Lutte historique des paysans en Inde : comment avancer ?

Les manifestations paysannes massives de ces derniers mois, ancrées autour de la capitale de l’Inde, Delhi, avec un soutien plus large dans tout le pays, sont historiques. C’est la première fois en sept ans du régime de Modi qu’une action quelle qu’elle soit a fait reculer son gouvernement autoritaire. Ce régime, qui pouvait à chaque fois mobiliser suffisamment d’hystérie chauvine pour réprimer l’opposition à sa politique, n’a pas réussi jusqu’à présent à le faire avec les agriculteurs. Les événements spectaculaires du 26 janvier en particulier, le « Jour de la République » (proclamation de la Constitution Indienne en 1935), ont posé un nouveau défi majeur.

Par Youvraj, membre de New Socialist Alternative, organisation sœur de la Gauche Révolutionnaire en Inde, publié le 23 février sur www.socialistworld.net

Le mouvement paysan a débuté à la fin de l’année dernière par une mobilisation de la paysannerie au Pendjab et à Harayana, deux États du nord-ouest du pays, en raison de facteurs historiques particuliers. Il s’est rapidement étendu à d’autres États. Depuis le début du sit-in de protestation, composé de centaines de milliers de paysans ancrés dans la périphérie de Delhi, les paysans des États du nord, comme l’Uttar Pradesh, ont gagné en présence. La plupart des autres États ont connu de grandes campagnes de solidarité pour soutenir le sit-in.

Le grand spectacle de la lutte des paysans a suscité l’intérêt des masses appauvries, une immense sympathie et un soutien dans tout le pays. Une telle mobilisation massive à travers les États, comprenant des hommes et des femmes campant sur les lieux de protestation pendant des semaines, bravant le froid intense et la répression policière brutale, a eu un effet électrisant.

Elle a éclaté à propos d’une nouvelle loi supprimant les marchés réglementés par l’État pour les produits agricoles, avec des prix garantis, au profit de contrats de marché dits « libres » qui profitent aux entreprises monopolistiques géantes. Le régime de Modi, agissant comme un agent du grand capital, symbolisé par Ambani, homme le plus riche d’Inde (13ème fortune mondiale en 2018) et Adani, multinationale indienne, n’est plus seulement un phénomène discuté par les analystes de gauche ; ses véritables loyautés ont maintenant été révélées et font partie de la conscience des masses. L’antagonisme fondamental entre les intérêts du grand capital et ceux de la classe ouvrière et des pauvres s’est manifesté de manière flagrante et un mouvement massif s’est levé pour le contester. Il s’agit là d’un événement capital dans l’histoire de l’Inde de l’après-indépendance.

Ce mouvement historique se déroule à un moment tout aussi historique. La crise du Covid n’a fait qu’exacerber ce qui était devenu une crise fondamentale et structurelle du capitalisme. Elle a poussé l’économie, déjà sous le coup d’une série d’erreurs commises par Modi ces dernières années (démonétisation et taxe sur les biens et services, entre autres), à la dérive. Si le sort des travailleurs migrants est devenu le symbole de la misère causée par le confinement imprudent, il ne s’est nullement limité à cela. Toute une partie de la société, y compris des couches de la classe moyenne, a été profondément touchée par la tourmente économique et n’en voyait pas la fin.

Le mécontentement de classe refoulé parmi les travailleurs, accumulé ces dernières années en général et l’année dernière en particulier, est la principale raison pour laquelle la lutte paysanne a pu susciter la sympathie et le soutien des masses. La participation des couches petites-bourgeoises – à ce stade principalement du Pendjab et de l’Haryana – indique l’ampleur de la crise. C’est dans ces périodes que le clivage entre la grande bourgeoisie et la petite bourgeoisie se développe fortement, la première étranglant la seconde. C’est d’une importance significative.

Des agriculteurs indiens manifestent, 27 novembre 2020 (Photo : Randeep Maddoke/Wikimedia Commons)

Un tournant historique

Les grandes entreprises se trouvent dans une situation très difficile en ce moment. Le régime de Modi est une forme vulgaire de capitalisme et il est toujours déterminé à faire avancer son programme. Au cours des sept dernières années, ce gouvernement a mené une vaste attaque néolibérale à la demande des grandes entreprises, en exploitant la crise du Covid pour aller au bout. Ce faisant, il a déchiré toute prétention à la démocratie basique, exposant ses diverses institutions libérales sous leur forme la plus grossière : des organes serviles de l’État à la disposition et au service du grand capital.

Les lois agricoles et les codes du travail récemment adoptés sont les plus audacieux de ses attaques, visant à réduire la classe ouvrière à un état de quasi-esclavage et à faire passer l’agriculture sous la domination des grands capitalistes, alors que ce secteur compte plus de 50 % de la main-d’œuvre du pays. Ce gouvernement pro-patronal a dirigé son attaque sur le cœur même de la société, mais s’est retrouvé dans une impasse. La lutte, massive et continue, déclenchée par ces mesures prises en pleine pandémie et avec des températures hivernales à Delhi – lutte qui a choqué la classe dirigeante qui n’a cessé de tâtonner ces deux derniers mois – a de nouveau mis en évidence, et à grande échelle, la nature aiguë et fondamentale du capitalisme.

Indépendamment de l’issue finale de la lutte, elle a déjà miné la capacité de ce gouvernement omnipotent à mettre en œuvre son programme et cela aura un effet durable. La promulgation et la mise en œuvre réussies de ces lois n’auraient peut-être pas aidé l’économie immédiatement, mais elles auraient certainement renforcé la confiance des grandes entreprises. Mais il est peu probable que cela se produise maintenant. La crise majeure qui se développe dans le système capitaliste mondial, ainsi que la crise économique actuelle en Inde, ne font qu’empirer les choses. Le capitalisme indien se trouve donc dans une impasse.

Précisément un an avant la lutte actuelle des agriculteurs, en décembre 2019, une lutte massive contre le Citizenship Amendment Act (CAA) et le National Register of Citizens (NRC) s’est ouverte [voir notre article sur ce sujet]. Une nouvelle couche de jeunes et des sections libérales de la classe moyenne ont été poussés à prendre part à l’agitation et aux manifestations de masse. Même une partie de la bourgeoisie libérale a été mal à l’aise avec ces mesures du gouvernement. La capacité du régime à mobiliser le chauvinisme communautaire afin d’essayer d’étouffer la lutte, bien qu’aidant à court terme, ne fait qu’appuyer sur le long terme la frustration des masses touchées par la crise actuelle.

La faiblesse du mouvement

La direction de la lutte paysanne à Delhi a, jusqu’à présent, fait preuve de la perspicacité politique nécessaire pour maintenir la lutte et s’opposer à un gouvernement aussi autoritaire. Les événements du 26 janvier ont cependant mis en évidence certaines faiblesses de la lutte qui découlent de son caractère même. Si l’on considère que les économies et la structure de classe globale du Pendjab et de l’Haryana sont fortement basées sur la grande agriculture capitaliste, la présence plus importante de faibles sections petites-bourgeoises dans la lutte est évidente et, dans une certaine mesure, bienvenue. Elle marque une nouvelle étape dans la crise du capitalisme indien.

Le jour de la fête nationale, quelques centaines de paysans ont dévié du trajet d’un rassemblement de tracteurs, ont marché vers le Fort Rouge (édifice historique à Delhi) et y ont hissé un drapeau religieux, entraînant des affrontements avec la police. Plus tard, il s’est avéré qu’un chanteur populaire, Deep Siddhu, qui avait été l’instigateur de cette action, était auparavant étroitement associé au parti au pouvoir, le BJP, et avait peut-être agi délibérément pour discréditer le mouvement. De tels événements ont démontré que des éléments de la petite-bourgeoisie peuvent faire le jeu de la classe dirigeante. Leurs actions pourraient détourner le caractère de classe de la lutte.

Le mouvement actuel est le résultat direct d’une attaque de classe dans l’intérêt du capital monopolistique sur la paysannerie indienne. L’évaluation du rôle historique du mouvement ne se fera pas en termes de résultat réel sur l’abrogation des lois, mais sur sa capacité à mettre le feu aux poudres du mécontentement de classe généralisé qui se développe dans la société indienne et qui conduira à des luttes de classe explosives mettant en cause le règne du capital et de ses agents au pouvoir.

Bien que la puissance de la lutte soit dans ses phases initiales venue de la solide mobilisation des paysans du Pendjab et de l’Haryana, son succès à long terme ne peut venir que du soutien et de la mobilisation de plus larges couches de la société à travers le pays. La sympathie de masse suscitée par la lutte trouve ses racines dans la colère et le mécontentement refoulés contre le régime Modi – son implication totale dans la défense des intérêts des entreprises et ses attaques continues contre les masses pendant l’aggravation de la crise. Mais si elle n’est pas organisée et mobilisée autour d’un programme de classe clair, le soutien aux agriculteurs pourrait s’affaiblir. La sympathie passive de larges pans de la société serait de toute façon trop faible pour repousser les attaques sauvages d’un régime autoritaire vicieux, avec toutes les institutions de l’État et les partis d’opposition paralysés. Le lendemain des événements du « jour de la République » en donne un aperçu.

Les partis et autres organisations de gauche parlementaires ont, à juste titre, soutenu le mouvement et mené des campagnes de solidarité en sa faveur. Mais cela a déjà atteint ses limites. Ce n’est pas en continuant sur la même voie que l’on remportera une victoire durable. Ce qu’il faut maintenant pour obtenir un véritable changement et se débarrasser du gouvernement Modi, c’est une intensification de l’action de la classe ouvrière en termes de grèves et de manifestations politiques.

Comment avancer ?

Il y a un besoin aigu de transformer cette lutte en un mouvement de masse fermement ancré dans le mécontentement des classes et défiant la loi du capital avec un programme de revendications spécifiques aux diverses couches. Même la paysannerie en Inde n’est pas homogène et ses spécificités dans le Maharashtra sont sensiblement distinctes de celles du Pendjab et de l’Haryana. Alors que la paysannerie de l’État du Maharashtra a été globalement favorable à la lutte, elle est loin d’être mobilisée. Une telle mobilisation pourrait encore se faire autour de revendications spécifiques à sa situation. L’héritage du mouvement coopératif du passé et la riche histoire de la lutte paysanne au XIXe siècle offrent des exemples de stratégies pour poser des revendications et mobiliser le soutien.

Il en va de même pour la classe ouvrière. Les syndicats ont soutenu les manifestations et mis en place de l’agitation, exigeant le retrait de l’attaque contre les paysans. Mais les slogans d’unité des paysans et des travailleurs, sans contenu ni programme concret, ne seraient que symboliques. Les changements apportés au droit du travail du pays par le gouvernement Modi, l’année dernière, ont constitué une attaque brutale contre la classe ouvrière, la réduisant à une forme d’esclavage. Les syndicats ont organisé une journée de grève générale contre ces changements, mais ce n’est pas suffisant.

Il est absolument nécessaire de relier la lutte des travailleurs organisés pour élargir et diriger davantage ce mouvement. L’absence d’une telle lutte militante et unie des syndicats pourrait épuiser les syndicats paysans qui sont déjà soumis à rude épreuve par cette action. Le désespoir et le mécontentement des jeunes face à l’importance du niveau de chômage sont d’autres points importants dans la transformation de la mobilisation en mouvement de masse. Bien sûr, tout cela aura pour point de ralliement la lutte des paysans, mais cela ne doit être qu’un point de ralliement. La mobilisation réelle doit se faire avec un programme clair de revendications enracinées dans leurs conditions matérielles et une campagne plus large, avec des slogans et des arguments percutants qui les relient à la lutte plus étendue des travailleurs contre la domination du capital.

New Socialist Alternative (Comité pour une Internationale Ouvrière en Inde) exige que ces premières mesures soient prises immédiatement :

  • Arrêt de la criminalisation les manifestations des agriculteurs, des travailleurs et des jeunes.
  • Rétablissement immédiat du Prix Minimum de Soutien. Il doit être fixé en concertation avec les syndicats d’agriculteurs et les organisations paysannes.
  • Mise en place d’un Système universel de Distribution Publique pour garantir la sécurité alimentaire de tous, y compris des petits agriculteurs marginaux.
  • Abrogation sans délai des nouvelles lois agricoles néfastes.
  • Arrêt immédiat du programme de privatisation de l’agriculture et du secteur public.
  • Renationalisation de toute l’industrie et des services publics sous le contrôle et la gestion démocratiques des travailleurs.
  • Augmentation immédiate des subventions agricoles.
  • Augmentation des investissements publics dans les infrastructures agricoles, y compris les installations de stockage et le système d’approvisionnement public.
  • Renforcement du système de Comité de commercialisation des produits agricoles, qui garantit aux agriculteurs un prix de soutien minimum annoncé par l’État, dans tout le pays.
  • Annulation de toutes les dettes des petits agriculteurs marginaux et des paysans sans terre.
  • Arrêt immédiat de la propriété foncière « Benami » (par défaut). Transfert des « pattas » (documents d’enregistrement) à ceux qui cultivent vraiment la terre.

En outre, nous [New Socialist Alternative] disons :

  • Non à l’influence capitaliste directe ou indirecte dans l’agriculture. Les paysans doivent créer leurs propres comités démocratiques pour décider des prix, des subventions et des conditions de distribution.
  • Bannissons les grands capitalistes de l’industrie alimentaire et reprenons les entreprises existantes. Mettons en place des industries de transformation basées sur les coopératives sous le contrôle démocratique des travailleurs et des paysans.
  • De vastes étendues de terres sous contrôle public doivent être mises à la disposition des paysans sans terre pour qu’ils les cultivent et produisent des aliments.
  • Des comités de travailleurs démocratiquement élus doivent également être mis en place et se mettre en relation avec les agriculteurs pour répondre aux besoins industriels du secteur agricole.
  • Ces comités, ainsi que ceux des petits agriculteurs, devraient se lancer dans une lutte pour construire des organisations véritablement socialistes afin de lutter pour un gouvernement dirigé par les travailleurs et composé de travailleurs, d’agriculteurs et de pauvres démocratiquement élus. Remplaçons les représentants actuels des capitalistes et propriétaires parasites ; mettre en œuvre un plan socialiste de partage des ressources, pour tous.