme touche directement les lycéens qui pensent aller à la fac, la contagion vers les lycées est rapide. Le chômage, désormais durable et de masse, incite beaucoup de lycéens à imaginer leur avenir comme passant par la fac. Alors si celle-ci sélectionne et devient inabordable avec des frais d’inscription démultipliés… La direction de l’Unef-ID va être débordée. Elle tente une dernière fois d’appeler à la négociation dans une tribune des élus étudiants, dans Le Monde, mais dans les AG, la position majoritaire est le retrait. Les États généraux étudiants de l’Unef-ID, appelés pour le week-end du 22-23 novembre, mettront en minorité la direction, se transformeront en États généraux de la lutte appelant clairement à la grève pour le 27 novembre. La dynamique était enclenchée, elle ne s’arrêtera plus.
Le mouvement se dote d’une coordination nationale étudiante qui exprimera en grande partie les aspirations du mouvement et ses formes : élection des délégués, contrôle de leur vote, révocabilité. Le 27 novembre la grève est un succès : la jeunesse lycéenne et étudiante est entrée massivement en lutte contre Chirac, plus de 500 000 jeunes ont fait grève et manifesté dans toute la France. La délégation de la coordination nationale est encore sur une ligne de renégociation du projet mais sur des points que Monory refuse de discuter, notamment les droits d’inscription. La coordination nationale du 27 novembre appelle donc l’ensemble des étudiants, lycéens et syndicats de l’Education à «la grève générale de l’Éducation». La FEN qui rechignait à entrer réellement dans la grève n’a plus d’excuse et la coordination nationale est devenue la véritable direction démocratique du mouvement. La nouvelle date retenue est le 4 décembre, avec montée à Paris de toutes les Universités en grève (et de pas mal de lycéens).
Dernières cartouches de la droite
Chirac, Pasqua, les membres du gouvernement sont de vieux gaullistes, et l’idée d’écraser le mouvement ne se contente pas de leur effleurer l’esprit. La répression va croissant, principalement à Paris : la jeunesse découvre la violence policière. Des unités spéciales, les voltigeurs, attaquent les manifestants à coups de matraques.
Cette semaine est décisive, l’Unef-ID laisse entendre que le gouvernement va reculer, les syndicats ouvriers tergiversent alors que l’immense majorité de la population soutient les étudiants. Chirac compte encore sur le fait que le PS et le PCF ne risqueront pas d’aller à une confrontation telle que le gouvernement tomberait. C’est risqué, car le mouvement continue de monter. Le 4, à Paris, c’est une foule innombrable de jeunes venus de toute la France. Le gouvernement sera obligé d’admettre 150 à 200 000 manifestants. Autrement dit, ils sont bien plus : au moins 500 000. A l’échelle nationale, c’est largement plus d’un million de jeunes, du jamais vu. La délégation de la CNE qui est reçue par Monory est sur un autre ton : le mandat devient « retrait et rien d’autre ». Dans la rue, la violence se déchaîne : le service d’ordre étudiant est attaqué par les CRS. Les hordes de voltigeurs s’abattent sur les jeunes pour leur faire quitter l’esplanade des Invalides. Il y aura des blessés par dizaines.
Le lendemain, devant l’attitude bornée du gouvernement, beaucoup d’étudiants et lycéens reprennent les manifestations spontanées. La ligne de Chirac-Pasqua est d’encore accentuer la répression, jusqu’au drame : le vendredi 5 au soir, un étudiant, Malik Oussekine, est battu à mort par 3 voltigeurs. C’était un meurtre. Pour les jeunes, le choc est terrible : le samedi 6 décembre, des manifestations spontanées rassembleront des centaines de milliers de personnes.
Le lundi suivant, des grèves spontanées éclatent dans des entreprises, la CGT, qui se refusait à faire autre chose que soutenir le mouvement, parle désormais d’appeler à la grève pour soutenir les lycéens et étudiants, dénoncer la répression et défendre le droit de manifester. La FEN annonce elle aussi qu’elle va appeler à la grève. Le spectre de mai 68 resurgit pour la droite gaulliste. Dans les AG étudiantes du lundi, on parle de la grève générale. On invite les représentants syndicaux (CGT, FEN, CFDT) pour qu’ils aillent dans ce sens.
Le mardi 9 décembre, Monory annonce que le projet est retiré. Le 10, c’est une manifestation victorieuse, à laquelle se sont enfin joints les syndicats ouvriers, mais endeuillée, qui rassemble les étudiants, lycéens et désormais de fortes délégations de travailleurs.
Que faire de cette victoire ?
A la base, rien ne prédisposait le mouvement à gagner sauf la disponibilité à lutter d’une couche significative de la jeunesse. Largement déçue du PS, la jeunesse se retrouve avec une victoire mais les mains vides. Pas d’outil qui corresponde au formidable degré d’organisation et de démocratie qu’elle a construit : dans les AG on votait tout, on mettait un point fondamental à ce que les revendications soient claires, adoptées massivement, et à ce que les délégués respectent ces décisions. Le PS accompagnant désormais le libéralisme, le PCF cramponné à ses bastions et à son passé, rien ne correspondait à cette génération qui pourtant venait magnifiquement d’imposer que l’éducation était un droit, l’accès à l’Université une garantie donnée à tous et toutes sans sélection.
De fait, trop tôt hélas par rapport à une partie des travailleurs et de la population, la grève étudiante et lycéenne de 1986 posait la nécessité d’un nouveau parti démocratique réellement pour le socialisme qui ne soit pas un satellite du PS. Quant aux organisations à la gauche de celui-ci, elles ne réussirent pas non plus à formuler une orientation satisfaisante, suivant de fait la dérive à droite du PS et du PCF. Cette génération savait qu’il fallait une révolution, mais ne voyait pas comment construire l’outil pour y parvenir. Pourtant, la victoire de la jeunesse a ouvert une vague de luttes qui à la SNCF, à EDF-GDF et à la RATP marqueront le début de l’hiver 86-87 et qui verront souvent des comités de grève ou des coordinations se créer. La rentrée 87 sera marquée par des grèves étudiantes pour obtenir de meilleurs conditions d’études.
La menace d’un front commun lycéens-étudiants-travailleurs
La jeunesse n’a pas à elle seule le poids social suffisant pour faire reculer ou même tomber un gouvernement. C’est la situation politique qu’elle crée par sa lutte, le soutien que lui apportent les travailleurs, qui sont déterminants. L’appel aux syndicats de travailleurs à la rejoindre après la mort de Malik Oussekine, en rendant active une solidarité qui était déjà majoritaire dans la société, menaçait de s’attaquer à la base même du capitalisme : l’économie. Une situation bien dangereuse pour Chirac- Pasqua, et qui aurait certainement pu l’être plus tôt si les grandes centrales syndicales avaient soutenu activement dès le début la lutte de jeunes.
La grande force de 1986, c’est la combinaison d’une volonté consciente de construire un mouvement de masse, et de le doter des instruments de démocratie et de contrôle qui garantissaient à la fois son unité et sa détermination à ne pas reculer. Le mouvement n’a pas créé une « génération de révolutionnaires » mais des dizaines de milliers de jeunes sont devenus réellement maîtres de leur mouvement et dirigeants de leur lutte.
Par Alex Rouillard
Une Chronologie de la lutte
12 juin : présentation du projet à la réunion de la Conférence des présidents d’université
4 octobre : CN de l’UNEF ID, décision d’appeler à des AG
21 octobre : grève de la fonction publique, Appel de l’AG étudiante de Caen : pour le retrait
du projet et la constitution de comités de lutte
23 octobre : la loi est au Sénat
6 novembre : contacts entre comités de Caen, Rouen, Nantes, Lille, Le Mans pour coordonner leurs actions sur la base de l’appel de Caen
15 novembre : coordination de Caen avec 10 villes, appel à l’extension
17 novembre : grève votée à Villetaneuse
18 novembre : grève votée à Caen
22 novembre : Etats Généraux de L’Unef-ID, mise en minorité du Bureau National, appel à la grève pour le 27
24 novembre et après : extension de la grève partout, massivement dans les lycées
27 novembre : immense succès de la grève nationale. Coordination à Panthéon ce-soir là : pour le retrait total
28 novembre : Monory annonce qu’il peut rediscuter certains points
4 décembre : grande manifestation à Paris (1 million), manifestations massives en province. Le bureau de la coordination nationale est reçu par Monory sur le mandat du retrait, les étudiants ressortent rapidement devant le refus du ministre.
5 décembre : manifestations à Paris. Annonce du retrait de la réforme des lycées. Le soir, assassinat de Malik Oussekine par les voltigeurs
6 décembre : la CNE appelle à la grève générale pour le 10 dans tout le pays
8 décembre : arrêts de travail dans les entreprises contre la répression
9 décembre : retrait du projet de loi
10 décembre : manifestations étudiants-lycéens-travailleurs, hommage à Malik