Quelques jours suffirent, en mars 1917 (ou février selon le calendrier en cours en Russie), pour faire abdiquer le Tsar, héritier d’une dynastie régnant depuis 350 ans d’une main sanglante sur la Russie. Les masses d’ouvriers avaient trouvé le soutien des soldats pour renverser la tyrannie. Les grévistes se sont emparés des voies de communication, télégrammes, tramways, voies ferrés. Ils ont pris sous leur contrôle les stocks de provisions, les banques et la totalité des usines de Petrograd et de Moscou. Toutes les décisions étaient prises par les conseils ouvriers des usines (soviet) et personne ne pouvait agir sans leur accord. Les mots d’ordre de paix, pour arrêter la boucherie de la 1ère guerre mondiale, étaient majoritaires. Les soldats s’étaient rangé du coté des travailleurs, l’autocratie tsariste, les nobles et les capitalistes avaient du céder face à l’alliance des ouvriers et des soldats.
Un comité central des Soviets fut créé pour représenter la direction des comités des bases et s’installa aux palais des Taurides à Petrograd. Les personnages qui prirent la tête du soviet n’étaient pas vraiment ceux qui avaient pris part au soulèvement. Bon nombre d’entre eux étaient des intellectuels prônant la luttes des classes comme nécessaire mais pas d’un point de vue révolutionnaire. Ces nouveaux dirigeants n’avaient aucunement l’intention de laisser le pouvoir dans les mains des travailleurs. Il ne fallut même pas 24 heurs pour qu’ils se rendent à la Douma d’état, chambre parlementaire consultative de la bourgeoisie, pour chercher une solution convenable avec eux et leur « gouvernement provisoire ».
LES TRAVAILLEURS, SEULS MAÎTRES À BORD
Les tractations ont eu lieu entre des cadres du Soviet, à majorité des Socialistes Révolutionnaires (SR, parti présent surtout chez les paysans et donc représentant les soldats) et les Mencheviks (organisation prônant le socialisme mais qui avait voté les crédits de guerre en 1914) avec les bourgeois de la Douma. Ils supplièrent les membres de la Douma de former un gouvernement et de récupérer le pouvoir des mains des travailleurs. Ce n’était pas simple car la bourgeoisie n’avait que peu d’autorité. Ils négocièrent un gouvernement transitoire composé entre autre, du prince Lvov comme premier ministre pour sa réputation d’opposant à Nicolas II, de Milioukov chef du parti Kadet (le parti de la bourgeoisie) au poste de ministre de la guerre et de Kérenski démocrate chauvin représentant la petite bourgeoise dans ce nouveau gouvernement.
Le gouvernement transitoire n’avait en réalité aucun contrôle de la situation et toutes ses mesures devaient être soumises au comité central du soviet pour aboutir. Commençait un double pouvoir qui montrait une différence d’objectifs. Les travailleurs luttaient depuis de nombreuses années pour la journée de huit heures. Ils ont porté cette revendication au Soviet, comme un gain logique de la Révolution de février. Le comité leur a répondu après consultation du gouvernement provisoire qu’il n’était pas possible en ces temps de guerre d’obtenir satisfaction. Le gouvernement provisoire refusait également la revendication de la paix. Mais avec les soviets dans les usines, bien des ouvriers imposèrent la journée de huit heures sans l’accord des patrons, ni du gouvernement. Les paysans maintenus à l’état de servage depuis des siècles s’étaient organisés dans les SR et portaient comme mot d’ordre : «la terre à ceux qui la travaillent». Ils attendaient qu’enfin ils puissent obtenir la possibilité de cultiver la terre à leur propre compte, mais les cadres de leur parti leur firent savoir que les nobles n’étaient pas prêt à céder leurs privilèges et à partager les terres. C’est ainsi que les paysans commencèrent peu à peu à prendre les terres et les forets en s’organisant en comité de province.
Le comité central du soviet était censé défendre les intérêts directs des masses mais leurs dirigeants n’avaient aucune consistance, préférant se plier à une bourgeoisie et une noblesse qui n’avait aucune envie de pousser plus en avant le changement de main du pouvoir depuis la déchéance du Tsar.
VERS UN NOUVEAU SOULÈVEMENT DES MASSES
Le gouvernement transitoire n’avait pas la main sur l’armée, qui se décomposait. Les officiers qui jusqu’alors menaient d’une main de fer les soldats ne pouvaient plus se faire obéir par leur violence habituelle. Continuer la guerre n’était plus à l’ordre du jour. La grande bourgeoisie avait des intérêts directs a continuer la guerre à coté des alliés français et britanniques. Les capitaux de guerre généraient des profits colossaux et des crédits de guerre sous forme d’emprunt étaient octroyés par les alliés en échange de l’implication de la Russie à leur coté. Les soldats étaient entrés en insurrection au coté des ouvriers par leur souhait le plus profond de stopper la guerre. Les soldats étaient depuis des années envoyés au front pour se faire pulvériser comme de vulgaires punaises. La Russie n’avait aucune possibilité de sortir vainqueur du conflit qui ne servait qu’a enrichir quelques riches fortunes. Le gouvernement transitoire comprit que dans un premier temps, elle ne pourrait pas relancer une guerre offensive. Elle fit passer le mot par le comité central du soviet qu’il fallait reprendre une guerre passive pour que la révolution aboutisse. En ratifiant cette nécessité, comme une obligation révolutionnaire, de devoir continuer la guerre le comité central de soviet commet une haute trahison envers les masses.
POLITIQUE NON RÉVOLUTIONNAIRE DE STALINE
Staline et Kaménev, dirigeants de l’aile droite du parti bolchevique, étaient les premiers dirigeants du parti à se rendre à Petrograd. Les autres cadres du parti étaient encore en exil, en prison, au front ou en déportation. Ils se mirent tous deux à la remorque des autres partis du soviet et ratifièrent leurs accords dans la confiance au gouvernement provisoire, évinçant même au passage l’équipe dirigeant le journal, la Pravda, jugée trop à gauche. Le journal du 15 mars déclare soutenir le gouvernement provisoire et même la guerre défensive… La colère et la stupeur des militants de base et des sympathisants était forte, tandis que la bourgeoisie se satisfaisait.
Les bolcheviques avaient joué un grand rôle dans les comités de base, d’usine et de grève. Les cadres intermédiaires du parti bénéficiaient d’une certaine autorité mais ils n’avaient pas encore de rôle prédominant dans le comité central. Celui ci était composé essentiellement de socialistes révolutionnaires, les représentants des soldats avaient une trop grande place dans le soviet et ne reflétait pas le rôle dirigeant des ouvriers dans l’insurrection et le changement de pouvoir. La presse et la propagande bourgeoise joua de tous ses relais et canaux pour faire passer dans les masses l’idée d’une remobilisation de l’armée pour une guerre désormais continuée pour assurer la victoire de la révolution.
Le 3 avril, Lénine rentrait juste d’exil avec dans ses bagages les Thèses d’avril. Il critiqua vivement la position erronée de la direction Staline Kamenev. Lénine mettait en avant le mot d’ordre « tout le pouvoir au soviet», la paix (séparé), la terre, du pain (partage des richesses). Son appel n’eut que peu d’écho dans les hautes sphères, mais il était complètement en phase avec les masses. La prise du pouvoir par les travailleurs était nécessaire mais elle ne devait pas être prématurée, il fallait attendre le moment ou les masses auraient conscience de son inéluctabilité.
ENTRÉE DES SR ET DES MENCHEVIKS AU GOUVERNEMENT PROVISOIRE
Les officiers rapportèrent l’état des forces de leurs bataillons : les fusils étaient soit manquant soit inutilisables, les hommes démoralisés et les déserteurs de plus en plus nombreux. Mais Milioukov voulait redonner un coup d’élan, en lançant une bataille, pour reprendre la main et tordre le coup à la révolution. Après la première attaque, les Allemands reculèrent, mais pour fortifier une nouvelle position. Milioukov ne parla plus de guerre défensive, mais clama haut et fort que la Russie était a nouveau engagée dans la guerre pour conquérir des nouvelles annexions. Les soldats furent poussés en horreur, ils refusèrent les combats. Des manifestations s’organisèrent partout pour la destitution du gouvernement transitoire. Milioukov fut obligé de donner sa démission, et les SR et les mencheviks firent leur entrée au gouvernement avec six ministres sur les quinze du gouvernement.
Les masses voyaient une victoire dans ce changement, mais dans la réalité leurs organisations ne furent pas plus combatives et étaient rentrées en première ligne pour remplir le rôle de la contre-révolution. Les positions de Lénine devinrent peu à peu majoritaires au sein du parti bolchevique, qui refusa son soutien au nouveau gouvernement provisoire et continua d’exiger le pain, la terre et la paix, ainsi que « tout le pouvoir aux soviets ». La contradiction entre les aspirations des masses et les calculs de la bourgeoisie ne pouvait durer éternellement.
MATHIEU JARDIN & OLAF VAN AKEN