1976 : Le soulèvement de Soweto

En 1976, lors de l’insurrection de la jeunesse du quartier de Soweto, une nouvelle génération militante noire voit le jour et combat l’un des plus barbares exemples de l’esclavage capitaliste moderne : l’Apartheid. En juin 1976, l’action organisée de la jeunesse va ébranler le régime.

Article paru dans l’Egalité n°120

Depuis 1953, avec la « Bantu Education Act » (loi sur l’éducation), faire des études pour un enfant noir est héroique (prix des études exorbitant, classes surchargées, cours sous des tentes…). Les capitalistes blancs d’Afrique du Sud voulaient créer un prolétarait noir exploitable à bas prix ; pour cela il fallait « enseigner aux noirs dès leur plus jeune âge que l’égalité avec les Blancs ne leur convient pas ». En 1976, la langue « Afrikaan », langue des colons ayant fondé l’Etat d’apartheid, dérivée du néerlandais, est imposée comme langue d’enseignement dans les écoles africaines. C’est le point de départ de la révolte des élèves de Soweto, un quartier pauvre de Johannesburg.

Le 13 juin, un meeting appelé par le Mouvement étudiant sud-africain (South African Student Movement) regroupe 300 à 400 élèves délégués de 55 écoles. Ils décident d’une manifestation de masse pour le 16 juin et élisent un comité d’action, pour diriger la campagne, de deux délégués par école se réunissant en secret avec des pseudonymes. Le 16 juin, 15 à 20 000 écoliers défilent dans les rues de Soweto pour converger vers le Stade Orlando. Là, face à des enfants et adolescents manifestant pacifiquement, le gouvernement lance les chiens et les lacrymogènes. Les écoliers rétorquent par des chants. Soudain, un policier blanc tire et abat Hector Peterson, 13 ans. Mais les écoliers de 10 à 15 ans ne se dispersent pas. Ils s’affrontent aux policiers par des jets d’objets et de pierres contre des tirs à balles réelles. Les jours qui suivent voient décupler le nombre de morts (des centaines). Au fur et à mesure le mouvement s’étend à d’autres quartiers noirs du pays.

Les travailleurs en lutte

Le soir même, le quartier de Soweto est bouclé et en état de siège. L’interdiction des meetings publics est contournée par l’organisation de funérailles de masse utilisées comme des réunions politiques. Des universités africaines ferment le 18 juin en solidarité. Dès le 22 juin, 1000 travailleurs de Chrysler stoppent le travail. C’est la première action de grève consciente en soutien aux étudiants. Le comité des représentants des élèves de Soweto (créé le 13 juin) prend alors la responsabilité d’appeler pour le 4 août à une marche étudiante à Johannesbug et à trois jours de grève générale. Le gouvernement retire le 6 juillet son décret sur la langue d’enseignement sans succès. La lutte dépasse le cadre de ce décret. 60% des travailleurs répondent à l’appel. Un nouvel appel pour le 23 août est lancé par les étudiants.

Ils tirent vite les enseignements de la grève précédente et intensifient leur action par une campagne de porte à porte pour convaincre les parents. Le résultat est sans appel : 80 à 90% de succès pour ce nouveau blocage total du pays. L’extension de la lutte est réelle et le troisième appel à tout stopper est un nouveau succès. Sous l’impulsion des jeunes, les travailleurs reprennent le combat.

Les origines profondes de l’explosion

Dès le début des années 70, l’Afrique du Sud connaît comme de nombreux pays capitalistes une crise économique. Dans les années 60 florissantes, le nombre de travailleurs noirs de l’industrie avait doublé représentant 70% de la population active du pays.. Mais la crise a amené des changements dans la situation objective du pays qui ont fait le lit de la révolte de 1976. Malgré la croissance, le niveau de vie des travailleurs africains est resté très bas. La crise amène une brusque dégradation liée aux hausses de prix des transports et des logements. Dès 1971, des grèves naissent chez les dockers pour une hausse des salaires. En janvier 1973, 7000 travailleurs d’usines textiles entrent en lutte. En mars, 60 000 travailleurs sont en grève dans plus de 150 entreprises. Ces grèves souvent victorieuses furent le terreau de l’éruption de 1976.

La fin du mouvement en 1977

Le risque de soulèvement général de la classe ouvrière noire est grand. L’Etat organise l’arrestation massive au niveau national des dirigeants étudiants placés en détention illimitée. Il provoque des conflits entre des travailleurs migrants zoulous et habitants des townships (banlieues ghettos noires) pour diviser.

Mais jusqu’en janvier 1977, la lutte s’ancre parmi les travailleurs y compris chez les travailleurs migrants zoulous avec qui les étudiants ont cherché à tisser des liens. Le mouvement arrache quelques miettes dans les quartiers noirs. Cependant le mouvement s’essouffle, les travailleurs ne voient pas le bout, la perspective et les grèves générales régulières s’étiolent. Le dernier soulèvement se produit en septembre 1977 à l’annonce de la mort du dirigeant étudiant du mouvement de la conscience noire Steve Biko. La répression s’abat sur les dirigeants. La plupart sont arrêtés et 17 organisations sont interdites.

De la conscience noire à la conscience de classe

Mais le mouvement de 1976 laissa des traces. Il a créé une nouvelle génération de militants entrée en lutte sans aucune tradition politique dans les années 70. Beaucoup de jeunes s’identifiaient alors au Mouvement de la conscience noire (Black consciousness, Bc) créé dans les années 70 alors que beaucoup de dirigeants de l’ANC (African national congress), traditionnelle organisation des travailleurs sont en exil ou en prison. Il est inspiré du mouvement des Black Panthers aux Etats-Unis et de celui pour les droits civiques. Il apparaît plus radical que l’ANC. La détermination sans compromis affichée par le mouvement ne suffit pas à faire tomber le régime.

La jeunesse a compris que les travailleurs avaient un rôle décisif à jouer et que le Black consciousness était séparé de la classe ouvrière organisée. Les idées de celui-ci ne constituaient pas un programme suffisant pour répondre aux vrais problèmes des masses noires : le régime raciste de l’apartheid et l’exploitation capitaliste qui les maintiennent dans la misère.

En 1980, les organisations lycéenne et étudiante rompirent d’avec le BC et se rapprochèrent de l’ANC. La direction de ce dernier n’avait rien fait pour soutenir réellement les grèves de 1976, mais sa base était ouvrière. La jeunesse comprit que la lutte contre l’apartheid n’avait pas que des implications de couleur mais aussi de classe. C’est avec des revendications contre le capitalisme que les jeunes noirs d’Afrique du Sud luttèrent désormais, posant la question de quelle classe contrôle l’économie et les terres.

La génération de 1976 a posé les bases pour un véritable combat de classe contre le régime d’Apartheid. Cela a d’autant plus de valeur que l’ANC, aujourd’hui au pouvoir, s’est transformé en un agent conscient du capitalisme en Afrique du Sud. La lutte continue aujourd’hui, et les masses noires d’Afrique du Sud devront la mener jusqu’au renversement du capitalisme pour être réellement libres.

Par Leila Messaoudi