Le mouvement révolutionnaire de masse au Bangladesh est à un point critique. Un gouvernement intérimaire de 17 membres a été mis en place, comprenant quelques jeunes leaders issus des manifestations de masse qui ont renversé le gouvernement.
La Première ministre Sheikh Hasina a fui le pays le 6 août, les manifestants ayant pris d’assaut sa résidence. Mais son parti, la Ligue Awami, et ses alliés impliqués dans des affaires de corruption, restent largement intacts. Pendant ce temps, le parti d’opposition tout aussi corrompu et antidémocratique, Bangladesh Nationalist Party (BNP), un parti de droite qui a l’habitude de mettre en œuvre des politiques contre les travailleurs et les jeunes, attend lui aussi de saisir la moindre occasion qui se présente.
Article paru le 12 août sur le site de notre internationale www.socialistworld.net
Le maintien de la situation actuelle, sans action décisive pour transférer le pouvoir à des comités contrôlés démocratiquement composés de manifestants, de travailleurs et de pauvres, pourrait permettre aux forces réactionnaires de reprendre progressivement du poil de la bête. Les étudiants protestataires ont déjà dû intervenir le 9 août, lors de la convocation d’un tribunal plénier, qu’ils considéraient comme une tentative de « coup d’État judiciaire », sapant le nouveau gouvernement intérimaire. Le président de la Cour suprême n’a démissionné qu’après que les manifestants ont encerclé le tribunal.
Entre-temps, la Ligue Awami a commencé à préparer son retour, le fils de Hasina ayant déclaré le 10 août qu’elle reviendrait puisqu’elle n’avait pas formellement démissionné avant de s’enfuir.
Le gouvernement intérimaire, qui a prêté serment le 8 août sous la direction de Muhammad Yunus, n’offre guère de perspectives d’avenir significatives. Yunus est connu pour ses travaux sur le microcrédit et la microfinance, qui lui ont valu le prix Nobel. Il a imaginé ces outils pour une nouvelle forme de capitalisme. Mais dans la pratique, ils n’ont fait qu’aggraver la pauvreté et élargir l’écart de richesse au Bangladesh et dans d’autres pays pauvres. Yunus, aujourd’hui multimillionnaire en grande partie grâce aux profits réalisés sur les femmes les plus pauvres du Bangladesh, bénéficie toujours du soutien de ceux qui ont profité de la microfinance. Son profil et les persécutions dont il a fait l’objet par le passé de la part de Hasina, lui ont valu d’être choisi comme chef intérimaire par l’organisation Students Against Discrimination, qui regroupe les étudiants contestataires.
Yunus présente la mise en place du nouveau gouvernement comme une « nouvelle aube de victoire », mais il évite sciemment de détailler ce que cette nouvelle aube pourrait réellement impliquer. Sous sa direction, il est peu probable qu’elle remette en cause les causes profondes du système capitaliste corrompu et axé sur le profit.
Au contraire, Yunus reste un allié des capitalistes nationaux et du capitalisme occidental, en particulier du capitalisme américain. Son approche, qui consiste à « libérer » les gens en leur accordant un microcrédit à la fois, a jusqu’à présent échoué lamentablement. Il a longtemps rejeté la révolution comme méthode de changement. Ironiquement, il se retrouve aujourd’hui à la tête d’un État à la suite d’un soulèvement révolutionnaire.
Toutes les forces réactionnaires et pro-capitalistes, cherchant à gagner du temps, ont maintenant convenu de se concentrer sur deux questions principales : l’établissement de ce que l’on appelle « la paix et l’ordre » et la préparation d’une « élection libre et équitable ». Leur objectif est de disperser les foules qui détiennent actuellement le pouvoir dans les rues et de renvoyer les manifestants chez eux.
Diverses organisations d’étudiants et de jeunes, dont certaines ont été créées à la hâte pendant le mouvement de masse, ont partiellement pris le contrôle de fonctions essentielles, notamment la distribution de nourriture et de médicaments, la gestion de la circulation, etc. Au nom de la « paix et de l’ordre », les institutions de l’État reprendront le contrôle.
L’idée que de nouvelles élections résoudront à elles seules toutes les revendications des travailleurs, des jeunes et des pauvres du Bangladesh est erronée. Il est probable qu’elles ramèneront les mêmes vieilles gardes, sous de nouveaux déguisements. Des questions essentielles restent sans réponse : Quelle est la solution à la crise économique à laquelle le pays est confronté ? Quel est l’avenir de l’éducation, des soins de santé et des autres services essentiels ? Comment la nourriture et les autres produits de première nécessité seront-ils distribués aux pauvres et aux plus démunis ? Comment rétablir les droits syndicaux ? Comment améliorer les conditions de travail, y compris les salaires ? Et surtout, qui sera chargé de faire fonctionner la société dans l’intérêt de tous ? Ni les leaders étudiants, ni aucun membre du gouvernement intérimaire n’ont répondu à ces questions essentielles.
Le mouvement qui a débuté en juin, initialement déclenché par la mise en œuvre d’un quota d’accès à la fonction publique de 30 % pour les descendants des combattants de la liberté, a évolué bien au-delà de la simple demande de retrait de cette réforme. Sheikh Hasina a tenté de consolider son soutien en augmentant ces quotas afin de contrer l’utilisation de griefs historiques et de l’influence des familles de combattants de la liberté contre elle lors des élections de 2023. Cette tentative s’est toutefois retournée contre elle, déclenchant un mécontentement généralisé.
L’opposition aux familles privilégiées grandit depuis des années en raison de la corruption flagrante, de la manipulation des examens nationaux et d’autres injustices qui ne profitent qu’à une partie de la classe moyenne et à l’élite capitaliste qui domine les fonctions publiques. Des millions de personnes ont été exclues du soi-disant « miracle bangladais » de la croissance économique.
Les ouvriers du textile, qui ont été l’épine dorsale de cette croissance – en aidant le Bangladesh à devenir le deuxième exportateur mondial de textile – restent dans des conditions de travail précaires et ne gagnent que de maigres salaires. Hasina, qui est arrivée au pouvoir en promettant plus de démocratie, une meilleure protection sociale et des réformes sociales, a d’abord suscité l’espoir et l’espérance chez certaines personnes. Toutefois, ces espoirs ont été rapidement anéantis, car son gouvernement a plongé de nombreuses personnes dans la pauvreté, tandis que sa famille et ses alliés s’enrichissaient grâce à la corruption et au pillage. La colère et le désespoir accumulés ont trouvé un exutoire lorsqu’elle a choisi d’affronter l’opposition de masse avec une force brutale, entraînant la mort de centaines de manifestants.
La répression a provoqué un climat révolutionnaire dans tout le pays, qui a finalement abouti à l’éviction de Hasina. Bien qu’elle ait été contrainte de fuir, le mouvement n’a pas réussi jusqu’à présent à s’organiser pour faire avancer des revendications claires qui expriment réellement la colère et les aspirations des masses. Le simple fait de rendre le pouvoir à l’une ou l’autre faction de l’élite capitaliste n’apportera pas de véritable changement.
Le mouvement bangladais a beaucoup à apprendre des récents soulèvements au Soudan, au Sri Lanka, au Chili et ailleurs. Ces mouvements ont démontré qu’ils étaient capables de renverser les élites dirigeantes et d’établir de nouvelles sociétés. Toutefois, la réalisation de ce potentiel a été limitée par deux facteurs clés, parmi d’autres complications : l’absence de structures organisées démocratiquement et d’un programme à long terme.
Un mouvement de masse ne peut être contrôlé comme un robinet que l’on ouvre et ferme à volonté. Lorsqu’il surgit, il révèle une puissance énorme, supérieure à celle de l’État et de ses institutions, capable de rendre ces dernières impuissantes en très peu de temps. Cependant, le mouvement à lui seul ne résoudra pas automatiquement la question du pouvoir.
Une fois les masses dispersées, des éléments de l’establishment, ou ce qu’il en reste, interviendront pour combler le vide, rétablissant de fait la continuité de l’ordre ancien. Pendant cette période intermédiaire, certains manifestants, en particulier ceux qui ne contestent pas directement l’élite dirigeante et l’ordre capitaliste, peuvent donner l’impression de partager le pouvoir.
Les groupes de soi-disant « professionnels », que ce soit au Myanmar, au Soudan ou dans les comités consultatifs établis au Sri Lanka ou au Bangladesh, ne seront pas autorisés à détenir le pouvoir de manière indépendante. Ils sont souvent utilisés comme des solutions temporaires pour étouffer le pouvoir de la rue ou sont absorbés par l’establishment, parfois même en portant des coups aux travailleurs que l’élite capitaliste elle-même pourrait éviter – comme nous l’avons vu au Chili sous le gouvernement de Gabriel Boric. La seule façon d’éviter cela est de canaliser l’énergie, la colère et les désirs du mouvement de masse dans des structures organisées et gérées démocratiquement.
La formation de comités sur les lieux de travail, dans les universités et parmi les agriculteurs, unis au niveau national par des représentants démocratiquement élus, est une étape cruciale pour maintenir le lien avec les masses et garantir leur présence dans la prise de décision concernant l’avenir qu’elles souhaitent. Ces structures doivent formuler les principales revendications du mouvement et proposer une stratégie et un plan pour les réaliser. Ces revendications et ce programme doivent exprimer les aspirations des masses et être discutés à tous les niveaux de ces comités.
Un programme pourrait inclure la mise en œuvre d’un plan économique d’urgence. Le gouverneur de la banque centrale du Bangladesh a démissionné. Au lieu de le remplacer par un autre capitaliste, le mouvement étudiant pourrait exiger que les banques et d’autres secteurs clés de l’économie soient nationalisés et placés sous le contrôle des travailleurs.
En outre, il pourrait avancer des revendications telles que l’annulation de toutes les micro et macro-dettes et la nationalisation complète de la santé et de l’éducation, en les plaçant sous le contrôle de comités démocratiquement élus. Une telle structure et un tel programme auraient la capacité de répondre à toutes les aspirations du mouvement de masse, allant au-delà des demandes immédiates pour établir une économie planifiée dans l’intérêt de tous – une société socialiste qui pourrait servir de phare pour tous ceux qui luttent dans la région et au-delà.
Une telle approche organisée n’a pas encore émergé ou été articulée au Bangladesh. Au minimum, les leaders étudiants actuels devraient plaider pour le démantèlement de toutes les influences privées corrompues dans le secteur de l’éducation et au-delà, tout en appelant à l’élection d’une assemblée constituante – une assemblée de représentants de tous les secteurs de la société pour superviser la création d’une nouvelle constitution et d’une structure de gouvernance qui reflète la volonté des masses.
La diaspora bangladaise, qui est puissante et a jusqu’à présent manifesté son soutien au mouvement de masse, pourrait également jouer un rôle important. Un comité de solidarité internationale de la diaspora pourrait être créé pour soutenir et participer aux discussions dans le pays, en aidant à définir une voie à suivre. Ce comité pourrait également prendre des mesures et promouvoir des politiques qui s’alignent sur les intérêts des masses dans leurs pays d’accueil, en rompant avec ceux qui soutiennent les élites riches et corrompues.
L’emprise de l’élite sur la société bangladaise doit être remise en question par la construction d’une opposition d’en bas, la création d’un parti ouvrier et l’adoption d’un programme socialiste clairvoyant. Le mouvement révolutionnaire de masse a ouvert de nouvelles perspectives pour y parvenir.