Voici l’article que nous publions en 2014 pour les 100 ans de l’assassinat de Jaurès.
Il y a 100 ans les Etats bourgeois d’Europe, après des années de conflits larvés autours des colonies, déclenchaient la plus grande boucherie que l’humanité avait connue : la 1ère guerre inter-impérialiste mondiale.
Ils furent peu nombreux à s’y opposer. La plupart des dirigeants socialistes des pays belligérants de la Deuxième Internationale, mais aussi des syndicalistes, qui en paroles depuis des années s’étaient opposés à l’escalade militariste, sombrèrent de la manière la plus servile dans l’Union sacrée avec leur bourgeoisie belliciste.
Jean Jaurès, l’un des leaders du socialisme en France, s’opposa jusqu’au dernier moment au carnage qui se préparait. On ne lui laissa pas le temps de continuer son combat contre la guerre, puisqu’il fut assassiné le 31 juillet 1914, par un obscur étudiant nationaliste. Le lendemain, le gouvernement français décréta la mobilisation générale soutenu par les leaders socialistes débarrassés de Jaurès.
Jaurès le socialiste réformiste
Issu de la petite-bourgeoisie du Tarn, il entre en politique à 25 ans en 1885, après des études brillantes en philosophie, comme député républicain du centre-droit (« opportuniste ») avec des préoccupations sociales. C’est la grande grève des mineurs de Carmaux en 1892, pour la défense d’un des leurs, élu maire socialiste de cette ville et immédiatement licencié, qui va le faire basculer vers le socialisme.
Jaurès pense que la socialisation des moyens de production peut advenir dans le cadre de la République bourgeoise au moyen de réformes sociales. Pour les réformistes, les socialistes doivent acquérir le pouvoir politique dans le cadre institutionnel du capitalisme afin de réformer la société capitaliste et la transformer en société socialiste petit à petit, morceau par morceau.
C’est dans ce cadre que Jaurès défendra l’entrée d’Alexandre Millerand (un autre socialiste réformiste et indépendant) dans le gouvernement du centre de Waldeck-Rousseau à la suite de l’effervescence née de l’affaire Dreyfus en 1899. Il prendra logiquement la défense de ce qu’on appellera le «ministérialisme» (l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois) et de l’activité pourtant inconsistante de Millerand. Cependant, après l’expérience Millerand, 1er socialiste dans un gouvernement bourgeois, il rompit avec cette orientation de bloc des gauches (alliance de courants socialistes et de la bourgeoisie « radicale et progressiste »).
Par son intelligence et grâce à son éloquence, Jaurès deviendra rapidement le leader du réformisme socialiste en France. Il s’opposera d’un point de vue théorique aux « marxistes orthodoxes » tel Jules Guesde. Mais en pratique, l’activité quotidienne militante des deux courants sera de plus en plus similaire.
Jaurès le pacifiste
Le capitalisme à la fin du XIXème entre dans une nouvelle phase de son histoire : l’impérialisme. Lénine le définira ainsi dans son livre L’impérialisme : stade suprême du capitalisme. Cette phase de pourrissement et d’accentuation des contradictions du système mène les Etats capitalistes à mener une politique coloniale systématique mais aussi à s’affronter pour défendre les intérêts de leur bourgeoisie.
Pour les socialistes marxistes ou réformistes (comme pour tous les internationalistes), il n’y avait pas d’intérêts communs à défendre entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Les socialistes au niveau international, de toute obédience, ont très vite entrevu les risques d’une déflagration mondiale et les débats autour des moyens à mettre en œuvre pour empêcher une guerre interimpérialiste. « L’école française » mettait en avant la grève générale comme arme du pacifisme ouvrier pour empêcher les guerres. Jaurès en fut le plus ardent défenseur. Il ne changera pas d’un iota sur la question jusqu’à son assassinat. Cependant, ses écrits, en particulier son livre L’armée nouvelle, publié en 1911, s’inscriront dans une perspective patriotique partagée largement à l’époque, et participeront à désarmer les travailleurs au moment crucial.
Pour Jaurès, comme pour d’autres avant lui, il fallait faire la distinction entre guerre offensive et guerre défensive : la première était à combattre au moyen de la grève générale afin de faire pression sur son gouvernement belliciste pour qu’il trouve grâce aux institutions supranationales du capitalisme une voie de conciliation avec le pays qu’il envisageait d’attaquer. La seconde permettait l’union du prolétariat avec sa propre bourgeoisie afin de lutter contre l’envahisseur.
Ce que Jaurès défendait, c’était l’idée du « peuple en armes » organisé en milices sur tout le territoire à l’opposé d’une armée en casernes coupée de la population, et contre l’allongement du service militaire à 3 ans. Une référence directe à la Révolution Française mais ramenée à l’idée chère aux classes dominantes de « défense nationale ».
Cette vision des choses de Jaurès était certainement induite par sa défense inconditionnelle de la République française et des ses acquis en termes de démocratie bourgeoise et de possibilités d’avancer vers le socialisme face à l’ensemble des autres pays d’Europe, tous encore sous un régime monarchique qu’il honnissait. Autrement dit, le patriotisme de Jaurès se confond avec la défense de la République.
Jaurès, le tribun du peuple
Quoi qu’il en soit, il fut le plus grand tribun que la classe ouvrière française ait connu. Un homme politique d’une force et d’une intelligence incomparable pour saisir les évolutions, emprunt de générosité et d’humanisme. Ses discours et ses écrits resteront parmi les plus beaux de la littérature politique.
Il apporta un élément central de l’activité socialiste à partir du moment où il s’engagea dans la défense de Dreyfus : la compréhension qu’aucune question ne devait rester étrangère au mouvement socialiste et à la classe ouvrière, à l’heure où les représentants « orthodoxes » du marxisme en France se confinaient dans un abstentionniste stérile justifié par le fait que cette question aurait été une affaire interne à la bourgeoisie.
Comme tout le monde, Jaurès était le fruit de son époque. Après la Commune, le prolétariat français ne se posa jamais concrètement la question de la prise révolutionnaire du pouvoir. Jaurès ne le fit pas non plus. Si les idées et les pratiques qu’il défendit (ministérialisme, patriotisme) participèrent à la faillite de la IIème Internationale, son réformisme était sincère, même si son exaltation le mena parfois à une extrême mauvaise foi. Son réformisme est à replacer dans la défense de la révolution française et de ses acquis. Pour lui, le socialisme devait être la continuation de la grande révolution. Le socialisme en était l’achèvement. Il parachèverait et consoliderait la République.
Venu du radicalisme bourgeois, Jaurès était devenu un socialiste réformiste qui évoluait sur la gauche. Un morceau de plomb arrêta cette évolution. Avec toutes ses limites, Jaurès reste immense comparé aux dirigeants du Front de Gauche d’aujourd’hui, lui qui disait clairement : « Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement ». En cela, on est loin de ce qui peut être défendu à gauche du parti socialiste, de Mélenchon au PCF, dont l’idée « directrice » et « visible » reste le flou permanent vis à vis du PS et des Verts.
Yann Venier