Régimes militaires au Sahel : la fin de la domination française, sans rupture avec le capitalisme, ne libérera pas les travailleurs

Seul un gouvernement des travailleurs et des pauvres, armé d’un programme socialiste, peut amener une nouvelle ère

Par Abbey Trotsky, du Democratic Socialist Movement (organisation sœur de la Gauche Révolutionnaire au Nigeria) publié le 26 juin 2025 sur socialistworld.net

Depuis plusieurs années, la région du Sahel en Afrique de l’Ouest, qui s’étend du Mali, du Burkina Faso et du Niger à certaines parties du Tchad et de la Guinée, connaît une vague anti-impérialiste qui s’est exprimée par une série de coups d’État militaires dans la région. Ces coups d’État ont été présentés par leurs instigateurs comme des révoltes contre la domination néocoloniale française et l’échec des régimes civils corrompus dans les différents pays. Parmi les masses opprimées, nombreux voient les juntes militaires comme une rupture avec des décennies d’assujettissement à l’étranger et d’humiliation nationale, sous la botte de l’impérialisme français et de leurs élites compradores1 locales. À l’international, certains les voient comme de courageux adversaires de l’impérialisme occidental et des vestiges du colonialisme. Fin avril, des manifestations ont eu lieu dans plusieurs pays en parallèle à des rassemblements qui avaient été organisés au Burkina Faso contre les menaces de coup d’État contre le gouvernement dirigé par Traoré.

Cependant, si ces événements reflètent le profond mécontentement social et politique des masses, ils montrent également le vide immense créé par l’absence d’alternative politique crédible et organisée, ancrée dans la classe ouvrière. C’est ce vide qui a manifestement permis aux militaires de se servir de la colère populaire des opprimés, notamment contre les élites civiles corrompues et la présence ininterrompue de soldats étrangers, pour justifier leur intervention et renverser les régimes en place. Pourtant, l’histoire a maintes fois démontré que sans une rupture décisive avec le système capitaliste, qui prospère sur l’exploitation, les inégalités et la corruption, les juntes militaires ne peuvent pas amener une véritable émancipation aux masses travailleuses. Tôt ou tard, malgré les attaques contre le colonialisme et l’impérialisme, ces régimes révéleront également leurs limites et s’aligneront sur les mêmes intérêts oppressifs auxquels ils prétendent s’opposer ; ou seront renversés par des éléments qui œuvrent plus consciemment pour le capitalisme. Par conséquent, ce dont il y a besoin, en urgence, c’est la mise en place de gouvernements des travailleurs et des pauvres, démocratiquement contrôlés par la base et armés d’un programme socialiste révolutionnaire, capable de démanteler la domination impérialiste et d’abolir l’exploitation capitaliste au Sahel et au-delà.

1Comprador : agissant comme intermédiaire des intérêts capitalistes étrangers pour l’exploitation des ressources

Le mythe de la souveraineté

Les dirigeants militaires actuellement au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger ont pris des mesures radicales : expulsion des troupes françaises, dénonciation du franc CFA, retrait de la CEDEAO et création d’une nouvelle alliance militaro-sécuritaire, baptisée « Alliance des États du Sahel » (AES). Ces actions, bien qu’en résonnance avec les peuples opprimés et leurs aspirations anti-impérialistes, ne resteront probablement que des symboles politiques, sauf à rompre avec le capitalisme et la dépendance impérialiste. Il est vrai que depuis plus d’un siècle, les économies du Sahel se sont structurées autour des besoins du capitalisme français, principalement pour les matières premières (uranium, or) et la main-d’œuvre bon marché, tandis que le Franc CFA, contrôlé par le Trésor français, assure la sujétion monétaire. Les multinationales françaises comme Areva, Total et celles de Bolloré ont extrait d’énormes richesses de la région, laissant les travailleurs dans un état perpétuel de pauvreté abjecte, avec des indices de développement humain parmi les plus bas de la planète.

Les juntes et leur gouvernement ont peut-être rejeté la présence officielle de l’armée française, mais elles restent dans le cadre d’une économie capitaliste mondiale qui continue de piller les richesses africaines. D’ailleurs, leur rapprochement constant avec les nouvelles puissances capitalistes mondiales, en particulier la Russie et la Chine, a clairement montré que rien n’a changé fondamentalement. On n’est pas loin d’un simple remplacement d’une relation impérialiste par une autre, et donc d’un remaniement de la dépendance et de l’exploitation.

Le nationalisme seul, une voie inappropriée

L’histoire a montré les limites des révoltes nationalistes qui ne sont pas enracinées dans la puissance et le pouvoir indépendant de la classe ouvrière. Dans la période post-indépendance des années 1960 et 1970, certains États africains – la Guinée, le Ghana et le Burkina Faso sous Thomas Sankara – ont tenté d’asseoir leur contrôle national sur leur économie. Ces gouvernements ont souvent été renversés ou sabotés par une combinaison de contradictions internes, d’absence de planification socialiste, d’absence d’institutions démocratiques de masses et de pressions impérialistes. Les juntes actuelles offrent encore moins d’espoir.Elles manquent d’un programme cohérent de transformation économique et s’appuient sur des méthodes autoritaires qui répriment les mouvements de masse indépendants au lieu de les construire. Leur populisme creux, leur rhétorique nationaliste et leurs alliances stratégiques avec des blocs impérialistes rivaux ne sauraient se substituer à une véritable transformation révolutionnaire de la société.

En réalité, leurs régimes sont de plus en plus répressifs. Au Burkina Faso et au Mali, des journalistes ont été arrêtés, des syndicats menacés et des libertés civiles restreintes, tout cela au nom de l’unité et de la sécurité nationales. Au Niger, la junte continue de réprimer les organisations de travailleurs et les jeunes militants qui osent formuler des revendications allant au-delà de celles dictées par les militaires.

Une nouvelle ère exige une révolution socialiste

Seule la classe ouvrière, en alliance avec les paysans pauvres et la jeunesse, peut libérer le Sahel de la domination impérialiste et de l’oppression capitaliste. Les masses de la région expriment déjà leur volonté de changement : de nombreuses mobilisations spontanées, actions syndicales et mobilisations de jeunes ont éclaté ces dernières années. Cependant, sans orientation politique claire ni programme socialiste révolutionnaire, cette énergie risque de se dissiper, d’être détournée et écrasée par le militarisme autoritaire. Donc ce dont il y a besoin, c’est d’un gouvernement des travailleurs et des pauvres, basé sur des organisations indépendantes des masses comme des conseils démocratiques (soviets) des travailleurs, des jeunes, de femmes et de paysans dans les quartiers, les lieux de travail et les communautés.

Un tel gouvernement doit adopter un programme socialiste audacieux, nationaliser les secteurs clés de l’économie comme les industries, les banques et les ressources naturelles, sous le contrôle et la gestion démocratiques des travailleurs, et rejeter la dette extérieure imposée par les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale. Français Il doit également établir un plan démocratique pour la production, basé sur les besoins sociaux et non sur les profits, en investissant dans les services publics tels que la Santé, l’éducation, le logement et l’emploi, par le biais d’une redistribution organisée des richesses et d’un développement planifié. Il devra également faire un effort conscient pour construire une force d’autodéfense, démocratique et volontaire, composée de travailleurs, de jeunes et de membres des communautés pour remplacer la structure militaire capitaliste. Les soldats et militaires peuvent participer à la rupture avec le pouvoir capitaliste et à la construction d’une nouvelle société véritablement démocratique en tant que partenaires égaux aux côtés des travailleurs, des jeunes et des pauvres, mais pas en tant que groupe privilégié. Le plus important est de donner l’exemple dans un premier pays, et de travailler consciemment à unir les luttes des travailleurs et des pauvres au-delà des frontières pour poser les fondations d’une Fédération socialiste de l’Afrique de l’Ouest, et à terme de toute l’Afrique.

Le rôle des socialistes révolutionnaires

Pour y parvenir, la formation de partis socialistes révolutionnaires ancrés dans la classe ouvrière est essentielle. Ces partis doivent non seulement s’opposer à l’impérialisme et aux élites capitalistes locales, mais aussi rejeter l’illusion selon laquelle les juntes militaires ou les hommes providentiels soi-disant « anti-impérialistes » pourraient apporter une issue. Par conséquent, les socialistes au Sahel doivent dénoncer l’impasse du régime militaire et souligner l’importance d’une direction démocratique de la classe ouvrière dans la lutte de libération. Ils doivent lutter pour des droits démocratiques immédiats tels que la liberté d’expression, de la presse, de réunion, un syndicalisme indépendant et des élections libres et régulières, tout en soulignant la nécessité d’une révolution socialiste comme seule voie vers une véritable émancipation.

La solidarité internationale est également essentielle. Les luttes au Mali, au Niger et au Burkina Faso ne sont pas isolées : elles s’inscrivent dans une révolte mondiale des opprimés contre les inégalités, la guerre et la domination néocoloniale. Les travailleurs du Nigeria, d’Afrique du Sud, du Sénégal, du Ghana, de France et d’ailleurs doivent exprimer leur solidarité et lier leurs luttes à celles du Sahel pour construire un mouvement international unifié pour le socialisme.

Dans l’ensemble, beaucoup peuvent voir positivement le rejet de l’impérialisme français par les juntes militaires du Sahel, mais sans une rupture totale avec le système capitaliste, les masses resteront enchaînées. Remplacer un groupe d’exploiteurs par un autre – qu’il soit occidental, russe ou chinois – ne libérera pas les travailleurs du Sahel de la faim, de la pauvreté et de l’oppression.

Seule l’action révolutionnaire de la classe ouvrière et des masses pauvres, armées d’un programme socialiste et organisées dans des structures ouvrières démocratiques, peut ouvrir une nouvelle ère. C’est évidemment un chemin difficile, mais c’est le seul qui puisse mener à une véritable liberté, à la paix et à la prospérité pour les peuples du Sahel et de tout le continent africain.