Les grandes grèves de mai-juin 1936 et le gouvernement de Front populaire

Presque nulle part, on n’a analysé sérieusement les effets de cette alliance entre les partis de la classe ouvrière (SFIO nom du PS d’alors et PCF) et le grand parti de la bourgeoisie qu’était le Parti Radical ni les potentialités révolutionnaires qui existaient alors en France.

Article paru dans l’Egalité n°120

Après la victoire de la révolution russe en 1917, les forces bourgeoises et réactionnaires craignent la contagion dans les autres pays. Après l’Italie de Mussolini et le Portugal de Salazar, l’Allemagne passe aux mains des nazis à la faveur de la grande crise économique mondiale et ses millions de chômeurs et grâce à la division entre socialistes et communistes encouragée par Staline.

En France aussi, les fascistes s’agitent en mobilisant contre la 3ème république et ses scandales financiers. Le 6 février 34, une manifestation essaie de prendre la chambre des députés et est violemment réprimée. Quelques jours plus tard, le 12 février, deux manifestations antifascistes, l’une socialiste l’autre communiste, convergent malgré l’hostilité persistante des deux partis. Ce n’est qu’un peu plus tard que Staline ne mettra plus les socialistes et les fascistes dans le même sac et lancera l’Internationale Communiste dans une nouvelle politique d’union républicaine. Sous le prétexte de résister au nazisme qui menace l’URSS, le but est d’empêcher une union des seuls partis ouvriers qui pourrait déboucher sur une ou des révolutions qui menaceraient son hégémonie sur le mouvement communiste. Staline ira jusqu’à approuver la politique d’armement de la France alors que le PCF était jusque là farouchement antimilitariste.

Une poussée des travailleurs à l’unité et à l’action

Peu à peu, des rapprochements s’opèrent : alliance en janvier 36 du parti radical, de la SFIO et du PCF en vue des élections législatives du 21 avril et du 3 mai 36, congrès de réunification de la CGT en mars 36. Le programme de la CGT, tout en restant réformiste, a une tonalité nettement plus anticapitaliste que celui du « Rassemblement populaire » (c’est le titre officiel) où le PCF, dans le but « d’attirer » les classes moyennes, s’est aligné sur les positions du Parti radical. Par exemple, la CGT réclame de nombreuses nationalisations alors que le programme électoral n’envisage que celle des industries de guerre.

Les élections donnent la victoire au Front populaire. La droite a légèrement reculé mais surtout il y a eu davantage de votants qui ont majoritairement renforcé la gauche. A l’intérieur même du Rassemblement Populaire, on peut constater un virage à gauche : le parti radical perd 400 000 voix et une cinquantaine de députés. C’est ce que gagne la SFIO. Quant au PCF, il passe de 780 000 à 1 470 000 suffrages et de 10 à 72 élus. Même s’ils ont fortement édulcoré le programme commun, les communistes sont considérés comme les plus à gauche et ils rallient les éléments les plus radicalisés de la classe ouvrière. Le PCF décide de soutenir le gouvernement sans y participer.

Grèves massives avec occupation

Entre les 2 tours des élections, il y eut le 1er mai. A l’époque, ce n’est pas un jour férié, chômé et payé, mais, dans les entreprises les plus syndicalisées, une journée de grève. Comme d’habitude, des patrons licencient les meneurs de ces grèves politiques ce qui dans le climat d’euphorie consécutif à la victoire électorale provoque des grèves pour la réintégration des licenciés. Le 11 mai cela débute à l’usine Breguet du Havre, et cela s’étend peu à peu : par contagion, des grèves pour les revendications, celles propres à l’usine ou au chantier, celles que la coalition victorieuse a intégrées dans son programme mais ne peut pas encore satisfaire car le Président de la République doit attendre un certain temps avant de désigner le chef du gouvernement, celles du programme de la CGT réunifiée, voire l’abolition du patronat et du salariat pour les plus révolutionnaires.

Et de fait, vu l ‘ampleur et la tournure que prennent ces grèves, la situation devient rapidement pré-révolutionnaire. Non seulement le mouvement touche la plupart des grandes usines, notamment dans la métallurgie, les mines, mais il commence à paralyser les transports donc l’approvisionnement des entreprises pas encore touchées par la grève, des commerçants et, en bout de chaîne, des consommateurs. Et en plus très souvent les grévistes occupent leur lieu de travail pour empêcher le patron et ses sbires de reprendre partiellement la production ou de fomenter des provocations. Des comités de grève organisent l’occupation, entretien des lieux, approvisionnement, activités sportives, ludiques ou culturelles pour passer le temps. Il y a si peu de désordre à ce niveau que la droite et le patronat ont l’impression d’avoir affaire à un mouvement supérieurement organisé et donc extrêmement dangereux.

Montée révolutionnaire

L’immense hommage à la Commune de Paris de 1871 (600 000 manifestants) qui a lieu le 24 mai au Mur des fédérés au cimetière du Père Lachaise confirme que c’est, notamment, le peuple révolutionnaire qui se dresse et entraîne la masse des travailleurs.

Le patronat, le Président de la république et le gouvernement de droite sortant, demandent à Léon Blum d’intervenir à la radio sans attendre l’investiture parlementaire pour appeler à la reprise du travail. Une négociation est organisée en catastrophe à Matignon le 7 juin pour satisfaire un certain nombre de revendications ce qui ne provoque pas l’arrêt de la grève. Certaines entreprises ont repris le travail après avoir arraché des résultats appréciables, mais se remettent en grève en apprenant que d’autres ont obtenu davantage. D’autres entrent dans le mouvement très tardivement en constatant que la lutte paie (les grèves commencent à Bordeaux le 8 juin). Des milliers de militants trouvent enfin l’occasion de s’exprimer et de s’épanouir. Mais c’est par millions qu’il faut compter ceux qui ont participé.

Certains des acquis de la lutte tiennent toujours comme les contrats collectifs, les congés payés et les délégués du personnel. D’autres ont été perdus peu de temps après (40h). Les augmentations de salaire seront en peu de temps effacées par l’inflation.

Un gouvernement resté au service de la bourgeoisie

Quant à la politique générale du Front populaire. elle comporte des aspects franchement détestables et l’hostilité du sénat resté très à droite, n’explique pas tout. Citons notamment le maintien des femmes en situation subalterne, la non-intervention au secours du Front populaire espagnol aux prises avec les fascistes de Franco et l’immobilisme face aux colons exploitant de façon éhontée des millions de travailleurs sur tous les continents malgré les grèves survenues dans des ports, des mines, des plantations notamment en Indochine.

Lorsque les classes dirigeantes sont terrorisées, face à la plus grande grève qu’ait connu le pays, doit-on dire : « on aurait pu demander davantage au départ mais il faut être loyal et ne pas abuser d’un rapport de force favorable » ?

A Léon Trotski, qui, de son exil forcé en Norvége, titrait un de ses nombreux articles sur la situation : « la révolution française a commencé », Thorez répond en dénonçant :  » les gesticulations hystériques des trotskistes et trotskisants ». Malheureusement, ces trotskistes et trotskisants étaient très peu nombreux, très peu implantés dans la classe ouvrière, même si, spontanément, de nombreux travailleurs réagissaient plus ou moins comme les militants formés à l’école du marxisme. La situation avait été révolutionnaire mais il n’y avait pas un parti révolutionnaire pour en exploiter toutes les contradictions et en développer toutes les potentialités.

C’est à son corps défendant, et en accord avec le patronat que Blum a pris certaines mesures favorables aux travailleurs. Le rôle du front populaire de Blum en 36 aura été d’empêcher la révolution.

Par Jacques Capet