Un mouvement de lutte historique se déroule sur les sites français d’Amazon Logistique dans la période des négociations annuelles obligatoires (NAO). Lisez notre dernier article : « Les travailleurs d’Amazon relèvent la tête ».
Aujourd’hui avait lieu la dernière journée de NAO. Nous nous sommes entretenus avec Robin, délégué syndical CGT du site de Montélimar.
- Ça fait combien de temps que tu travailles à Amazon ?
Robin : Moi ça fait cinq ans. Sur Montélimar, ça a ouvert en 2010. En France, le premier site a été ouvert à Saran, il y a vingt ans, et Montélimar a été le deuxième. J’avais travaillé en 2011-2012 en intérim là-bas, et j’ai signé un CDI vers 2016.
- C’est la toute première mobilisation intersyndicale de la boite en France ?
Robin : Oui, ça ne s’était jamais vu, en tout cas sur tous les sites en même temps. Il y a eu des intersyndicales sur certains sites spécifiquement. Mais là comme ça, qui concerne tous les sites d’Amazon France, c’est une première oui.
- Pourquoi ça ne s’est pas fait avant à ton avis ? Ça ne date pas d’hier que les augmentations ne sont pas à la hauteur et que les conditions de travail sont pourries…
Robin : Ah non, c’est de longue date ! Ça ne date pas d’hier, mais en gros, avant il y avait des tensions entre organisations syndicales, liées à la question électorale – un grand classique. Là, je pense que ce qu’il s’est passé c’est que cette NAO honteuse – enfin comme d’habitude – mais dans un contexte d’inflation énorme et où le coût de la vie explose tellement que les salariés n’arrivent plus à vivre correctement avec leurs salaires, ça a déclenché une unanimité des syndicats.
Il y a aussi le fait que lors de la deuxième réunion, la direction a communiqué directement sur le réseau intranet de l’entreprise pour dire qu’ils allaient lâcher 3 %, pendant qu’on était encore en négociation ! C’est complètement déloyal, et c’est comme s’ils avaient pris une décision unilatérale et qu’ils informaient les salariés comme ça, alors qu’on était encore en réunion. Ça faisait un moment qu’on se parlait entre syndicat pour appeler à la grève ensemble, il y avait déjà eu des débrayages avant ça mais qui n’étaient pas coordonnés entre toutes les organisations syndicales, donc ça avait un peu du mal à prendre. Ce qu’il s’est passé, c’est à cette réunion du 31 mars, avec le fait qu’ils fassent ça dans notre dos, ça a fait qu’on est tous sortis de la réunion, on a fait un tract intersyndical et après c’était parti. On a appelé à la grève sur tous les sites, toutes les organisations confondues, celles qui sont représentatives au niveau Amazon France : la CGT, Cfdt, Sud, la CAT et la CFE-CGC. Les cadres aussi sont sortis, ça c’est aussi une grande première, ce n’est pas souvent. Nous sur Montélimar on n’a personne de la CFE-CGC, mais sur les autres sites les cadres et agents de maîtrise ont participé au mouvement de grève.
- Tu parles des travailleurs qui ont du mal à boucler leurs fins de mois, c’est quelque chose de généralisé, mais est-ce que niveau des conditions de travail dans la boite ça s’est dégradé dans la dernière période ?
Robin : C’est un peu comme d’habitude, mais les conditions de travail ont toujours été pourries. Il n’y a pas de dégradation vraiment énorme, mais il y a rien qui s’améliore. Il y a toujours un taux de turnover énorme, un taux d’absentéisme, d’accidentologie, d’arrêts de travail aussi énorme, et malgré le fait que la direction, en tout cas sur mon site, fait tout pour empêcher les gens de se mettre en arrêt ou en accident du travail, par exemple en n’envoyant pas en temps et en heure les attestations de salaire à la CPAM. Du coup les gens se retrouvent sans rien. Ils font ça pour décourager, empêcher les salariés de prendre leurs droits.
- Avec le Covid, et d’urgence sanitaire, les patrons pouvaient plus renouveler les CDD, faire travailler plus les gens, à Amazon, ils en avaient profité ? Vous aviez été en grève alors ?
Robin : Oui, on avait été mobilisés, en grève dès le 13 mars 2020, dès l’annonce du premier confinement, pour demander des mesures, des protections, du matériel, du gel hydro-alcoolique, bref des choses qu’on n’avait pas du tout à l’époque. Il y a eu des mobilisations assez importantes, après au niveau des contrats précaires, il n’y a pas de CDD chez nous, ça ne fonctionne qu’avec l’intérim. Là-dessus, sur tous les sites, on a souligné une augmentation énorme de la part de l’intérim dans les contrats. Je n’ai pas les chiffres car je ne suis pas élu au CSE central, mais à Montélimar, on est 800 CDI et à l’année, l’effectif moyen c’est 1000 salariés, donc il y a en moyenne 200 intérimaires en permanence sur le site. Il y en a qui sont là depuis trois ans, qui enchaînent les missions intérim, avec les périodes de carence qui sont maintenant prévues par la loi, mais qui reviennent après, qui en fait sont dans la boîte depuis des années. Ils veulent se faire embaucher mais ils n’y arrivent pas. C’est tout bénèf pour l’employeur, puisque ça fait des salariés qui sont toujours sous pression, qui vont toujours essayer d’être le plus productif, qui ne vont pas pouvoir se mobiliser, s’organiser collectivement puisqu’ils savent très bien que derrière, s’ils commencent à revendiquer leurs droits, ils vont être sur liste rouge. C’est une précarisation de l’emploi qui profite au patron.
- Amazon a augmenté de 56 % ses profits l’année dernière, ça a pesé dans la tête des collègues pour cette grève sur les NAO ?
Robin : Oui bien sûr. La grande majorité des collègues sont tout à fait conscients que l’entreprise a été un des grands profiteurs de la crise sanitaire. Parce que du coup on est restés ouverts, pendant que tous les commerces non essentiels étaient fermés, donc c’était jackpot ! Déjà avant ça, tout le monde était conscient qu’on était dans une des entreprises les plus riches du monde, qui faisait le plus de profits. Mais depuis 2 ans, ça a été encore plus visible et encore plus perçu comme indécent par les salariés. Il y a eu vraiment une prise de conscience massive dans cette période, par rapport à ce qu’il se passe dans les NAO. Ce que j’entends quand je discute avec mes collègues au boulot, c’est « l’entreprise fait des milliards, des profits énormes, et nous on n’a que des miettes ». Vraiment, il y a une prise de conscience globale de tout le monde sur ce sujet-là.
- Est-ce que tu penses que la présidentielle a aidé aussi ?
Robin : C’est difficile à dire. Forcément, oui, puisqu’avec des candidatures comme Mélenchon qui ont clairement parlé du partage de la richesse, qui ont clairement mis en avant à quel point les écarts de richesse devenaient indécents, entre les milliardaires, les grands capitalistes dont les fortunes ont explosé encore plus depuis deux ans et les salariés, qui au final n’ont pas vu leurs salaires augmenter et qui se paupérisent de plus en plus avec la hausse du coût de la vie… ça c’est des choses dont on a parlé. La campagne présidentielle a été un moyen de parler de ça, de cette injustice et de cette exploitation et à quel point le monde dans lequel on vivait était aberrant et injuste.
- Tes collègues ont voté Mélenchon ?
Robin : Un certain nombre oui. D’autres ont voté Le Pen. Il y en a beaucoup qui étaient hésitants entre les deux. Il y en a qui hésitaient même entre Mélenchon, Le Pen et Zemmour. J’ai réussi à en convaincre certains du fait que voter Le Pen ou Zemmour, quand on est un ouvrier, c’est se tirer une balle dans le pied et au final, j’ai réussi à les convaincre de voter pour Mélenchon, vraiment pour le partage de la richesse. Il y a un certain nombre qui se sont saisis de cette campagne populaire pour avoir un candidat qui représentait leur voix, qui était pour l’augmentation des salaires, pour la diminution du temps de travail pour les professions pénibles – parce que nous on est concernés, donc le passage au 32h, le retour à la retraite à 60 ans, ce sont des thématiques qui ont réussi à intéresser un certain nombre de collègues.
- Aujourd’hui, c’était la dernière réunion NAO. La direction propose une augmentation de 3,5 %, et vu l’inflation ce n’est même pas une augmentation. Que s’est-il passé lors de la réunion ?
Robin : Oui 3,5 % c’est ridicule, c’est une perte de pouvoir d’achat. Ce matin, on a fait une suspension très rapidement. Ils ont annoncé l’augmentation un peu à reculons. Au début, ils ont essayé de jouer la montre par exemple en passant une demi-heure à parler de la date de signature de l’accord… On sentait que dès le début, ils essayaient de gagner du temps, on savait qu’ils n’étaient pas sereins, et on s’est dit que c’était sûr qu’ils n’allaient rien lâcher. Au bout d’un moment ils ont été obligés d’annoncer le montant, ensuite on est donc tous sortis de la réunion, tous les délégués syndicaux, et on a prévenu les collègues sur les sites.
On avait appelé à un débrayage à partir de 10h sur tous les sites. Ça a motivé encore plus de salariés à sortir. Quoi qu’il se passe, les salariés voulaient sortir pour mettre un coup de pression lors de la négo. À l’annonce des 3,5 %, tout le monde a été choqué ! Les collègues attendaient minimum 5 % – et encore, 5 % c’était vraiment le minimum. Il y a beaucoup de collègues qui estiment qu’on devrait avoir minimum 10 % à l’heure actuelle pour continuer à vivre décemment. Ça a choqué tout le monde. Les salariés étaient remontés, trouvaient ça honteux.
Ce matin, sur Montélimar, il y avait une cinquantaine de personnes. Sur les autres sites, il devait y avoir plus de monde car on est des plus petits entrepôts. Sur certains sites, ils avaient déjà commencé à partir de 8h à faire grève. Certains sites ont commencé à mettre en place des barrages filtrants. La semaine dernière, ils avaient déjà fait ça sur certains sites : Beaune, Beauvais, Chalons…
- Comment les travailleurs s’organisent, y a-t-il des assemblées générales ?
Robin : Non, ça c’est un peu la faiblesse du mouvement ; on a des petits problèmes d’organisation, de coordination. On a du mal à construire quelque chose de collectif où tous les salariés décident collectivement de comment on s’organise, de ce qu’on fait, combien de temps ça dure, etc. On n’a pas vraiment réussi à faire d’assemblée générale de grévistes ou de salariés. Du coup, on s’organise comme on peut ! Il faut qu’on se coordonne mieux aussi entre élus de différentes organisations.
Les salariés non syndiqués, sur certains sites, ont du coup pris les devants. Ça s’est vu le lendemain de la réunion du 31 mars, il y avait des salariés sur le site de Saran qui ont débrayé avant même que les élus syndicaux arrivent. Ça aussi, c’est une première.
Dès le premier jour, à Montélimar, j’ai mis sur le tapis l’idée d’Assemblées générales, en disant : une fois qu’on est dehors, il faut qu’on rassemble tous les collègues qui sont sortis, il faut qu’on propose une AG où chacun peut s’exprimer, où on peut débattre collectivement, décider des modes d’actions, de comment on s’organise, où le filtrage, la reconduction étaient votées… mais ça ne s’est pas fait là, ce n’était pas évident.
Et les revendications, par contre, elles venaient bien des salariés : les syndicats avaient fait le tour pour prendre les revendications de tout le monde, savoir ce qu’on amenait aux NAO, ce qu’on allait défendre. Donc à la base elles sont validées par les salariés. Mais le mouvement serait plus fort si les revendications étaient votées collectivement.
Cette année ça a été une première expérience de la grève pour beaucoup. On se retrouve dans une situation où sur mon site, les collègues non syndiqués attendent un peu des syndicats qu’on appelle à la grève. Moi j’essaie de leur dire : le mouvement, c’est vous qui le construisez, c’est tout le monde, il n’y a pas forcément besoin de suivre les organisations syndicales – en fait j’essaie de faire en sorte que les collègues soient acteurs du mouvement.
Le fait qu’il y a eu ces grèves spontanées, c’est un bon signe : ça montre qu’il y a des travailleurs qui veulent qu’il se passe quelque chose. J’avais des collègues qui attendaient que ça bouge, sur mon site qui venaient me voir et me disaient « alors, c’est quand qu’on fait grève » ; moi je leur dit « quand vous voulez ! ». J’essaie de pousser pour qu’on ait quelque chose qui dure et qui implique au maximum les salariés.
- Quelle est la suite à Amazon ?
Robin : Je sens de plus en plus une prise de conscience, sans nommer forcément, les collègues ils vont pas parler du capitalisme, etc., mais une vision générale qu’en fait on est dans un monde qui est basé sur l’injustice et l’exploitation. Ça je le ressens. Des fois il y a aussi beaucoup de confusion, ça peut partir dans tous les sens. Il y a beaucoup de collègues qui voulaient voter Le Pen et Zemmour, il y en a qui l’ont fait… avec le deuxième tour, il y a pas mal de collègues, y compris certains qui ont voté Mélenchon, qui tombent dans le piège du « tout sauf Macron » et qui sont prêts à donner leur voix à Le Pen. J’essaie de continuer à expliquer que l’extrême droite est l’ennemie des travailleurs, mais clairement il manque une boussole politique.
Là on va essayer de durcir le mouvement au maximum, continuer à construire le rapport de force. On va essayer de souffler sur les braises ! Ce qui va être essentiel c’est de rendre le mouvement plus démocratique. Ça ne peut qu’inciter les collègues à être acteurs du mouvement et à vouloir aller plus loin et faire en sorte que ça dure. Ce soir je rentre pour faire débrayer l’équipe du soir. Là, on va faire qu’il y ait des discussions, des débats, par exemple on va voir si c’est possible que partout il y ait des infos syndicales, au moins de compte-rendu des NAO pour voir ce que les travailleurs veulent faire. Mais ça bouge, on a une vraie dynamique, par exemple des collègues qui sont en CDI depuis peu ont rejoint la grève ; et on a syndiqué des salariés aussi.
Les 3,5 % ça a été la goutte d’eau. En tout cas, avec cette grève, on a le sentiment de relever la tête.