Thomas Sankara: la voie révolutionnaire en Afrique de l’Ouest

SankaraLe 15 octobre 1987, Thomas Sankara, dirigeant révolutionnaire du Burkina Faso, était assassiné. Deux mois auparavant, à la conférence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Addis-Abeba, il avait, dans son discours pour réclamer l’annulation de la dette, émis ces paroles  : «  Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence !  »

Les Hommes font l’Histoire et en sont également le produit. Sankara est fils d’un sous-officier des armées coloniales françaises, ayant participé à la 2ème guerre mondiale, et devenu infirmier dans l’armée. Ceci permettra au jeune Sankara de bénéficier d’une éducation scolaire poussée, passant son bac grâce à l’école militaire, ainsi que de continuer une formation d’officier. Comme dans plusieurs pays d’Afrique, la carrière militaire est un moyen pour des jeunes d’échapper à la misère tout en n’étant pas une force de répression directe du peuple.

Il devient commandant du centre d’entraînement commando, basé à Pô. Marqué par les idées de son époque, ayant suivi des cours de sciences politiques et d’économie, il mettra en place une éducation citoyenne des soldats  : «  sans formation politique, un militaire est un criminel en puissance  ». Article publié dans l’Egalité 187

Avec Blaise Compaoré, il formera une organisation secrète, le «  Rassemblement des officiers communistes  ». Sankara fait partie de la toute jeune génération qui s’est développée après la fin officielle des Colonies française d’Afrique (CFA). Pour autant, comme en témoigne le nom de la monnaie toujours en cours aujourd’hui dans une quinzaine de pays, le franc CFA symbolise l’assujettissement économique de ces pays à l’impérialisme français. La décolonisation n’avait été que formelle, et que dans la réalité, les pays restaient sous la tutelle directe de l’impérialisme français, qui pillait une partie des richesses aux seuls bénéfices des multinationales et avec la complicité de dirigeants locaux corrompus. Les grands mouvements révolutionnaires des années 1960 (Cuba, Algérie) et 1970 (notamment Madagascar où il sera d’ailleurs présent au moment de la révolution de mai 1972) influenceront Sankara.

À partir de 1979, le Burkina Faso (qui s’appelait encore la Haute-Volta) entrait dans une période d’agitation révolutionnaire. En 1981, Sankara entre au gouvernement issu du putsch du colonel Zerbo, mais le quitte lorsque ce dernier supprime le droit de grève. En 1982, un nouveau putsch porte au pouvoir Ouédraogo, un médecin-militaire, qui entend mener une politique sociale. Sankara en devient 1er ministre en janvier 1983, mais il est chassé du gouvernement en mai, lorsqu’il déclare publiquement vouloir rompre les liens néo-coloniaux entre la France et la Haute-Volta. Placé en résidence surveillée, il sera libéré à la suite des manifestations de masse organisées par la gauche et les syndicats, et par l’insurrection de la caserne de Pô, qui viendra libérer Sankara et le placera au pouvoir, à la tête du Conseil national révolutionnaire (CNR).

Programme révolutionnaire

Sankara et ses partisans vont essayer d’étendre la révolution, tant dans le pays que sur la scène internationale. D’une part, des comités de défense de la révolution sont créés, qui envoient des délégués au CNR. Ils sont chargés de la mise en place de la politique décidée par le CNR. L’objectif est à la fois de démocratiser le pays, briser la vieille administration (issue de la colonisation) et en reforger une transparente, intégrer l’armée au peuple notamment en la faisant participer à l’activité économique. Le nouveau pouvoir s’attaque également aux prérogatives des chefs de clan et proclame «  à bas l’homme qui bat sa femme  ». L’éducation est au cœur du projet, avec un accès à l’école pour tous et notamment pour les fillettes. Une lutte féroce contre la corruption, un terrible mal qui détruit l’Afrique et les consciences et sert l’impérialisme, est menée. En août 1984, le pays perd son nom colonial et devient le Burkina.

En 3 ans, la situation s’est considérablement améliorée. Chaque Burkinabé reçoit, en 1987, 10  litres d’eau potable par jour et mange deux repas complets. Sankara mène un projet conscient, libérer son pays de la dépendance par rapport à l’impérialisme  : «  Ces aides alimentaires […] qui installent dans nos esprits […] des réflexes de mendiant, d’assisté, nous n’en voulons vraiment plus !  ».

Batailles politiques et difficultés

Sankara recherche du soutien international, vers Cuba, mais aussi vers l’URSS. Les dirigeants de cette dernière, qui soutiennent souvent très mollement les révolutions, cherchant à chaque fois à les modérer et à les limiter, n’ont plus du tout envie d’incarner le «  camp du socialisme  ». Quant aux pays voisins, notamment la Côte d’Ivoire et le Mali, leurs dirigeants (respectivement Félix Houphouët-Boigny et Moussa Traoré) ont depuis longtemps abandonné leurs idées progressistes et voient d’un mauvais œil l’exemple burkinabé, qui inspire la jeunesse de leurs pays.

La France n’est guère moins inquiète. Mitterrand déclarera que la fougue de la jeunesse de Sankara l’emmenait trop loin. À la même époque, le président français accueillera sans problème le chef d’État d’Afrique du Sud, Pieter Botha, alors que Mandela croupit toujours en prison et que les manifestations des Noirs sont sauvagement réprimées par les flics de l’apartheid.

La gauche française, à côté d’un PS qui est depuis toujours en faveur du néocolonialisme, soutient très mollement Sankara et sa politique. Pourtant, sa lutte fait la une des télévisions, notamment la mesure emblématique qui a consisté à faire remplacer les voitures des ministres, des Mercedes, par de simples Renault 5, sans chauffeur. De même, les membres du gouvernement sont invités à participer aux travaux agricoles. En 1986, l’ONU reconnaît que le Burkina a réussi en moins de 4  ans à atteindre l’autosuffisance alimentaire.

Dans les années 1980, l’amplification de la crise économique rend la dette extérieure insupportable pour de nombreux pays, et ce, alors que le FMI et la Banque mondiale se font de plus en plus exigeants. Sankara tente alors de construire un front des pays africains refusant de payer la dette. Son célèbre discours d’Addis-Abeba, particulièrement puissant, rappelle que ce sont les pays qui ont asservi l’Afrique qui ont maintenant la charge de dette. «  Si on ne paye pas la dette, les créanciers n’en mourront pas, mais si on paye la dette, nous, on mourra  ». Le risque est réel que le Burkina inspire une lutte anti-impérialiste. Le vieux compagnon, Blaise Compaoré, commence à parler de se débarrasser du capitaine Sankara. Lui refuse d’entacher la «  révolution démocratique et populaire  » d’un coup de force de palais, ce serait tuer le modèle burkinabé et donner raison aux impérialistes. Le 14 octobre 1987 au soir, d’après Mariam, son épouse, il regarde un documentaire sur le Che et un autre sur Lénine. Le 15 octobre, alors qu’il tenait un conseil des ministres restreints, le palais présidentiel sera encerclé, et Sankara sera abattu alors qu’il sortait les mains en l’air, ce sera également le sort de 12 des personnes présentes. Ils seront enterrés la nuit dans un endroit isolé, sans qu’on sache si le corps de Sankara y est vraiment. Le certificat médical marquera la cause  : mort naturelle… Compaoré prendra les pleins pouvoirs et sera accueilli en ami par la France et le président de la Côte d’Ivoire.

Prouesses, faiblesses et leçons

Dans un pays très pauvre et isolé, Sankara et ses camarades ont en fait réussi de véritables prouesses, animés d’une énergie révolutionnaire. Le président qui ne possédait que sa Renault 5 et sa guitare défendait le projet d’une société juste, égalitaire et démocratique  : «  On ne peut concevoir la démocratie sans que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis entre les mains du peuple  ; le pouvoir économique, militaire, politique, le pouvoir social et culturel  ».

Les faiblesses du pays étaient nombreuses, mais il y avait aussi un manque de compréhension que l’armée ne pouvait être l’axe central de la révolution, restant au bout du compte un corps bureaucratique et conservateur. Les CDR ne pouvaient servir à la fois de parti révolutionnaire et de comités d’organisation du pouvoir révolutionnaire. La fausse solution d’avancer vers un parti unique rassemblant toutes les forces de gauche du pays témoigne de cette approche erronée.

Pour autant, ce sont bien les valets de l’impérialisme, en premier lieu Compaoré, et l’impérialisme lui-même qui sont coupables. La révolution permettait des avancées inédites, le pays devenait un modèle et Sankara un étendard pour la jeunesse révolutionnaire africaine. Si des corrompus comme Compaoré ont certainement organisé l’assassinat (et ainsi pu être au pouvoir pendant 27 ans, jusqu’à ce que la révolution de 2014 le chasse et qu’il s’installe en Côte d’Ivoire), la main de l’impérialisme français était derrière.

Macron peut bien parler de «  tourner la page du colonialisme  », sa récente visite au Burkina Faso témoigne du contraire, blaguant sur le président burkinabé «  il est parti changer le climatiseur  ?  » (se permettrait-il la même blague sur un chef d’État européen  ?). Toute la politique africaine de l’État français consiste à piller les ressources des pays, tout en mettant en place des politiques de plus en plus restrictives sur les migrants, dont beaucoup se retrouvent esclaves en Libye (ce que les gouvernements savent tous, mais laissent faire).

À la mort de Sankara, fait inédit, ce seront des manifestations de tristesse dans de nombreux pays d’Afrique, au delà du seul Burkina. Sankara doit rester une source d’inspiration et sa lutte pour le socialisme et une Afrique débarrassée du néocolonialisme montre que le continent n’est pas condamné à n’avoir que des présidents corrompus et agents de l’impérialisme. Cela montre aussi le devoir qui est le nôtre, de construire une internationale révolutionnaire en Europe comme en Afrique, pour que les prochaines situations révolutionnaires sur le continent reçoivent tout le soutien dont elles auront besoin.

Par Alex Rouillard