Il y a 10 ans : les grèves de l’automne 1995

Au début des années 90, les attaques pleuvent contre les travailleurs et les jeunes pour rentabiliser les services publics à travers toute l’Europe. Les gouvernements successifs dirigés par le PS gèrent le capitalisme et multiplient les mesures contre les travailleurs et les jeunes. En 1993, la sanction tombe et la gauche au pouvoir est défaite. Novembre-décembre 1995 symbolise la reprise des luttes en France. Mais cet automne a surtout révélé une situation politique qui impose de nouvelles tâches au mouvement ouvrier français après la chute du Mur de Berlin et la vague d’attaques libérales.

Article paru dans l’Egalité n°116

En 1993, le gouvernement Balladur (Mitterrand est encore président) attaque les droits des travailleurs du privé avec la plan quinquennal qui rallonge à 40 annuités la durée nécessaire de cotisations pour avoir une retraite complète contre 37,5 avant. Les directions syndicales laissent passer l’attaque mais la classe ouvrière se relève peu à peu. Des grèves se produisent : Air France, Alsthom en 1994, et dans le secteur public. En 1994, la jeunesse lycéenne et des IUT, des BTS se mobilise contre le Contrat d’Insertion Professionnelle (CIP) qui veut instaurer un salaire inférieur au SMIC spécifique aux jeunes. En mars 94, Balladur est obligé de retirer le CIP : c’est une première défaite.

Le gouvernement a reculé face à la mobilisation des lycéens et par crainte de coordination avec les luttes des travailleurs. Désormais la lutte est à nouveau perçue comme le seul moyen de pouvoir gagner. Malgré cela, le plan quinquennal de Balladur passe. Les salariés du privé sont restés isolés, les directions syndicales refusant d’appeler à la grève.

Automne 95 : les luttes s’unifient

Mais la situation continue d’évoluer : c’est la vague des grèves pour les 1500 francs du printemps 1995. En mai, Chirac est élu contre Jospin qui refuse de soutenir la radicalisation montante. Pour la première fois en France, une candidate trotskiste, Arlette Laguiller pour LO, dépasse les 5 %. Un gouvernement de combat contre les travailleurs et les jeunes s’organise avec Juppé. Des plans simultanés prévoient de casser la sécurité sociale, les retraites et de commencer des privatisations comme alors dans d’autres pays d’Europe. La stratégie des classes dirigeantes est claire : la France est en retard sur les réformes libérales coordonnées par l’Union européenne. Il faut passer à l’attaque.

La mobilisation se développe dans le secteur public en premier. La grève éclate à l’Université de Rouen dès le jour de la rentrée contre les coupes budgétaires. Dès le 10 octobre, une grande journée de grève rassemble des centaines de milliers de salariés des services publics. La grève se prépare pour être très massive à la SNCF contre la casse du service public ferroviaire et des régimes spécifiques comme ceux des cheminots. La grève étudiante se développe dans d’autres Universités créant un climat encore plus favorable aux luttes.

La stratégie frontale de Juppé échoue

Le démantèlement de la Sécu est annoncé avec le plan Juppé. À la mi-novembre, il propose sa loi à l’assemblée et attaque dans le même temps la retraite des fonctionnaires. Les classes dirigeantes et le gouvernement Chirac-Juppé font une erreur de stratégie fatale. L’attaque est commune, la riposte doit être commune. L’ensemble des salariés du public comme du privé visés le comprennent. Les directions syndicales, qui jusqu’alors étaient toujours en négociation avec le gouvernement, sont contraintes de s’unir pour appeler à une journée commune le 14 novembre. Cette journée est un énorme succès. Près d’un million de grévistes dans la rue.

Sentant que c’est le moment, les cheminots de nombreux dépôts décident d’entrer en grève générale avec un slogan central : retrait du plan Juppé ! Retrait du RFF ! La mise au premier plan de la lutte contre le plan Juppé permet d’unir les travailleurs avec les cheminots, lesquels bloquent peu à peu l’ensemble du trafic ferroviaire. Même les étudiants de l’Université de Rouen repartent en grève sous l’impulsion de militants dont certains sont encore à la Gauche révolutionnaire aujourd’hui.

Dans de nombreuses villes, des assemblées générales et des coordinations se créent. Des représentants d’entreprises ou d’AG sont élus par les grévistes. Un début d’auto-organisation se met en place dans plusieurs entreprises et villes, héritée notamment des grèves des infirmières et des cheminots en 1986.

Grève générale ou généralisation de la grève ?

La grève reconduite quotidiennement se pose la question des suites à donner à la lutte. Le soutien aux grévistes est énorme dans la population. Malgré l’offensive des médias contre les grévistes en grande majorité des secteurs publics, une large majorité de la population soutient la grève. Cela ne faiblira pas.

A Rouen, un comité unitaire d’organisation de la grève est même mis en place avec deux représentants élus en AG de grèvistes. Des cheminots, des étudiants, des travailleurs de la santé, du bâtiment, de l’éducation etc. se réunissent régulièrement pour organiser eux-mêmes la grève sans pour autant se couper des organisations syndicales qui siégeront à ce comité et seront donc un élément temporisateur mais également sous l’œil attentif des militants de la grève. Quasi quotidiennement des AG rassemblant des milliers de grévistes se tiennent. Début décembre, les cortèges du privé sont de plus en plus nombreux dans les manifs. Les slogans contre le gouvernement se multiplient : « Dehors Juppé ! », « Grève générale jusqu’au retrait total ! ». C’est l’apparition du fameux « tous ensemble ! » à une échelle de masse.

De nombreuses AG et coordinations s’adressent aux syndicats pour organiser une grève générale. Même si des secteurs reconduisent en AG la grève chaque jour, même si des coordinations existent, seuls les syndicats peuvent convoquer une nouvelle journée de grève. La radicalisation est forte chez de nombreux syndiqués qui poussent à la base leurs directions. Les directions concèdent plusieurs journées de grève d’action mais n’appellent jamais à la poursuite de celle-ci le jour suivant bloquant l’extension au privé, élément fondamental pour battre complétement Juppé.

Le verrou des directions syndicales

Les directions syndicales continuent de négocier alors que des centaines de milliers de travailleurs sont en lutte. Pourquoi ? La question du pouvoir se pose de manière cruciale. Pour aller plus loin et faire tomber Juppé et sa politique, seule une grève générale le permettrait. Cependant, les directions syndicales refusent d’offrir la possibilité que l’ensemble des travailleurs et des jeunes luttent ensemble, discutent et s’organisent pour faire tomber Juppé.

Des masques tombent. La direction de la CFDT, dont Nicole Notat, trahit ostensiblement les intérêts des travailleurs pendant le mouvement en se félicitant des aspects positifs que contenait le plan Juppé. La direction de la CGT avec Viannet, quant à elle, se défausse face à sa base lors de son congrès et refuse d’appeler à la grève générale, laissant « l’initiative aux salariés ». En d’autres termes : démerdez-vous ! Il est clair que les directions syndicales ont constitué un frein énorme au développement d’une véritable grève générale.

La question d’un nouveau parti des travailleurs

Si Juppé a réussi à sauver son gouvernement c’est qu’il a effectué en plusieurs temps, une série de recul que ce soit sur les retraites ou le statut de la SNCF. Il réussira cependant à faire passer des mesures sur la Sécu, dont une nouvelle taxe. Le 12 décembre, point culminant du mouvement, c’est plus de deux millions de grévistes qui défilèrent.

La grève dans certains secteurs dura près de deux mois (postiers et traminots de Marseille par exemple). Elle a partout amené les travailleurs à se rencontrer, à discuter, à organiser eux-mêmes leur lutte. C’est parmi ces travailleurs, une minorité nombreuse, que la question de s’organiser pour poursuivre la riposte politiquement face à la trahison des partis traditionnels et face à des directions syndicales peu combative. La question d’un nouveau parti des travailleurs indépendant et combatif émerge. La LCR et LO se refusent alors à faire les pas concrets qui auraient permis aux travailleurs, militants de la grève, de devenir les militants pour une perspective véritablement anticapitaliste et socialiste.

Une courte période de résistance avant de nouveaux reculs

Dans la foulée de novembre-décembre 95, de nombreuses luttes émergent : Sans-Papier qui occupent l’Eglise Saint-Bernard, routiers, chômeurs… Le gouvernement, les patrons, tentent la fermeté mais sont souvent contraints à des reculs. Chirac n’a plus le choix, en 97, il dissout l’Assemblée. C’est le retour de Jospin qui assumera la tâche de mener la politique libérale.

Faute de l’émergence d’un nouvel outil politique de combat contre les attaques capitalistes et pour les intérets des travailleurs, le PS a pu reprendre l’initiative aidé du PCF et des Verts. Sous leur gouvernement, faute de parti et de programme, les travailleurs subissent chaque attaque sans pouvoir réellement riposter. Les luttes qui suivent butent sur les memes obstacles. Certes, le plan Juppé fut stoppé, mais temporairement on le sait. Certains syndicalistes cherchent à contourner l’obstacle des directions syndicales par des raccourcis en partant de la CFDT et de la CGT pour créer de nouvelles forces syndicales comme les SUD. Mais là encore, l’absence de perspective politique en direction de l’ensemble des travailleurs empêche ces syndicats d’être de véritables nouveaux outils de masse pour les luttes.

Les militants de la Gauche révolutionnaire qui ont fait cette grande grève se souviennent cependant qu’on était pas loin d’un grand moment. La paralysie des transports, du courrier, etc. montrait la puissance de la classe ouvrière quand elle entre en action. C’est la grande leçon de 1995, la démonstration par les faits que la lutte des classes est bien le moteur de l’histoire. Il nous a manqué un véritable parti dans cette grève, un parti qui aurait pu contrer les directions syndicales, c’est cette orientation que nous défendons encore aujourd’hui. Nous vous invitons le faire avec nous.

Par Alex Rouillard et Leila Messaoudi