Mouvement syndical en Europe : Sur la voie de l’émancipation ou de l’intégration ?

Le continent européen a été le berceau du capitalisme, mais celui-ci s’est développé à des rythmes inégaux selon les pays. Il en résulte que le mouvement syndical a suivi les mêmes tendances. On a donc en Europe une mosaïque syndicale. Certains éléments remontent à la création du mouvement ouvrier. Ainsi en Grande-Bretagne le mouvement syndical a créé le Parti travailliste (Labour), alors qu’en Belgique c’est l’inverse: le premier syndicat a été fondé par le Parti ouvrier Belge (POB) a la fin du 19e siècle. En France la CGT a d’abord été, avant 1914, un syndicat combatif indépendant de tout parti politique ouvrier.

Article paru dans l’Egalité n°88

A lui seul cependant, le passé lointain ne suffit pas à expliquer la diversité des situations actuelles. Les Pays-Bas ont connu une unification syndicale au cours des dernières décennies. La France connaît par contre depuis dix ans un émiet- tement important de la force syndicale et une baisse critique du taux de syndicalisation alors que la classe ouvrière dans son ensemble est parmi l’une des plus combative en Europe. En Belgique, où le taux de syndicalisation reste très élevé, les rapports de force semblent figés entre les trois syndicats liés aux trois familles politiques traditionnelles: CSC (social-chrétien, 50%), FGTB (social-démocrate, 37%) et CGSLB (libéral, 13%).

Un formidable outil de contestation…

Malgré ces différences, quelques tendances communes se dégagent. D’abord une baisse générale du taux de syndicalisation depuis le milieu des années 80, alors que le nombre de salariés (ouvriers, employés, agents des services publics) augmente par rapport aux autres classes sociales (indépendants, agriculteurs).

Cependant, le mouvement syndical est devenu le principal instrument (en comparaison aux partis ouvriers traditionnels en net recul) autour duquel les travailleurs s’organisent pour défendre leur emploi, leur salaire et leurs conditions de travail. Les restructurations de pans entiers de l’activité industrielle, les délocalisations, la privatisation des services publics, l’accroissement de la flexibilité et de la précarité de l’emploi touchent la majeure partie des salariés du continent. De nouveaux secteurs sont entrés dans la lutte sociale (hôpitaux, transport aérien, transporteurs de fonds,…) et ont en partie compensé l’hémorragie de militants syndicaux des secteurs plus traditionnels en déclin (sidérurgie, mines, chantiers navals,…). L’extension du salariat, la précarisation générale des conditions de travail et le maintien d’un taux de syndicalisation important (malgré le recul) font donc du mouvement syndical une force potentielle massive de contestation du capitalisme.

…et d’intégration à l’Etat bourgeois

En 1940, peu de temps avant son assassinat, Léon Trotsky écrivait déjà « qu’un aspect commun dans le développement, plus exactement dans la dégénérescence des organisations syndicales modernes dans le monde entier était leur rapprochement et leur fusion avec le pouvoir d’Etat »(*).

Ainsi en Belgique, la concertation syndicale s’effectue dans un cadre institutionnel – les négociations nationales (interprofessionnelles ou par secteur) ont force de loi – mais de plus les dirigeants syndicaux siègent au conseil d’administration de la Banque nationale, des chemins de fer, de la télévision, de la sécurité sociale et de quantité d’autres institutions où ils côtoient quotidiennement patrons et responsables politiques. En outre les syndicats belges assurent des tâches dévolues normalement au service public (paiement des allocations de chômage par exemple). La prime syndicale (prime annuelle perçue uniquement par les syndiqués) et financée par une caisse patronale, place encore plus les syndicats belges sous la dépendance des patrons et de leur Etat.

Syndicats et Europe capitaliste

Ces mécanismes d’intégration à l’Etat bourgeois se sont accélérés depuis la chute du mur de Berlin et l’ouverture du marché unique. Ainsi en Belgique, les négociations nationales interprofessionnelles ne servent plus à arracher des avancées sociales pour l’ensemble des secteurs mais à déterminer une « norme salariale », véritable plafond que l’augmentation des coûts salariaux (y compris l’adaptation des salaires au coût de la vie) ne peut franchir sous peine de mettre en danger la « compétitivité des entreprises ». Face à l’ouverture des marchés et à l’exacerbation de la concurrence internationale, la bureaucratie syndicale soit adopte une position de repli derrière « son » propre Etat bourgeois, soit elle adresse des suppliques aux institutions européennes afin de progresser vers « plus d’Europe sociale ». Que la bureaucratie syndicale adopte l’une ou l’autre position ne dépend pas des intérêts des travailleurs qu’elle est censée représenter mais de l’attitude de « sa » bourgeoisie. Ainsi, en Belgique, tous les syndicats sont partisans de « l’Europe sociale » dans la mesure où la bourgeoisie belge est farouchement pro-européenne et où les entreprises belges exportent une grande partie de leur production. Il est piquant de constater que, par exemple, Tribune (journal du syndicat FGTB des services publics) vient de publier un article déplorant le rejet par les électeurs irlandais du Traité de Nice et se félicitant de la réélection de Tony Blair « qui a promis de moderniser les services publics » (sic) et qui « joue résolument la carte de l’Union européenne ». En France, la CFDT ne parle pas autrement, sa secrétaire générale, Nicole Notat, s’est même récemment élevée contre ceux qui réclament l’interdiction des licenciements comme des gens  » économiquement irresponsables « .

Quelle position face à l’Europe capitaliste ?

Le repli derrière le drapeau de « son » état national et à l’opposé les plaidoyers pour une Europe sociale sont les deux faces de la capitulation de la bureaucratie syndicale devant sa propre bourgeoisie et de sa renonciation à jouer un rôle indépendant. La seule réponse possible est d’œuvrer à la coordination des luttes au niveau européen et à la construction d’un véritable mouvement syndical international. A quand une grève européenne des cheminots contre la privatisation ? A quand une grève continentale des travailleurs d’une même multinationale ? Les obstacles matériels sont importants (langue, distance, sous-traitance,…) mais c’est la seule voie à suivre pour tisser des liens à la base sur le plan international.

A ce jour, une structure bureaucratique telle que la Confédération européenne des syndicats est une coquille vide qui ne repose sur aucune pratique syndicale internationale à la base. C’est un des paradoxes de notre époque : alors que le mouvement ouvrier avait dès sa naissance mis l’accent sur l’internationalisme, il reste aujourd’hui étroitement confiné au cadre national alors que la bourgeoisie mène l’offensive sur la « mondialisation ». Et lorsque les appareils syndicaux prennent des initiatives internationales c’est le plus souvent pour canaliser ou contrôler des aspirations venues d’en bas. Ainsi, lors de la lutte des travailleurs de Renault-Vilvorde contre la fermeture de l’usine, la direction du syndicat de la métallurgie a organisé des journées d’action à Paris ou à Renault-Douai afin de canaliser la colère des ouvriers de Vilvorde et éviter qu’une lutte de solidarité de l’ensemble du secteur automobile ne se déclenche en Belgique.

Face à la dégénérescence des vieux partis ouvriers

Le processus de dégénérescence des partis ouvriers traditionnels en partis évoluant de plus en plus vers un statut de partis bourgeois qui gèrent le capitalisme s’est généralisé en Europe depuis le milieu des années 80. A ce jour Tony Blair incarne le représentant le plus achevé de ce processus. Il a d’autant plus pu mener sans retenue une politique cyniquement pro capitaliste que la classe ouvrière britannique avait encaissé de solides coups à l’époque de Margaret Thatcher. Ailleurs en Europe, les partis sociaux-démocrates suivent la même voie, avec toutefois un rythme plus prudent lorsque les travailleurs opposent une résistance importante.

Il faut aussi noter que bon nombre de vieux partis ouvriers se font aujourd’hui les promoteurs des privatisations et que les directions syndicales du secteur public n’opposent qu’une opposition en paroles au démantèlement de leur secteur. Alors que les conditions objectives sont favorables au développement d’un syndicalisme de lutte à l’échelle internationale (extension du salariat, développement des communications), le mouvement syndical est en crise en raison des orientations politiques imposées par les vieux partis ouvriers (social-démocrates ou ex-staliniens).

Quel renouveau pour le syndicalisme ?

La crise du mouvement syndical ira en s’approfondissant si aucun renouveau syndical par la base ne parvient pas à imposer une orientation de lutte de classes et une indépendance totale à l’égard des institutions bourgeoises (état national, institutions européennes).

Le deuxième pilier sur lequel doit s’appuyer ce renouveau est la démocratie syndicale. Election et révocabilité de tous les responsables à tous les niveaux, pas de salaire de permanent supérieur au salaire moyen d’un travailleur, démocratie ouvrière dans les débats et dans le choix des orientations.

Réclamer une « neutralité » ou une « indépendance » des syndicats à l’égard des partis politiques est une utopie réactionnaire car un syndicat qui lutte dans une société divisée en classes ne peut échapper à ce cadre. Dans cette mesure le renouveau du mouvement syndical passera inévitablement par son soutien à la création d’un nouveau parti des travailleurs, parti qui ne peut en aucun cas se limiter à un front de l’extrême-gauche, mais qui devra rassembler tous ceux qui luttent pour une société où les choix de développement se feront en fonction des intérêts des travailleurs et de leur famille et non en fonction de la recherche du profit.

Par Guy Van Sinoy (MAS/LSP, organisation sœur de la Gauche Révolutionnaire en Belgique)

(*) Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, (Léon Trotsky)