1791-1804 – La révolution haïtienne : dans le sillage de la révolution française… la naissance de la première république noire*

* Note de l’autrice : nous avons fait le choix délibéré de garder les termes d’époque comme « noirs », « blancs », ou encore « mulâtres ». Ils n’ont pas de majuscule, car en français une majuscule sert à reconnaître les noms propres. Leur mettre une majuscule reviendrait à réduire ces personnes à leur couleur de peau, alors que l’objet de ce texte est justement de démontrer que l’esclavage était d’abord une question de rapport de propriété et de classe.


Cet article inédit de Virginie Prégny, de la Gauche Révolutionnaire, a été écrit à l’occasion de la sortie de la première édition française de 2023 du livre Quand les Masses se soulèvent.

« Quand les masses se soulèvent, la Grande révolution française, 1789-1815 » Peter Taaffe

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La colonisation et l’esclavage ont été les fondements qui ont permis le développement du capitalisme et de la classe bourgeoise en Europe. Comme le dit Marx dans le Capital : « Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. (…)
Dans le même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des enfants, aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe, l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde.1 »

En France, le couple absolutisme / mercantilisme correspondait à l’alliance entre une bourgeoisie encore faible et un monarque dont l’absolutisme allait s’accomplir pleinement jusqu’à Louis XVI. Ainsi, le mercantilisme français bénéficia de la protection de l’absolutisme monarchique, qui apporta son soutien total au développement de la production manufacturière et du commerce mondial. C’est dans ce contexte que se situe et qu’il faut comprendre la colonisation française de Saint-Domingue.

1: Karl Marx, Le Capital, Livre premier : « Le développement de la production capitaliste », VIIIe section : « L’accumulation primitive », Chapitre XXXI : « Genèse du capitaliste industriel »

I – Saint-Domingue, joyau de l’Empire colonial français : une exploitation brutale qui permet des profits juteux

Des marchands et armateurs français occupent les îles de la Caraïbe dans les années 1620. En 1626, Louis XIII crée la première compagnie commerciale pour l’exploitation de la petite île de Saint-Christophe. À partir de 1635, les Français prennent possession de plusieurs îles des petites Antilles, dont la Guadeloupe et la Martinique. C’est en 1697 que le traité de Ryswick consacre le partage de Saint-Domingue entre la France (à l’ouest, l’actuelle Haïti) et l’Espagne (à l’est, l’actuelle République Dominicaine).

D’après le recensement de 1788, la colonie compte cette année-là 431 sucreries, 3 551 indigoteries (installation artisanale où est préparée la teinture bleue d’indigo), six tanneries, 192 fabriques de tafia (boisson similaire au rhum à base de jus de canne à sucre), 54 cacaotières, 370 fours à chaux, 29 poteries, 36 briqueteries, sans oublier les indispensables moulins, dont 520 à eau et 1 639 à bêtes. Un ensemble formant un capital dont la valeur oscillait entre deux et trois milliards de francs. Le niveau de développement agro-industriel de la colonie saute aux yeux quand on observe les activités des navires marchands dans ses ports : 678 bateaux français, dont 98 négriers, d’une capacité de 230 000 tonneaux, 763 bâtiments américains et autres d’une capacité de 56 000 tonneaux ; 45 autres navires français effectuant le commerce étranger, jaugeant 3 500 tonneaux, et 259 bâtiments espagnols d’une capacité de 15 500 tonneaux, soit une circulation ininterrompue de 1 745 bâtiments, de toutes catégories, par an.

Saint-Domingue est le plus grand producteur de sucre mondial. Avec ses 80 000 tonnes de sucre par an et ses 40 000 tonnes de café, ses exportations sont de loin supérieures à la vente des vins, eaux-de-vie et marchandises manufacturées de la métropole. Elles constituaient le mobile de l’agriculture et de l’industrie française, depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’au moment de la Révolution.

Le système de plantation et l’esclavage

Dans toutes ces colonies, un système de plantation est mis en place. Il est d’abord fondé sur l’exploitation des « engagés » (travailleurs sous contrat venus de France et soumis à du travail gratuit pendant trois ans). Rapidement, l’esclavage est développé pour obtenir une main d’œuvre plus abondante. La traite des esclaves et autorisée en 1642, faisant la fortune des armateurs de Bordeaux, Nantes, Le Havre, etc.

En 1685 , Louis XIV promulgue le Code Noir, rédigé par Colbert, secrétaire d’État à la Marine, qui codifie les traitements infligés aux Noirs. Certaines mesures peuvent apparaître comme de la protection, comme la quantification de la nourriture à donner, mais bien plus nombreux sont les articles qui codifient les châtiments à infliger. La quantité de nourriture définie par personne, par exemple, est tout juste suffisante pour nourrir un homme bien portant pendant trois jours. Le but est d’éviter que la main d’œuvre ne meure trop vite.

En réalité, les conditions de vie et de travail des esclaves sont des plus atroces. La journée de travail peut atteindre 18 heures en période de récolte, dans un climat tropical étouffant. Le taux de mortalité est extrêmement élevé, les suicides et avortements sont courants, et l’espérance de vie moyenne est de 15 ans. La malnutrition, l’épuisement, les maladies déciment les esclaves, alors ils s’enfuient et se révoltent. «Pour les amener à l’état de docilité et de passivité voulu à leur exploitation, il fallait appliquer un régime de brutalité et de terreur calculées. 1 » Là était l’objet du Code noir : garantir l’impunité des maîtres et leur droit de vie et de mort sur les esclaves, leur propriété.

La violence de l’esclavage n’est donc pas simplement une question de couleur de peau, mais de propriété et des droits qu’elle confère.

La population de Saint-Domingue

Plus d’un million d’Africains sont déportés aux Antilles françaises au 18e siècle, principalement vers Saint-Domingue. C’est de loin la colonie la plus peuplée et celle où la proportion de blancs est la plus faible.

Dans les premières années de la colonisation, la polarisation autour de la couleur de peau n’est pas si forte. En effet, l’esclavage des noirs a commencé car il fallait chercher le seul endroit où on avait une main d’œuvre suffisamment solide pour résister au dur labeur sous ces climats tropicaux. Le Code noir autorise ainsi le mariage entre blancs et noirs. Les enfants métis issus de ces unions (les « mulâtres ») peuvent être affranchis par leur maître à l’âge de 23 ans. Le Code accordait aux mulâtres libres et aux noirs libres les mêmes droits que les blancs. On verra que cette situation ne durera pas. Des lois de ségrégation seront imposées.

Des résistances et des tentatives de révoltes ont lieu. Le « marronage », la fuite d’esclaves qui se cachaient et s’organisaient en petits groupes pour survivre, est courant. Autour des chants et des cérémonies vaudoues (rites qui ont lieu en dépit des interdictions), les esclaves nourrissent un rêve de liberté. Une de leur chanson favorite en atteste : « Nous jurons de détruire les blancs et tout ce qu’ils possèdent ; plutôt mourir que de faillir à ce serment ! 1 » Cependant, les révoltes organisées sont rares, et écrasées dans le sang, avant la Révolution. Certains réussissent à acheter leur liberté, à force d’économiser les quelques revenus des ventes issues de leur petit carré potager ; d’autres sont affranchis par des maîtres plus humains. Les esclaves des maisons (chefs d’équipe, cuisiniers, domestiques, etc.) connaissent des conditions moins dures et peuvent, exceptionnellement, apprendre à lire et écrire.

Les conditions de vie à Saint-Domingue sont difficiles, avec des plantations dispersées sur une île montagneuse. Les planteurs français, appelés les « grands blancs », cherchent surtout à accumuler rapidement des richesses pour quitter l’île le plus tôt possible. Cette compétition crée une grande instabilité et des tensions entre les colons, posant ainsi les bases de leur propre effondrement et des possibilités d’émancipation. Les femmes étaient également « importées » pour tenir compagnie aux planteurs, souvent avec de fausses promesses de meilleures conditions de vie. Des aristocrates déchus voient à Saint-Domingue une opportunité de refaire fortune et de retrouver un semblant de pouvoir qui leur était refusé en France. Une multitude d’autres individus, tels que des prêtres défroqués, des marchands, des salariés de compagnies maritimes, ainsi que des fugitifs et des bandits, composent la société de Saint-Domingue. Pour ces couches « inférieures », la notion de supériorité liée à la couleur de peau était des plus importantes. Aucun homme blanc n’accomplissait une tâche qui pouvait être accomplie par un esclave, surtout si c’était une tâche physique.

Toute cette société est dirigée par une bureaucratie représentant l’autorité royale et les privilèges commerciaux de la bourgeoisie française, détestée par les colons en raison de son grand pouvoir économique et judiciaire. En 1789, il y a 513 fonctionnaires pour 30 000 blancs vivant sur l’île, mais seulement deux régiments militaires. Les colons dépendent donc du soutien des « petits blancs » (la petite bourgeoisie blanche : intendants, commerçants, notaires, avocats etc. mais aussi beaucoup de fugitifs) en soutenant les planteurs contre les autres le gouvernement de l’île. Pour ceux-là, la distinction de couleur était fondamentale, d’autant plus qu’ils possédaient peu d’esclaves.

Les mulâtres, en tant que classe d’hommes libres, sont devenus artisans, marchands, épiciers ou domestiques et ont pu s’éduquer. Cela a créé des tensions avec les intérêts des blancs. Bien qu’ils soient soumis à une obligation de service dans les forces armées, ils sont exclus des postes-clés dans l’armée, la justice et la médecine. Les blancs gardent le pouvoir de les voler, les battre, les violer sans craindre de représailles judiciaires.

Au fil du temps, les mulâtres sont devenus de plus en plus riches, certains dépassant même une partie des blancs. Leurs plantations deviennent des refuges pour les esclaves affranchis et les fugitifs. Certains mulâtres envoient même leurs enfants étudier en France, où les noirs y étaient libres jusqu’en 1762. Cela conduit à une intensification des lois ségrégationnistes visant à limiter la « liberté » des mulâtres afin de protéger les intérêts des blancs. Les discriminations se renforcent avec la classification des mulâtres en fonction de leur teinte de peau. Ainsi, 128 nuances de couleur sont créées, allant du « sang mêlé » (ayant 127 « parts de sang blanc » et « 1 part de sang noir ») au « mulâtre » (50/50) en passant par le « quarteron » (96/32), etc.

Derrière cette classification se cache une réalité : la peur des esclaves par les blancs, qui se savent en faible minorité et dépendants des esclaves pour maintenir leur richesse. Cela conduit à une exploitation de plus en plus violente. Les tensions s’intensifient.

Les mulâtres sont bannis et envoyés dans les montagnes. Les blancs mariés à des mulâtresses devaient les vendre. La raison : la peur d’une révolution ! « Dans une révolution, dans un moment de tension, ils seraient les premiers à rompre leur joug, d’autant plus qu’ils sont plus riches et sont habitués à avoir des débiteurs blancs, ce qui les amène à avoir moins de respect pour nous. 2 » indique un memorandum remis au Conseil de l’Île. Tous les droits leur sont enlevés – à part celui de prêter de l’argent aux blancs…

Une autre conséquence moins connue du « succès » matériel des mulâtres a été de renforcer les préjugés contre les esclaves noirs. Mais c’est bien la question de classe qui est au cœur de cette animosité. Les mulâtres, ayant quelques privilèges, pouvaient, eux aussi, exploiter ceux qui leur étaient « inférieurs » dans l’échelle sociale ; processus largement utilisé et renforcé par les bourgeois et colons blancs pour diviser les exploités et assurer le maintien du système d’exploitation. Même après l’abolition de l’esclavage, cette logique perdure jusqu’à aujourd’hui, et perdurera tant que la société sera divisée en classes et dominée par la bourgeoisie. Ce lien entre les mulâtres et les blancs était la propriété. Cela sera déterminant au cours de la Révolution.

2: Sauveur Pierre Étienne, L’énigme haïtienne : Échec de l’État moderne en Haïti [online]. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2007

3: C.L.R. James, Les Jacobins Noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue

4: Cité dans Les Jacobins Noirs, C.L.R. James, 1938, p. 85

II – Des classes dirigeantes concurrentes, mais unies pour maintenir leurs intérêts propres

La traite des esclaves et l’esclavage sont profondément ancrés dans les sociétés européennes du 18e siècle.Trois principaux groupes d’exploiteurs, les propriétaires de Saint-Domingue, sont en concurrence : les bourgeoisies française, anglaise et espagnole. Les familles les plus riches – les armateurs, les patrons – tirent leur richesse des colonies et de l’esclavage. Bien que certains bourgeois « libéraux » et « philanthropes » se soient exprimés contre l’esclavage au nom de la devise de la République (« Liberté, égalité, fraternité »), ce sont les masses qui ont imposé l’abolition en 1794, puis en 1801 et en 1804 (elle ne sera officielle dans toutes les colonies françaises qu’en 1848, et en 1865 aux États-Unis…).

La défense de la prospérité économique est la principale cause de la violence qui éclate lors de la Révolution dans les colonies françaises, notamment à Saint-Domingue. Le système de « l’exclusif colonial », qui obligeait les colons à n’acheter et vendre qu’à la France, maintenait les prix élevés dans les colonies et favorisait la bourgeoisie française des ports, qui contrôlait le commerce colonial. La bourgeoisie française, dépendante de la colonisation pour sa richesse, s’est également retrouvée en conflit avec les colons sur la question de l’Exclusif. Les colons, endettés envers la bourgeoisie maritime française, étaient à la merci de cette dernière.

Les rivalités économiques entre la France et l’Angleterre jouent également un rôle. Les Anglais, tout en menant une campagne contre la traite des esclaves, continuent en réalité à vendre illégalement des esclaves aux colons français. Les colonies françaises, notamment Saint-Domingue, avaient prospéré et attisaient l’envie des Britanniques. Cependant, avec le développement du commerce libre en Amérique et en Inde, la bourgeoisie britannique commence à détourner son attention des Caraïbes. Les précurseurs des théories libérales Adam Smith et Arthur Young considèrent que le commerce d’esclaves est le plus coûteux et le moins rentable du monde ; en Inde, on pouvait payer les ouvriers agricoles « libres » 1 penny par jour… Ainsi, la création, en 1788 à Londres, de la Société abolitionniste par des proches d’Adam Smith, n’a rien de philanthropique. Néanmoins, l’agitation abolitionniste ne reste pas sans écho, y compris aussi en France, avec la création, en 1789, de La Société pour l’abolition de la traite des Nègres (qui sera rapidement renommée Les Amis des Noirs) par l’Abbé Grégoire, Condorcet, Mirabeau, etc.

Les tensions s’accroissent à Saint-Domingue avec les rivalités politiques entre les colons blancs, les mulâtres et les esclaves. Les mulâtres éduqués en France, influencés par les idées révolutionnaires, cherchent à obtenir des droits politiques et l’abolition de l’esclavage. Les colons blancs, craignant de perdre leurs privilèges et leurs propriétés, s’opposent à ces demandes. La situation est également compliquée par le nombre croissant d’esclaves qui économisent pour acheter leur liberté.

La société de Saint-Domingue est une caricature de l’Ancien Régime, avec des tensions croissantes et une instabilité économique. Les colons tentent d’envoyer des représentants aux États généraux en France pour défendre leurs intérêts ; la question coloniale fait son entrée dans les débats de l’Assemblée nationale.

La Révolution en France a un impact majeur sur les colonies. Les masses parisiennes sont à l’offensive, la question coloniale est largement débattue. Des décrets sont adoptés, mais n’ont pas été envoyés à Saint-Domingue. La situation a continué à se détériorer. Des révoltes d’esclaves éclatent, les colons s’arment, la rupture entre les bourgeois radicaux et les libéraux s’accentue.

En fin de compte, c’est l’« irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées » (selon les mots de Trotsky dans la préface du premier volume de l’Histoire de la révolution russe) qui a été décisive. Les esclaves s’organisent, discutant des idées révolutionnaires et observant les débats politiques entre les colons. Les nouvelles de la Métropole, proclamant l’égalité des hommes libres, les incitent à prendre les armes.

Ainsi, la prospérité économique, les rivalités politiques, les tensions entre les différentes couches et classes sociales, liées en grande partie à la couleur de peau, et la diffusion des idées révolutionnaires contribuent toutes à la révolution à Saint-Domingue. Les colons et la bourgeoisie maritime avaient sous-estimé la capacité des esclaves à s’organiser, et se retrouvent finalement confrontés à une révolte massive qui a changé le cours de l’Histoire.

5: cité dans Les Jacobins Noirs, C.L.R James 1938, p. 41

La révolution commence en France…

Le 4 août 1789, l’abolition des privilèges est votée. Le 26 août, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». La nouvelle de la révolution arrive dans les colonies en septembre ; les esclaves aussi sont au courant de la Déclaration, qui soulève un espoir pour l’abolition de l’esclavage.

Mais la bourgeoisie révolutionnaire ne la proclame pas. Les armateurs et négociants des colonies et de métropole s’organisent activement pour empêcher la fin de la traite. Quinze pour cent des députés ont des colonies ; encore plus nombreux sont ceux qui ont un intérêt dans le commerce colonial. Par ailleurs, les mulâtres et noirs libres, bien qu’ils s’appuient sur la Déclaration des droits de l’homme pour obtenir des droits politiques, sont, pour certains, propriétaires d’esclaves et donc en faveur de l’esclavage. Les esclaves n’ont donc que très peu d’alliés dans leur lutte pour l’émancipation, même parmi la Société des Amis des Noirs qui déclare, dans une adresse à l’Assemblée Nationale, en 1791, que « les colons […] savent que jamais nous n’avons regardé les droits de l’homme comme contraires à la conservation momentanée de l’esclavage, tant qu’elle a pour motif l’intérêt des opprimés 1 »… (sic !) Finalement en métropole, l’Assemblée vote, le 15 mai 1791, un décret octroyant les droits politiques aux mulâtres. C’était un compromis dont ils espéraient qu’il éviterait d’aborder la question de l’abolition de l’esclavage.

et se poursuit dans les colonies

Travaillant et vivant ensemble dans les plantations sucrières, les esclaves sont semblables au prolétariat de l’époque. Ayant appris des échecs passés de l’action individuelle, ils s’organisent, utilisant les rites vaudous comme élément central de leur organisation. Malgré les interdictions, ils bravent les distances, la nuit, pour participer aux rassemblements.

Environ 12 000 esclaves mettent le feu aux plantations, servant de signal aux esclaves des villes : l’insurrection avait commencé. Sous une tempête tropicale, le 22 août 1791, les chefs de la révolte se réunissent à Morne Rouge et, après des incantations vaudoues, lancent l’offensive. En quelques jours, la moitié des plaines du Nord sont en flammes. Ils détruisent les plantations qui représentaient leur asservissement, infligent des violences et des tortures aux maîtres responsables de leur souffrance. Les premiers jours sont marqués par une vengeance terrible, qui n’avait néanmoins rien de comparable avec les deux siècles de cruauté et d’asservissement qu’ils avaient endurés.

Dans le sillage du mouvement révolutionnaire, les affranchis et une partie des mulâtres de l’ouest rejoignent les esclaves. Bien que les mulâtres méprisent les esclaves en raison de leur condition d’esclavage et de leur couleur de peau, beaucoup rejoignent la révolution lorsqu’ils réalisent ce dont les esclaves sont capables. Après un mois, les révolutionnaires font une pause, après avoir conquis une partie des plaines, pour organiser la suite. C’est à ce moment que Toussaint Bréda (qui prit ensuite le pseudonyme de Toussaint Louverture) apparaît et devient un leader révolutionnaire remarquable.

Toussaint Louverture : dirigeant révolutionnaire

Toussaint Louverture rejoint la révolution tardivement. Il avait été affranchi, vraisemblablement au milieu des années 1770 ; à la veille de la révolution, il est propriétaire d’une petite plantation de café et de 13 esclaves. Réalisant que l’histoire changeait et que la société esclavagiste était sur le point de s’effondrer, il s’engage pleinement dans la bataille et joue un rôle déterminant. Ses positions modérées vont toutefois entraîner des erreurs aux conséquences graves pour l’avenir de la première République noire de l’Histoire.

Contrairement à la plupart de ses compatriotes, Toussaint Louverture a subi moins de mauvais traitements quand il était esclave, travaillant comme domestique dans la maison des maîtres et dans les écuries, puis a été affranchi, ce qui a certainement joué un rôle crucial dans sa capacité à prendre la tête de la révolution. Il possédait des qualités intellectuelles dont la plupart des esclaves étaient privés, grâce à son accès à l’éducation et à la lecture d’écrits révolutionnaires. Son expérience de gestion des troupeaux et chevaux lui avait également procuré des compétences administratives et de gestion, ainsi qu’une compréhension des enjeux politiques et économiques.

Comme en France, la Révolution est un enseignant précieux à Saint-Domingue. La plupart des dirigeants révolutionnaires sont ceux qui ont le moins souffert de l’esclavage et qui sont, physiquement et intellectuellement, aptes à diriger le soulèvement.

La première vague insurrectionnelle réussit, en août 1791, à prendre le contrôle d’une grande partie de l’île, au Nord particulièrement. Cependant, lorsqu’il rejoint un des premiers groupes d’insurgés, Louverture se rend compte que les dirigeants ne savent pas comment faire progresser la révolution pour se débarrasser véritablement des colons. Face à la demande de soumission du gouverneur François de Blanchelande, ils invitent naïvement les Blancs à quitter l’île en abandonnant leurs possessions. Évidemment, les planteurs refusent cette proposition et cherchent le soutien des colons britanniques, américains et espagnols, ainsi que de certains mulâtres propriétaires terriens, pour écraser les esclaves révoltés.

En septembre 1791, le décret instituant les droits politiques aux mulâtres est abrogé et amplifie la rupture avec les blancs. En France, la révolte n’est soutenue que par une minorité, dont Marat et Chaumette, procureur de la Commune de Paris, et par les Sans-culottes qui rejettent ce qu’ils appellent « l’aristocratie de peau ».

À Saint-Domingue, les colons ne l’entendent pas de cette oreille. Ils déclenchent une campagne de terreur, en particulier dans et autour du Cap, avec des scènes de violence, de décapitations et de tortures publiques d’esclaves. Au lieu d’étouffer la révolte, cela entraîne de plus en plus d’esclaves à rejoindre la révolution.

Les nouvelles du soulèvement des mulâtres dans l’ouest, dirigé avec succès par Rigaud, renforcent la détermination des insurgés. Les mulâtres, avec la participation des affranchis et des marrons, mènent une offensive commune avec les royalistes et les riches planteurs de l’ouest contre la bourgeoisie commerçante au pouvoir. Après cette victoire, les mulâtres proposent un Concordat établissant leurs droits politiques, menaçant sinon de déclencher la guerre civile. Les colons sont contraints de signer, craignant la révolution en cours dans le nord. Cependant, les bataillons d’affranchis ont été déportés en Jamaïque par le gouverneur, et la plupart d’entre eux ont été massacrés par l’assemblée coloniale de Port-au-Prince, Cela renforça l’animosité entre les noirs et les mulâtres, puisque seuls les affranchis ont été déportés. Ils sont considérés comme des traîtres puisqu’ils se sont alliés avec les contre-révolutionnaires pour défendre leurs propres intérêts, aux dépens des noirs.

Face à cette répression, les mulâtres modérés n’ont d’autre choix que de reprendre les armes. Le nord se soulève, suivi de l’ouest, et l’insurrection se propage à Port-au-Prince et dans le sud. Le 21 novembre, Port-au-Prince est en feu. La cruauté inimaginable des Blancs alimente les rangs des insurgés, qu’ils soient mulâtres, affranchis, marrons ou esclaves. Pour obtenir la victoire, l’insurrection doit être organisée, car après quatre mois de « guérilla », les forces s’affaiblissaient. La famine progresse, et la destruction de l’île menace l’avenir de la révolution. Les blancs de l’ouest se barricadaient et semaient la terreur.

Les dirigeants de l’insurrection tentent une négociation avec les colons et les commissaires de l’Assemblée nationale. Lors de cette négociation, ils se placent sous l’autorité du Roi et de la Loi qui, croient-ils, sont du côté de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Ils se disent prêts à aider le gouverneur à « restaurer l’équilibre brisé » de la colonie (dont la base est l’esclavage !), abandonnant de fait le sort des esclaves au bon vouloir des colons et de la couronne. Pire, s’excusant des dégâts causés par l’insurrection, ils se disent prêts à faire accepter cette idée par les esclaves. Cette erreur manifeste montre à quel point la direction politique est une affaire de programme et non pas de « grandeur morale » des dirigeants, et encore moins de couleur de peau.

Mais les colons ne peuvent pas comprendre que les hommes avec qui ils négocient ne sont plus des esclaves, mais les dirigeants d’une révolution, à la tête de 100 000 hommes. Ils refusent donc le compromis ! Les représentants de l’Assemblée tentent de poursuivre la négociation. Devant l’inflexibilité des représentants venus de France et de l’Assemblée coloniale, Toussaint, poussé dans ses retranchements, est forcé d’admettre que rien ne peut aboutir par la négociation avec les esclavagistes bourgeois. Les révolutionnaires sont formés dans la révolution : il exige la liberté pour tous ou rien, et met fin à la négociation. Cette position fut décisive ; et il la garda jusqu’à sa mort.

Désormais, la guerre est inévitable. Louverture prit le commandement pour former une armée à partir d’esclaves dispersés, aliénés par l’esclavage, dépourvus de matériel et sans programme politique. Il développe des tactiques d’attaque basées sur leur connaissance du terrain et leur supériorité numérique. Il commence par entraîner de petits groupes et, en juillet 1792, il dirigea un groupe de 500 hommes entraînés. Ces hommes, qui ne parlent guère le français, vont devenir la force décisive dans la lutte pour la liberté – bien plus que les discours creux des bourgeois des assemblées. Par la suite, il y aura aussi des soldats blancs dans son armée. Certains colons, la peur au ventre, poussent le gouverneur à accorder des droits politiques aux mulâtres, comprenant que les alliances temporaires entre mulâtres, affranchis et esclaves d’une part, et petite bourgeoisie blanche et royalistes d’autre part, rendent impossible un retour en arrière.

Le 4 avril 1792, une loi accordant des droits politiques aux mulâtres est votée, mais rien n’est prévu pour les esclaves. Les Girondins et les Jacobins n’ont rien dit à ce sujet. La droite avait habilement fait appel aux intérêts de classe de cette assemblée bourgeoise, sachant que l’abolition de l’esclavage signifierait la fin de leur prospérité. C’est le même scénario que celui des paysans en France, qui luttaient toujours pour la fin de la féodalité. Les Jacobins ne voulaient pas toucher à la propriété.

Toussaint Louverture fondait l’espoir que France et Saint-Domingue seraient des républiques-sœurs. En ce sens, il y avait une vision positive, pré-socialiste, de l’internationalisme et de l’idée de fédération. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa grande volonté de conciliation et d’apaisement avec les colons. Mais c’est la bourgeoisie qui saisissait le pouvoir en France, aux dépens des masses ; ce qu’il ne pouvait pas voir.

Il est clair que Toussaint, malgré ses méthodes autoritaires, voulait une amélioration réelle des conditions d’existence de la population, et non d’une petite élite. Mais c’est avant tout son armée qui faisait office d’arène politique, la population n’était pas impliquée dans la prise de décisions. Et le capitalisme était encore jeune, les conditions matérielles (industrialisation, quasi-inexistance de classe ouvrière, seule à même d’abolir la division en classes de la société en mettant en place une société socialiste) étaient insuffisantes pour permettre une véritable libération économique, sociale et nationale. Sa principale erreur a donc été de confondre armée révolutionnaire et parti révolutionnaire, ce qui était sans doute inévitable à une époque où le prolétariat n’est qu’embryonnaire.

6: Cité dans Les Cahiers du CERMTRI, n°181, mai 2023, p. 24

III – À Paris comme à Port-au-Prince : l’émancipation comme enjeu central de la Révolution

Six mille soldats sont envoyés à Saint-Domingue pour mater la révolte des esclaves. Mais ils amènent avec eux la Révolution et les divergences entre les intérêts des différentes couches de la bourgeoisie. Les commissaires délégués par l’Assemblée sont des « révolutionnaires », alors que les officiers de commandement servent le roi. La Garde nationale est composée de civils de la révolution, alors que les troupes sont des soldats du roi… Avant même qu’ils n’atteignent Saint-Domingue, les masses de Paris ont chassé les Bourbons du trône, sauvant ainsi la Révolution de la conspiration contre-révolutionnaire des royalistes et des atermoiements des Girondins. Quant aux Jacobins, bien qu’ils fussent pour l’abolition de la monarchie et l’égalité des droits, ce sont des bourgeois qui, pour beaucoup, avaient des intérêts économiques dépendant de la colonisation et de l’esclavage.

En temps normal, les paysans et travailleurs français n’avaient pas d’intérêt particulier pour les questions coloniales. Mais ils étaient à nouveau en train de se soulever contre la tyrannie et les oppressions de tous types : les masses de Paris sont donc en faveur de l’abolition de l’esclavage. Cela constitue une aide inestimable pour les masses de Saint-Domingue. En septembre 1792, la Convention nationale, nouvellement élue, doit débattre dans ce contexte.

Après les Tuileries, il ne peut y avoir de trêve sur aucun territoire français. Les plans des commissaires et royalistes envoyés à Saint-Domingue ne pourront jamais être mis en pratique, balayés par le souffle de la Révolution, de Paris à Port-au-Prince. Parmi les Français envoyés à Saint-Domingue, Sonthonax, un dirigeant jacobin. Se tenant à la lettre du décret du 4 avril 1792, il s’oppose vite aux riches blancs de l’île, jaloux et pétris de préjugés racistes. Ces divisions ouvrent, une fois de plus, une brèche dans laquelle les insurgés s’infiltrent. Les classes dirigeantes ne trouvent pas de terrain d’entente pour résoudre les conflits : un indicateur de la maturité d’une situation révolutionnaire.

En février 1793, la Convention aux mains des Girondins (bourgeois libéraux) déclare la guerre à l’Angleterre, à l’Espagne et aux Pays-Bas, ses rivaux commerciaux dans les colonies. La guerre s’exporte en Caraïbe.

Les commissaires civils promettent la liberté aux esclaves qui rejoindraient l’armée française. De leur côté, les Espagnols, qui occupaient la moitié est de l’île et étaient en guerre contre la France depuis l’exécution de Louis XVI, proposent une alliance aux insurgés. Preuve qu’il ne croyait pas aux slogans égalitaires des Espagnols (le gouverneur refusa la libération de noirs pour attaquer la colonie française), Louverture accepte cette alliance de façon tactique et temporaire, contre un ennemi commun. Il exige donc d’être indépendant et devient colonel, à la tête de 600 hommes bien entraînés et maintenant armés et nourris.

Le 29 août 1793, il lance un appel aux insurgés : « Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez-vous, frères, et combattez avec moi pour la même cause. Déracinez avec moi l’arbre de l’esclavage 1 ».

Sonthonax fait armer des esclaves autour de Port-au-Prince pour attaquer les royalistes tentant un dernier coup. Ceux-ci sont amèrement défaits et s’enfuirent vers les États-Unis. La fin du mois d’août 1793 marque un point de non-retour pour les colons à Saint-Domingue.

Le 24 août 1793, l’abolition de l’esclavage est déclarée par Sonthonax dans le nord (suivi le 21 septembre dans le sud et l’ouest). C’est sa dernière carte pour essayer de rallier les noirs à la France. C’est un échec. Toussaint et les autres dirigeants noirs restent avec les Espagnols ; les autres ne rejoignent pas non plus les Français.

Dans le sud, les mulâtres s’établissent comme classe dominante, remettant 100 000 noirs en esclavage dans leurs plantations. Les propriétaires, quelle que soit leur couleur de peau, relancent la contre-révolution.

La société blanche des colons s’effondre. Partout les soldats désertent et rejoignent, de plus en plus nombreux, les rangs des insurgés ; beaucoup sous le commandement de Toussaint Louverture et du lieutenant Dessalines, qui mettent à profit l’expérience de ces soldats expérimentés pour engranger victoire sur victoire.

La contre-révolution attaque sur tous les fronts

La Grande-Bretagne lorgne depuis longtemps sur Saint-Domingue. Mais l’équilibre politique et militaire dans la Caraïbe était précaire, le moindre mouvement considéré comme offensif pouvait déclencher une guerre entre pouvoirs coloniaux (britannique, espagnol, français, américain). Mettre la main sur Saint-Domingue donnerait à l’Empire britannique le monopole sur le commerce du café, du sucre, de l’indigo, etc. Consciente de la complexité de la situation, la couronne britannique espère dans tous les cas au moins garder le nord de l’île ; et passe donc un accord « offensif / défensif » avec l’Espagne.

Une expédition britannique est envoyée sur l’île en septembre 1793, avec un accord avec les colons français : respect de la propriété (donc de l’esclavage) et retour des discriminations à l’égard des mulâtres. Les Britanniques sont accueillis à bras ouverts et prennent possession de tout l’ouest, de la région autour de Port-au-Prince et d’une bonne partie du sud. Forts de ce succès, ils envoient une autre expédition dans les Petites Antilles (en février 1794) qui aboutit à la prise de la Martinique, de la Guadeloupe et de Sainte-Lucie. Risque contre-révolutionnaire d’ampleur : la victoire britannique dans les Amériques priverait la France de ses revenus coloniaux et mettrait l’Angleterre en position de force en Europe pour une offensive contre-révolutionnaire. Les espoirs d’abolition seraient anéantis. Le 4 juin 1794, la Grande-Bretagne célèbre la prise de l’île.

En France, la colère gronde contre la Convention, dirigée par les Girondins, qui poursuivent leur objectif de protéger la propriété privée avant tout, renforçant le pouvoir de la bourgeoisie et réprimant les opposants. Les masses se tournent de plus en plus vers la Montagne et Robespierre. Elles font fuir les Girondins qui rejoignent la contre-révolution. Avec Robespierre à sa tête, la Convention met fin au féodalisme. Menacés de complots contre-révolutionnaires et confrontés à la guerre, ils n’ont d’autre choix que de s’appuyer sur les masses. L’abolition de l’esclavage est confirmée le 4 février 1794 (16 pluviôse an II). L’espoir est que les esclaves rejoignent l’armée française et aident à chasser les Anglais et les Espagnols.

Robespierre et Danton n’étaient pas vraiment favorables à l’abolition de l’esclavage. Celle-ci fut gagnée par la lutte des masses haïtiennes, avec le soutien des Sans-culottes en France. Les clubs Sans-culottes, notamment les Enragés, ont mené une activité très intense pour obtenir l’abolition de l’esclavage.

Après la contre-révolution thermidorienne et l’arrestation de Robespierre, la lutte contre le retour de l’esclavage continue encore. Le coup d’État de Bonaparte du 18 brumaire an IX (9 novembre 1799) instaurera le Consulat, renforçant le camp esclavagiste, et ouvrant une nouvelle page dans la lutte pour l’émancipation.

7: Jean Fouchard, Les marrons de la liberté, Paris, Éditions de l’École, 1972, p. 551

IV – Toussaint Louverture : tactique, stratégie et limites

Le 18 mai 1794, Toussaint Louverture rejoint la République et, avec Dessalines à ses côtés, ils écrasent rapidement les troupes espagnoles.

La révolution en Haïti et l’abolition de l’esclavage ont été l’œuvre des masses – les masses des esclaves, des affranchis et des marrons d’Haïti, et les masses révolutionnaires des Sans-culottes. Si le nom de Toussaint Louverture est celui qui a traversé les siècles, c’est que son rôle a été central et souvent décisif. D’esclave affranchi à commandant d’une armée révolutionnaire, il a fait de la conquête de la liberté et de l’égalité son unique but. Après de nombreuses hésitations stratégiques, il a néanmoins compris dès 1793 que seules les masses opprimées pourraient atteindre cet objectif, et que pour cela, elles devaient être organisées et déterminées à arracher ses droits.

En novembre 1799, il est nommé Général de l’armée française. Conscient que la lutte n’est pas terminée, il adresse une lettre de mise en garde au Directoire : « Nous avons su affronter des dangers pour obtenir notre liberté, nous saurons affronter la mort pour la maintenir. 1 » En parallèle, il négocie une trêve avec les Anglais et passe des accords commerciaux avec l’Angleterre et les États-Unis, sans en référer au Directoire.

Il avait compris qu’au-delà de l’abolition de l’esclavage, il fallait se préparer à la gestion de l’île par ses masses opprimées. Il fallait en faire des citoyens et des travailleurs. Dans les conditions de l’époque, cet accomplissement est incroyable ! Il tente une réforme agraire ambitieuse, refusant le morcellement des terres entre de petits propriétaires et organise leur redistribution. Réforme qui a un grand succès, car les récoltes, après celle-ci, dépassent les récoltes d’avant 1790. Les anciens esclaves recevaient un quart de la production. Bien sûr, ces décisions, qui s’en prenaient en partie à la propriété privée, provoquent des oppositions. Des soulèvements ont lieu, dans le sud en particulier.

Ses nombreuses lettres et échanges avec le gouverneur Étienne Laveaux montrent à la fois sa détermination à faire de ce peuple d’esclaves des sujets de leur propre destinée, mais aussi les limites de sa dévotion à la République. Il restera sous commandement du gouverneur jusqu’en 1800, quand il renvoie le gouverneur d’Hérouville. Il cherchera à tout prix à instaurer une « réconciliation » avec les anciens propriétaires d’esclaves, refusant par exemple le découpage des grandes plantations, ou encore autorisant le commerce d’esclaves (tout en déclarant qu’à leur arrivée à Saint-Domingue, les Africains deviendraient des hommes libres).

Toussaint Louverture rédige la Constitution de 1801, qui affirme l’abolition de l’esclavage, et devient gouverneur général à vie. Ce sera le prétexte de l’envoi d’une expédition à Saint-Domingue par Bonaparte. Cette Constitution vise à stabiliser le pays et à lancer des réformes sociales et économiques. Par la redistribution des terres et des ressources, il vise à autonomiser les anciens esclaves et à créer une société plus égalitaire. Le maintien de la propriété privée constitue néanmoins la principale limite.

Considérant que le retour de l’ordre devait se faire par la remise au travail et le développement d’une agriculture plus moderne, la Constitution permet aux propriétaires de le rester s’ils travaillaient la terre. Ceux qui refusaient voyaient leurs terres réquisitionnées. Dans ces plantations, dirigées par des mulâtres et des blancs, les conditions de travail étaient très dures ; les ex-colons voulant faire regretter aux anciens esclaves, nouvellement citoyens de la République, leur révolution.

8: Cité dans Les Cahiers du CERMTRI, n°181, mai 2023, p. 37

V – L’indépendance… mais pas l’émancipation

Un mois après le coup d’État du 18 brumaire, une expédition est renvoyée par Bonaparte, avec l’objectif caché de rétablir l’esclavage. La nouvelle constitution du Consulat du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) précise que le sort des colonies est régi par des lois spéciales. Les lois de 1797 et 1798 qui faisaient des habitants des colonies des citoyens français, et de ces colonies des départements français, sont abrogées. Le traité d’Amiens entre la France, l’Angleterre et l’Espagne restitue à la France la Martinique, Tobago et Sainte-Lucie, où l’esclavage avait été maintenu par les Anglais, et continue de l’être sous Bonaparte. La loi du 20 mai 1802 rétablit la traite. Dans un premier temps, elle n’est pas censée s’appliquer aux colonies dans lesquelles l’esclavage avait été aboli en 1794 (Guadeloupe, Guyane et Saint-Domingue), mais c’est bien l’objectif de Bonaparte.

En mai 1802, les troupes françaises, menées par Richepanse, rétablissent l’esclavage en Guadeloupe. Une armée de 31 000 hommes débarque à Saint-Domingue avec le général Leclerc (beau-frère de Bonaparte) à sa tête. Toussaint mène une guerre acharnée, ainsi que des tactiques de guérilla. Mais il pensait pouvoir encore négocier avec Bonaparte. Il est capturé lors d’une rencontre. Il doit reculer et accepter de se remettre sous les ordres de l’armée française. Les armées des généraux noirs subissent le même traitement. Ils sont arrêtés. Déporté en France, dans une prison dans le Jura Toussaint mourra du manque de soin à Pontarlier en avril 1803.

Dessalines et Christophe, ses deux plus fidèles lieutenants, réussissent à s’échapper et réorganisent leurs troupes. Lorsque arrive la nouvelle du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, l’île s’embrase. Avec une tactique de harcèlement et de terre brûlée pour couper le ravitaillement de l’armée française, ils les font reculer. Leclerc, lui, ne recule devant aucune atrocité. Mais Rochambeau, qui prendra sa suite après sa mort par la fièvre jaune, dépassera de loin tout ce que l’esclavage avait fait de pire. Des chiens « mangeurs de nègres » sont dressés, en étant nourris au sang d’hommes noirs, la torture la plus abominable est déployée (noyade, pendaison, écorchage vif, 16 généraux furent cloués à un rocher où ils pourrirent pendant 17 jours…). Tout cela par peur, mais surtout dans un but politique : « Si la France veut regagner Saint-Domingue, il faut qu’elle envoie ici un corps de 25 000 hommes, qu’elle proclame l’esclavage des nègres, qu’elle fasse périr au moins 30 000 Nègres et Négresses – ces dernières étant plus féroces que les hommes. 1 »

La résistance acharnée des troupes de Dessalines leur permirent une victoire décisive à Vertières le 18 novembre 1803. Rochambeau, défait, doit fuir avec les lambeaux de son armée.
La république d’Haïti est proclamée le 1er janvier 1804 par Dessalines, général en chef. Elle est nommée Haïti, du nom qu’elle avait avant sa « découverte » par Christophe Colomb.

Dessalines se proclame Empereur et décrète la mise à mort de tous les blancs encore présents sur l’île, à part ceux qui avaient combattu dans son armée.

La nouvelle Constitution interdit la vente de l’île aux étrangers. Mais Dessalines est assassiné en 1806. L’alliance des noirs et des mulâtres est terminée. Deux généraux s’emparent du pouvoir : Pétion établit une République au sud et Christophe une monarchie parlementaire au nord. Le pays se reconstruit et sera réunifié après le renversement de la monarchie par une insurrection des Haïtiens du nord en 1820.

En 1825, sous la Restauration, Charles X envoie 14 vaisseaux de guerre à Haïti, il reconnaît l’indépendance mais réclame l’indemnisation des propriétaires pour la perte de leurs esclaves ! Le gouvernement haïtien est isolé, encadré par toutes les colonies de la Caraïbe et les États-Unis, où l’esclavage règne toujours. Les impérialistes craignent cet exemple de république noire et vont tout faire, depuis son indépendance jusqu’à aujourd’hui, pour l’empêcher de se développer. La « dette » en sera un instrument. Elle, Haïti, paiera doublement puisqu’elle devra emprunter cet argent à des banques françaises à des taux usuraires ; intérêts qui seront payés jusqu’en 1952 !

L’extrême centralisation du pouvoir et son extrême militarisation, hérités de l’exemple des impérialistes, surtout de Bonaparte et de son armée révolutionnaire, ont aussi été des obstacles fondamentaux à une réelle émancipation et au développement de l’économie.

Cet héritage, faute d’un programme socialiste, fondé sur la fin de la propriété privée, la gestion et la planification démocratique de l’économie, s’est appuyé sur et a nourri une caste militaire et une bourgeoisie noire et mulâtre qui continue d’exploiter les classes laborieuses haïtiennes jusqu’à aujourd’hui, avec le soutien complet des impérialistes, des États-Unis, de France ou autres, toujours soucieux de faire payer aux Haïtiens leur courage. Cette politique volontaire a mené l’île dans la pauvreté et la violence extrêmes auxquelles les habitants sont confrontés aujourd’hui.

9:Phrase attribuée au Général Leclerc, cité dans Les Cahiers du CERMTRI, n°181, mai 2023, p. 37

VI – La révolution haïtienne ouvre la voie à l’abolition dans toutes les colonies

La révolution haïtienne a provoqué des ondes de choc dans le monde atlantique, inspirant et influençant d’autres mouvements de résistance et d’émancipation dans d’autres colonies des Caraïbes.

La deuxième abolition de l’esclavage est proclamée le 27 avril 1848 par le gouvernement de la IIe république, défendue par Victor Schoelcher. Il n’est en réalité pas question « d’expropriation pour cause de moralité publique » comme le disait Lamartine, mais bien de rationalité économique. Avec le développement de l’industrie et la modernisation de la production, le sucre fabriqué aux Antilles est plus cher que celui fabriqué en Europe. Un patron de l’industrie sucrière expliquait en 1839 qu’un esclave coûtait 10 centimes par jour, alors qu’un ouvrier du nord de la France en dépensait 16… La production de sucre décline dans les colonies des Antilles. Comme l’explique Karl Marx dans le Capital :
 « Par rapport au travail de l’esclave, celui de l’ouvrier libre est plus productif, parce que plus intense. L’esclave ne travaille que sous l’empire de la crainte, et ce n’est pas son existence même qui est en jeu, puisque celle-ci lui est garantie, même si elle ne lui appartient pas. L’ouvrier libre, en revanche, est poussé par ses besoins. La conscience (ou mieux l’idée) d’être uniquement déterminé par lui-même, d’être libre, ainsi que le sentiment (sens) de la responsabilité qui s’y rattache, font de lui un travailleur bien meilleur, parce que, à l’instar de tout vendeur de marchandise*, il est responsable de la marchandise qu’il fournit et tenu de la fournir à une certaine qualité, au risque d’être évincé par les autres vendeurs de la même marchandise. (…) L’esclave appartient à un patron bien déterminé, tandis que l’ouvrier doit certes se vendre au capital, mais non à tel ou tel capitaliste. Il peut donc, dans une branche donnée, choisir celui à qui il veut se vendre, et changer de patron. Toutes ces conditions nouvelles rendent l’activité de l’ouvrier libre plus intense, plus continue, plus mobile et plus capable que celle de l’esclave, sans parler de ce qu’elles lui permettent une action historique d’une tout autre envergure. 1 »

C’est l’intervention des masses qui est toujours décisive – d’autant plus que les intérêts de diverses couches parmi les bourgeois et les capitalistes peuvent diverger. À la suite d’Haïti, ce sont les révoltes des esclaves en Martinique, en 1822 puis en 1848, qui imposeront l’abolition aux Antilles, alors que Louis Philippe préparait une loi progressive qui aurait intégré l’indemnisation des colons. Cela se passe en parallèle de la révolution démocratique bourgeoise de 1848 qui installe la IIe République en France, après le soulèvement révolutionnaire des ouvriers parisiens.

Pour une réelle émancipation des travailleurs : la lutte pour le socialisme !

En 220 ans d’indépendance, Haïti a sans cesse eu à affronter l’impérialisme et ses relais locaux. Comme dans tous les autres pays de la région caribéenne et ailleurs, le refus de rompre avec le capitalisme et de mobiliser la classe ouvrière a toujours le même résultat : quelle que soit la sincérité au départ, la corruption est la plus forte et le parti au pouvoir se transforme en clique dirigeante s’accaparant de nombreuses richesses au détriment de la population.

Le peuple d’Haïti peut être fier de son passé de lutte. Il lui manque un véritable parti révolutionnaire de masse, basé sur la classe ouvrière, lié avec le prolétariat des autres îles de la Caraïbe, qui permette aux crises révolutionnaires de réellement aboutir au renversement du capitalisme. Seule une société socialiste, et une fédération démocratique et socialiste de la Caraïbe, instaurée grâce à la victoire des travailleurs et non un leader providentiel, organisera une répartition équitable des richesses et permettra d’en finir avec la misère et la corruption.

Chronologie :

6 décembre 1492  Colomb prend possession d’Haïti, rebaptisée Hispaniola
1629 Installation de boucaniers et de flibustiers
1697 Au traité de Ryswick, la France obtient la reconnaissance internationale de la possession du tiers occidental de l’île d’Hispaniola
23 août 1791 Insurrection des esclaves
1792 Droits politiques accordés aux mulâtres
18 septembre 1792 Arrivée de Sonthonax, représentant en mission chargé de ramener l’ordre
29 août 1793  Sonthonax proclame la liberté des esclaves en Haïti : « Tous les Nègres, sang-mêlés actuellement dans l’esclavage sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyens français. »
4 février 1794 Abolition de l’esclavage par la Convention
22 juillet 1794  Traité de Bâle. L’Espagne cède Saint-Domingue à la France
8 juilllet 1801   Toussaint Louverture devient gouverneur de l’île au nom de la France et en application de la Constitution du 9 mai
février 1802 Napoléon expédie le général Leclerc avec 50 000 hommes pour reprendre le contrôle de l’île et rétablir l’esclavage. Toussaint est arrêté
7 avril 1803 Toussaint meurt en prison en France
18 novembre 1803 Bataille de Vertières, qui entraîne la capitulation des troupes françaises
1er janvier 1804  Indépendance. Dessalines gouverneur
20 mai 1805  Dessalines empereur : Constitution impériale
27 décembre 1806 Constitution républicaine (Pétion au Sud)
17 février 1807 Constitution républicaine (Christophe au Nord)
1811 Constitution monarchique (Christophe au Nord)
1814 Lors de la Restauration en France, le président Pétion propose d’indemniser les colons français pour obtenir la reconnaissance de l’indépendance. C’est l’origine de la Dette de l’Indépendance.
1816 Constitution établissant la présidence à vie de Pétion, puis de Boyer.
17 avril 1825 Ordonnance de Charles X qui reconnaît l’indépendance et fixe le montant de l’indemnisation à 150 millions de francs, payables en cinq ans. Trente millions sont aussitôt payés
12 février 1838 Traité qui réduit le montant de la dette de 120 à 60 millions, payables en 30 ans.
30 décembre 1843 Constitution
27 février 1844 Indépendance de la partie orientale sous le nom de Saint-Domingue.

Sources principales :

1. Les Jacobins noirs, un ouvrage de référence écrit par l’historien et activiste politique trinidadien C.L.R. James en 1938. Ce livre influent fournit une analyse profonde et nuancée de la révolution haïtienne, en approfondissant son contexte historique, la dynamique de la lutte des classes et l’impact de la Révolution française. Texte essentiel de l’histoire des Caraïbes et de l’Afrique, il offre une compréhension complète de cette période transformatrice.

2. Dossier du CERMTRI (Centre d’Études et de Recherches sur les Mouvements Trotskystes et révolutionnaires internationaux) n°181 (mai 2023)