Programme du CNR : la part du feu

Comme d’habitude, on aura beaucoup moins commémoré la signature du programme du Conseil National de la Résistance (15 mars 44) que le débarquement de Normandie (6 juin 44). Pourtant, à l’occasion du 60ième anniversaire, un effort a été fait par le PCF, la CGT et ATTAC pour rappeler qu’à la veille des combats de la Libération, les forces politiques et syndicales engagées dans la Résistance réussirent à trouver un terrain d’entente sur un programme en deux parties :

– la participation de la France à la défaite d’Hitler (avec le souci justifié de ne pas passer d’une occupation allemande à une occupation anglo-américaine)
– l’instauration d’une «véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie»

Article paru dans l’Egalité n°107

C’est que le gouvernement Chirac-Raffarin a tout simplement programmé, lui, l’éradication de ce qui restait de cet édifice réformiste radical :
– «une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours» ? On a vu l’an dernier comment Fillon a parachevé la démolition commencée par Balladur et Juppé et entérinée par Jospin ;
– «un plan complet de sécurité sociale» ? Les dynamiteurs se prétendant sauveteurs sont à pied d’œuvre ;
– «le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des ressources du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques» ? Sarko est en train de vendre les dernières entreprises nationalisées…

Et tout à l’avenant !

Mais les attaques ne datent pas d’hier. Cela fait près de 30 ans que la «sécurité de l’emploi» promise n’est plus garantie mais que, bien au contraire, la bourgeoisie et le patronat, poussés par la crise structurelle du capitalisme, ont fait le choix du chômage de masse permanent, de la précarité généralisée.

En fait, c’est dès 1947 que le programme du CNR, bien que repris dans le préambule de la Constitution, a cessé d’être un texte sacré. Les partis de droite (démocrates chrétiens, libéraux et gaullistes) et dans une certaine mesure, déjà, la SFIO (le PS de l’époque) ne se sentent plus liés à un document adopté dans une conjoncture toute différente : commence alors la «guerre froide», l’entente qui avait fini par être trouvée dans la Résistance éclate, FO scissionne de la CGT et le PCF est évincé du gouvernement. Dès ce moment, on est bien loin de la situation de type insurrectionnel, quasi pré-révolutionnaire de 1944 où les éléments les plus déterminés du peuple étaient en armes, contre l’occupation étrangère certes, mais avec leurs revendications et leurs aspirations propres. Le patronat ayant massivement pactisé avec les Nazis, les forces bourgeoises de la Résistance, pour se démarquer des collabos, étaient obligées de faire de très larges concessions à la classe ouvrière, plus larges que celles qui avaient été obtenues au moment du Front Populaire, plus larges aussi que celles qui allaient l’être en mai-juin 68. Il fallait sauver l’essentiel, le système capitaliste, quitte à l’encadrer par de profondes réformes sociales et démocratiques. La bourgeoisie, en 44, avait fait «la part du feu» mais dès qu’elle a pu reprendre une partie de ce qu’elle avait dû lâcher, elle ne s’est pas gênée.

Lacunes et faiblesses

Il faut aussi noter qu’il y avait quelques absences de taille dans ce programme : rien sur les institutions politiques (et la constitution de la IVième République eut une gestation laborieuse) ; rien sur la laïcité (alors que Pétain avait bénéficié d’un fort soutien de la haute hiérarchie catholique) ; rien sur l’égalité des droits entre hommes et femmes (mais De Gaulle estima que les Françaises pouvaient, 20 ans après les Turques, disposer du droit de vote…). Quant à l’Empire , le programme ne s’appesantissait pas dessus : «une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales». Certes il y avait eu le discours de Brazzaville où le chef de la France libre avait fait des promesses verbales aux Africains en échange de leur enrôlement dans les armées françaises, mais tout cela n’engageait pas beaucoup. «Nos» troupes allaient pouvoir allègrement réprimer, pardon pacifier, à Sétif en 45, à Madagascar en 47, en Indochine de 45 jusqu’à Dien-Bien-Phu en 54 (autre anniversaire !), en Algérie de 54 à 62, sans parler d’autres TOE (théâtres d’opérations extérieurs).

Mais la leçon essentielle du programme du CNR, de son application et de son démantèlement, c’est que les acquis sociaux sont étroitement liés aux rapports de forces existant au moment de leur obtention. Un peuple en armes, même pour des raisons «patriotiques», dans une situation de double pouvoir est infiniment plus puissant qu’une majorité électorale sans mobilisation populaire sérieuse. Il ne reste plus grand chose, par exemple, des nationalisations et des autres avancées du tout début de l’ère Mitterrand.

Pour que les conquêtes de la Libération ne soient pas elles-mêmes grignotées les unes après les autres par la bourgeoisie, il aurait fallu abolir le capitalisme et pour cela, il aurait fallu qu’il y ait un parti révolutionnaire bien implanté dans la classe ouvrière et la paysannerie encore très nombreuse à l’époque. Ce n’était malheureusement pas le cas en 44 : le PCF alors très stalinien avait pour consigne de respecter les accords de Yalta. Le Parti devait prendre le plus de place possible dans la France libérée, y impulser des réformes profondes, mais le pays devait rester dans le camp capitaliste. Quant aux organisations trotskistes de l’époque, très faibles et déjà divisées, elles n’étaient absolument pas en état de prendre la direction des opérations ni même d’influencer significativement le mouvement face aux occupants nazis, aux troupes anglo-américaines qui allaient débarquer, à la bourgeoisie française collabo, à la bourgeoisie française résistante… et au PCF.

A nous, 60 ans plus tard, de sauver ce qui reste debout et d’essayer de faire mieux !

Par Jacques Capet