Préaccord sur le nucléaire iranien, reflet d’un Moyen-Orient en pleine transformation

rencontre iran et états-unisAprès la désastreuse occupation de l’Irak, l’administration Obama cherche un nouvel équilibre entre les différentes puissances de la sous-région.

 

Le préaccord nucléaire défini au mois d’avril dernier entre l’Iran et les puissances mondiales du groupe « P5+1 » marquera, s’il est mis en œuvre, un point tournant dans les relations entre les pays occidentaux et les pays du Moyen-Orient, ainsi qu’entre ces pays dans la région. Même si l’on pourra peut-être observer un report de la ratification finale de cet «accord politique», le fait seul que ces négociations se soient tenues est le signe qu’un réalignement des forces est en train de s’opérer dans la région.

Par Robert Bechert, secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière

Les désastreuses conséquences de l’invasion de l’Irak

Cette tentative d’accord est essentiellement le résultat de l’évolution de l’équilibre entre puissances au niveau mondial et de l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis et la Grande-Bretagne en 2003, dont les conséquences se font amèrement sentir.

Tandis que la position des États-Unis au niveau mondial s’est affaiblie face à la croissance économique de la Chine et à son influence grandissante au niveau international, le bilan désastreux de l’invasion de l’Irak a contribué à mettre un terme à la brève période des années ’90 au cours de laquelle les États-Unis dominaient la scène internationale. Cette invasion a été désastreuse non seulement pour des millions d’Irakiens, mais aussi pour les architectes de cette guerre. Les limites de la puissance des États-Unis et le déclin prononcé des forces britanniques se sont révélés au grand jour, une fois qu’a été perçue l’échec des espoirs de ces États, qui visaient à établir un nouvel ordre au Moyen-Orient en éliminant ou en neutralisant les forces qui leur étaient hostiles.

Pour le peuple irakien, l’invasion de 2003 s’est traduite par d’énormes préjudices, une augmentation des souffrances et de nouveaux conflits ; mais pour les instigateurs et les partisans de la grande aventure de Bush et Blair, il s’est agi d’une défaite stratégique qui s’est soldée par un énorme gaspillage de ressources. Non seulement l’invasion irakienne a déstabilisé l’ensemble de la sous-région, mais elle a également renforcé la puissance régionale de l’Iran, à l’inverse de ce que Washington souhaitait. Au final, cette invasion a constitué un énorme pas en arrière pour les puissances occidentales qui, après le renversement du Shah en 1979, avaient sous Reagan et Thatcher tenté d’isoler l’Iran en soutenant Saddam Hussein durant la guerre initiée par ce dernier entre l’Iran et l’Irak de 1980 à 1989.

Dans un article qui critique vivement cet accord, mais qui n’offre aucune réelle alternative, les anciens secrétaires d’État, MM. Kissinger et Shultz, regrettent le fait que <i>«Les négociations entamées il y a 12 ans pour empêcher l’Iran de développer un arsenal nucléaire aboutissent finalement à un accord qui lui offre cette même possibilité ; bien que cet arsenal ne sera pas à sa capacité maximale dans les 10 premières années»</i> (Wall Street Journal, 9 avril 2015). Ce compromis avec l’Iran n’est pas ce que Washington et Londres envisageaient en 2003.

Bilan du «Printemps arabe»

Les révolutions de 2011 en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ont tout d’abord porté un rude coup aux puissances occidentales lorsque certains de leurs hommes forts, notamment le président égyptien Moubarak, se sont fait renverser du pouvoir. Ces puissances ont sérieusement craint que les révolutions se répandent à d’autres pays et qu’elles ne s’arrêtent pas à une simple élimination des autocrates et des dictateurs, mais qu’elles se transforment en de réelles révolutions sociales.

Cette occasion en or pour la classe des travailleurs et les pauvres de mettre fin à l’oppression et au capitalisme une bonne fois pour toutes n’a pas été saisie. Mais, même si cette première vague révolutionnaire a chaviré, la contre-révolution qui a suivi n’a pas été capable de restaurer l’ancienne position de l’impérialisme. En réalité, l’impérialisme a perdu de son influence directe, car la contre-révolution a déclenché des forces centrifuges (càd. à tendance sécessionniste) qui se fondent sur des clivages ethniques, tribaux et religieux. Cette évolution, que l’on a pu observer très clairement avec le déchirement de la Libye et de la Syrie, a créé encore plus de misère et d’instabilité dans la région. Dans ce contexte, l’avancée explosive de l’Etat Islamique (EI) et d’autres groupes fondamentalistes n’a fait qu’approfondir la morosité de l’impérialisme.

Les grandes puissances impérialistes, devant la faiblesse de leurs alliés arabes traditionnels et craignant la rapide avancée de EI, se sont vues contraintes de chercher de nouveaux alliés partout où c’était possible, ce qui explique le soutien apporté par l’Occident aux dirigeants de la zone autonome kurde en Irak. En Irak, un arrangement officieux a été conclu entre les forces étasuniennes et iraniennes afin de soutenir le gouvernement irakien à dominante chiite dans le cadre de sa lutte contre EI.

C’est alors que, dans les coulisses, les tentatives d’obtenir un rapprochement avec l’Iran se sont multipliées ; ces efforts ont désormais franchi une nouvelle étape avec la définition de cet accord.

En ce moment, les puissances mondiales (et surtout les forces impérialistes occidentales) ont besoin de l’aide du régime iranien pour combattre la menace que fait peser EI et autres fondamentalistes sunnites sur l’Irak et sur la Syrie. Mais cette stratégie risque de mettre à mal les relations des puissances occidentales avec les dirigeants de l’Arabie saoudite et des États du Golfe, dont la majorité soutient et finance différents fondamentalistes sunnites. Ces dirigeants majoritairement autocratiques et féodaux sont des rivaux directs de l’Iran et craignent que ce pays, qui joue désormais un rôle décisif en Irak, n’utilise les populations chiites dans des pays comme le Bahreïn et l’Arabie saoudite pour étendre son influence. C’est l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis défendent à l’Iran de s’impliquer dans la guerre civile au Yémen.

En même temps, certains stratèges occidentaux sont plus prudents par rapport à l’Iran. À leurs yeux, cet accord n’est pas suffisant pour affaiblir le programme nucléaire iranien. Kissinger et Schultz avouent l’affaiblissement de la position occidentale, lorsqu’ils écrivent qu’avec l’évolution du programme nucléaire iranien, « la menace de guerre limite à présent l’Occident plus que l’Iran ». Cependant, à certains égards, Obama suit aujourd’hui une stratégie semblable à celle suivie par le même Kissinger lorsque celui-ci préparait l’accord de 1972 entre la Chine et les États-Unis.

Bien que les puissances mondiales soient en concurrence sur toute une série de thème tels que la domination du Pacifique ou l’Ukraine, chacune avait ses propres raisons de parvenir à cet accord entre le groupe P5 + 1 (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume Uni et Allemagne) et l’Iran. Même si certains alliés de l’Occident au Moyen-Orient – en particulier les régimes israélien et saoudien – y sont opposés, car ils craignent de perdre grandement dans ce nouvel équilibrage des forces. En ce qui concerne l’Arabie saoudite par exemple, elle s’inquiète du fait que la hausse de l’influence iranienne pourrait encourager la contestation de la part de sa minorité chiite. Israël quant à lui craint de perdre de son influence auprès des puissances occidentales.

L’administration Obama balance entre les différentes puissances

L’administration Obama elle-même joue un jeu d’équilibriste entre les différentes puissances sous-régionales. Au cours de la même semaine où l’accord avec l’Iran a été défini, les États-Unis ont repris leur aide annuelle de 1,3 milliards de dollars à l’Égypte (740 milliards de francs CFA), ont assuré l’Arabie saoudite de leur soutien envers ses raids aériens sur le Yémen, et ont donné leur accord à la création d’une future force militaire panarabe sunnite.

Pendant ce temps, aux États-Unis eux-mêmes, les Républicains ont entamé, de concert avec le Premier ministre Netanyahu, une campagne d’opposition à l’accord iranien, pour des raisons à la fois électorales et politiques. Ils espèrent exploiter ce qui reste d’hostilité à l’Iran parmi la population américaine, en ravivant le souvenir du personnel diplomatique américain qui avait été retenu en otage pendant 444 jours en 1979-81 ainsi que les craintes qui pèsent (particulièrement parmi les couches fondamentalistes juives et chrétiennes aux États-Unis) sur l’avenir de l’État d’Israël.

Des divisions existent aussi au sein du régime iranien. En Iran, nous voyons une situation où se mêlent la soif de changement, l’instabilité au niveau sous-régional, les sanctions économiques, et maintenant la chute du prix du pétrole ; ce qui donne une majorité à ceux qui soutiennent un accord sur le nucléaire.

Mais les palabres continuent au sein du régime. En ce moment, le «Guide suprême» iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, parait soutenir les tentatives du président Hassan Rouhani d’obtenir un accord. Mais les éléments sceptiques, plus critiques, rassemblés autour de la faction religieuse conservatrice, n’ont pas encore abandonné leur bataille contre les centralistes, surtout au vu des élections qui arrivent en février prochain tant pour le parlement que pour l’Assemblée des experts. On a été surpris de voir un de ces conservateurs se faire récemment élire en tant que président de l’Assemblée des experts, une institution dont le rôle est, entre autres, de nommer le Guide suprême. À quel point s’agit-il d’une manœuvre de la part du régime dans le cadre des négociations en vue d’un accord ? Ce n’est pas clair.

Ce qui est clair par contre, c’est que le régime voit qu’il y a une aspiration de plus en plus grande au changement dans la société, surtout parmi la jeunesse, accompagnée d’une remise en question croissante de la caste religieuse au pouvoir depuis 1979. Les divisions et le malaise du régime sont visibles par sa politique faite d’un mélange de répression continue et de petites concessions. D’ailleurs, l’annonce du préaccord a été accueilli par des manifestations de joie spontanées dans les rues du pays entier. Les gens chantaient, applaudissaient et dansaient. Beaucoup brandissaient des portraits du président Rouhani. La popularité de ce préaccord fait que le régime ne peut rejeter en bloc sa signature, sans quoi il risque de provoquer une contestation populaire d’un niveau potentiellement supérieur au mouvement de masse qui s’est développé après les élections présidentielles de 2009.

Cela, parce que la perspective d’un accord qui permettrait de mettre un terme aux sanctions internationales qui pèsent sur l’Iran depuis des décennies alimente les espoirs de changement, surtout dans le contexte de la chute du cours du pétrole qui a fortement affecté l’économie et le niveau de vie dans le pays.

Même si l’inflation est retombée récemment de 40 % à 16 %, le président du syndicat official soutenu par l’État a avoué que 70 % des Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté. Le ministre du Travail a mentionné le fait que 12 millions de gens souffrent de « pauvreté alimentaire » dans son pays. La pression sur le niveau de vie a maintenant provoqué une contestation de la part des travailleurs. Depuis le mois de mars, on voit des grèves des travailleurs de l’automobile et des marches « silencieuses » de dizaines de milliers d’enseignants.

Un marché potentiel

La population iranienne se chiffre à 80 millions de personnes ; il s’agit de plus de la 18e plus grande économie mondiale. L’Iran n’est donc pas seulement une puissance régionale, mais aussi un marché potentiel. De nombreuses entreprises étrangères se préparent activement à débarquer dans le pays sitôt que les sanctions seront levées. Le New York Times citait l’année passée le directeur d’une compagnie pétrolière pour qui « Après l’accord, nous allons connaitre un boom incroyable ». Quelques semaines après la signature de ce préaccord, un groupe d’investisseurs et d’hommes d’affaires américains a tenu une rencontre publique à Téhéran – le tout premier événement de ce genre depuis la révolution de 1979.

Même si l’accord est signé, les sanctions ne vont être levées que graduellement. De plus, malgré les fortes attentes de la part de la population, vu la situation de crise économique au niveau mondial, il n’y a que peu de chances que la levée des sanctions mène à une croissance durable et partagée en Iran.

Mais le changement pourrait donner une plus grande confiance à la classe des travailleurs iranienne pour lutter pour ses revendications. Ceci pourrait représenter un tournant crucial. Avec l’Égypte et la Turquie, l’Iran compte une des classes des travailleurs la plus importante du Moyen-Orient. L’Iran est un pays relativement développé. Tout comme en Turquie, 70 % de sa population vit dans les villes. Le réveil des traditions de lutte de la classe des travailleurs iranienne aurait un impact extrêmement important au niveau de toute la sous-région, qui pourrait donner un bon exemple de lutte de masse. Si cette lutte était accompagnée d’idées socialistes, cela pourrait être un bon pas en avant dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et la violence qui caractérise le Moyen-Orient sous le règne des féodaux, des sectaires religieux et du capitalisme.