Interview : Clare Doyle, la fondation du Comité pour une Internationale Ouvrière

Clare, vous avez assisté à la conférence fondatrice lorsque 46 marxistes de 12 pays ont créé le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) en 1974. Avant de nous demander comment cela s’est produit, nous voudrions poser la question suivante : pourquoi une Internationale ?

L’analyse internationale et la solidarité transfrontalière sont aussi essentielles aujourd’hui qu’elles l’étaient à l’époque de Marx et Engels, lorsque les Première et Deuxième Internationales ont été créées au XIXe siècle, ou à l’époque de Lénine et Trotsky, lorsque la Troisième Internationale a été fondée sur la base de la réussite de la révolution socialiste en Russie.

Les jeunes révolutionnaires allemands, Karl Marx et Friedrich Engels, en exil en Belgique en 1848 – où ils ont rédigé le « Manifeste du parti communiste » – ont vu la révolution se propager en Europe. Plus tard, ils ont assisté à la lutte héroïque de la Commune de Paris en 1871 et ont vu comment l’intervention d’une puissance étrangère pouvait contribuer à noyer une révolution dans le sang. Ils ont appris de cet échec cuisant que la classe ouvrière, lorsqu’elle accède au pouvoir, doit s’emparer des principaux leviers de l’économie et de l’État.

La IIe Internationale a développé de grandes organisations mais s’est effondrée en tant que force de changement socialiste révolutionnaire lorsque les sociaux-démocrates du parlement allemand et d’ailleurs ont voté en faveur de la guerre impérialiste [la Première Guerre mondiale, NdT]. Les dirigeants révolutionnaires russes, Lénine et Trotski, ainsi que les grands Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ont été célèbres pour avoir déploré que le nombre de véritables internationalistes révolutionnaires qui se rendaient à la conférence de Zimmerwald en 1915 ait été à peine suffisant pour remplir les deux tiers de la délégation.

Pourtant, deux ans plus tard seulement, la révolution socialiste en Russie était couronnée de succès. La Troisième Internationale est alors fondée en 1919 pour promouvoir la révolution dans le monde entier. Les vaillantes tentatives des révolutionnaires allemands pour renverser le capitalisme et mettre fin à l’isolement de la révolution russe ont été tragiquement vaincues.

Après la mort de Lénine, la contre-révolution politique menée par Staline a conduit la « Comintern » à devenir ce que Trotsky a décrit comme un « garde-frontière » chargé de protéger le régime de Staline en URSS. La répression de masse et le massacre de millions de personnes dans le pays s’accompagnent de l’écrasement des révolutions à l’étranger, notamment lors de la guerre civile en Espagne et des grèves massives en France. La politique de « social-fascisme » de Staline a détruit l’action unie des travailleurs contre le fascisme en Allemagne. Cela a permis à Hitler d’accéder au pouvoir, ce qui a conduit à une nouvelle guerre et à la mort de dizaines de millions de soldats et de civils, y compris en URSS.

Au cours de la période précédant la guerre, le dirigeant révolutionnaire en exil, Léon Trotsky, opérait avec très peu de forces au niveau international – principalement aux États-Unis et avec quelques partisans ailleurs. Après la victoire d’Hitler, qui n’a déclenché aucun débat sérieux au sein du Comintern, il a jugé nécessaire de lancer une nouvelle internationale révolutionnaire : la Quatrième Internationale. C’est ainsi qu’en 1938, il a élaboré un programme « transitoire », montrant que toutes les revendications fondamentales et raisonnables des travailleurs et des jeunes ne pouvaient être satisfaites que sur la base de l’élimination de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

Alors que la seconde guerre mondiale éclate et que Trotsky a été assassiné en 1940 par l’agent de Staline, Mercader, les forces du marxisme révolutionnaire authentique à l’échelle mondiale n’étaient plus que quelques milliers de personnes. Mais l’un des rôles essentiels d’une internationale ouvrière est d’analyser la situation objective qui existe dans les différents pays et à l’échelle mondiale afin de clarifier le programme et la manière de procéder. Le CIO a la fière tradition de commencer toutes ses réunions et conférences par une analyse et une discussion des situations nationales et internationales, jetant ainsi les bases correctes pour le développement des forces révolutionnaires de masse.

Notre site web, socialistworld.net, est exemplaire en ce qu’il favorise la discussion à tous les niveaux de notre organisation internationale.

Pourquoi était-il nécessaire de rompre avec les forces qui ont dirigé la Quatrième Internationale après la mort de Trotsky et comment cela s’est-il produit ?

Les deux décennies qui ont suivi la guerre ont été marquées par un essor temporaire du capitalisme et par le triomphalisme de Staline et des partis dits « communistes » dans le monde entier. Ce fut une période difficile pour la poignée de trotskystes britanniques organisés dans les années 1940 au sein du Revolutionary Communist Party.

Les dirigeants des petites forces de la IVe Internationale (dont nous étions historiquement membres) étaient désorientés par la situation post-1945 qui n’était pas celle à laquelle Trotsky s’attendait. Il y a eu une vague révolutionnaire mais le capitalisme, avec l’aide de la social-démocratie et des partis communistes, a pu la contenir. À l’échelle internationale, le stalinisme s’est considérablement renforcé. Les dirigeants de la Quatrième Internationale, basée à Paris et dirigée par Ernest Mandel, Pierre Frank et Livio Maitan, s’égarent de plus en plus sur le plan politique. Ils affirment que le capitalisme peut « atténuer » l’impact des récessions. Le militantisme ouvrier avait été atténué par les réformes et l’augmentation du niveau de vie, disaient-ils, et ils ont donc abandonné l’approche transitoire qui consistait à essayer de lier les problèmes immédiats à l’argumentation en faveur du socialisme. Dans la pratique, la possibilité d’une action de masse, sans parler des mouvements vers la révolution, était repoussée à un avenir lointain. Parfois, ces « dirigeants » trotskystes ont cherché des raccourcis, en soutenant des staliniens « renégats », comme Tito en Yougoslavie. Plus tard, ces « leaders » ont en fait tourné le dos aux travailleurs, préférant soutenir les étudiants « révolutionnaires » dans leur pays et les mouvements de « guérilla » et de paysans en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Ces questions ont atteint leur paroxysme au milieu des années 1960. Notre petit groupe britannique de l’époque, qui travaillait au sein du parti travailliste, a commencé en 1964 à produire le journal mensuel Militant. Techniquement toujours membres de la « Quatrième Internationale », nous défendions un programme et une perspective différents. Nous avons produit des documents sur la nature du boom de l’après-guerre, le caractère de classe de la Chine et la révolution coloniale contre l’impérialisme. Nous avons mis l’accent sur la construction d’une base parmi les travailleurs et sur la lutte pour gagner le soutien des idées marxistes. En 1965, Peter Taaffe et Ted Grant se sont rendus à une conférence mondiale pour découvrir que leurs documents n’avaient même pas été distribués aux autres sections et aux membres individuels de leur soi-disant « Internationale » !

Notre Revolutionary Socialist League a été rapidement informée qu’elle ne serait plus une section à part entière de l’Internationale, mais une « Sympathising Section » [section sympathisante, NdT] avec un autre groupe en Grande-Bretagne – un groupe avec lequel il s’était avéré impossible de travailler politiquement, car il produisait du matériel avec un programme limité, non socialiste. Nos camarades de l’époque dissimulaient l’existence de notre organisation trotskyste – la Revolutionary Socialist League – afin de pouvoir travailler en tant que membres du Labour Party, qui était alors un parti ouvrier bourgeois fortement enraciné dans la classe ouvrière. Depuis le milieu des années 1920, ses dirigeants pro-capitalistes cherchaient à chasser les marxistes révolutionnaires du parti. Le parti travailliste britannique n’était pas alors dans la tourmente, comme l’avait été le « parti socialiste » français au milieu des années 1930, lorsque Trotsky a conseillé à ses partisans français d’y travailler. Cependant, à mesure que l’intensité de la lutte des classes augmentait en Grande-Bretagne, nous avons réussi à obtenir un soutien significatif à la fois au sein du parti travailliste et des syndicats. En 1970, nous avons obtenu la majorité au sein des Jeunes socialistes du parti travailliste, puis un soutien écrasant. [Voir « The Rise of Militant » par Peter Taaffe].

Comment la construction de Militant a-t-elle conduit à la fondation du CIO ?

Il a fallu attendre près d’une décennie pour que se tienne la conférence fondatrice du Comité pour une Internationale Ouvrière, mais cela ne signifie pas que nous soyons restés inactifs. Au contraire ! En Grande-Bretagne, nous analysions constamment les événements mondiaux et cherchions des moyens de renforcer nos forces au niveau international.

Nous avons suivi divers liens avec des personnes que nous connaissions et qui se disaient trotskystes – en Écosse et en Irlande – au Nord et au Sud. Nous avons recruté des jeunes comme Peter Hadden – étudiant à l’université de Sussex (après mon époque) et Davy Dick en Écosse – membre du Labour Party Young Socialists (LPYS). Tout au long de la fin des années 60 et du début des années 70, nous avons fait passer les LPYS d’une petite organisation, lorsque nous avons obtenu la majorité, à une organisation qui, plus tard, ne compterait pas moins de 2 000 jeunes lors de ses conférences nationales annuelles.

Malheureusement, nous n’avons pas eu la possibilité d’intervenir dans les événements révolutionnaires de mai 1968 en France. Mais quelques semaines avant leur explosion, dans un débat public à Londres, notre secrétaire, Peter Taaffe, déclarait que les dirigeants de la IVe Internationale faisaient fausse route. Ils excluaient les luttes ouvrières importantes, même en France, et considéraient la lutte d’une armée de paysans au Vietnam comme l’équivalent de la révolution bolchevique !

En Espagne, au début des années 1970, la contestation de la dictature franquiste par la base prenait également de l’ampleur. Nous avons mené une campagne massive de défense des jeunes socialistes espagnols, en organisant des tournées de conférences en Grande-Bretagne, des visites aux conférences illégales des jeunes socialistes espagnols (dans le sud de la France) et en envoyant du matériel d’impression dans le pays à l’arrière de voitures ou sur des bateaux !

En 1970, en interne, nous avons publié le « Programme de l’Internationale ». Il résume notre expérience internationale depuis la fin de la guerre. Nous avons tenu une conférence à Londres sur la manière de procéder et avons décidé de ne pas tenter de rejoindre la « Quatrième » existante. Nous nous efforcerons d’obtenir un soutien international en discutant avec d’autres forces révolutionnaires et de gauche. Nous utiliserons notre position au sein de LPYS pour aller vers de nouvelles couches dans les sections de jeunesse des partis sociaux-démocrates et d’autres partis, partout où nous le pourrons.

Le président de la LPYS de l’époque, Peter Doyle, et d’autres camarades ont été à plusieurs conférences à l’étranger. L’une d’entre elles était celle de la jeunesse sociale-démocrate suédoise, où une partie de l’opposition de gauche déjà en plein essor a été gagnée à nos idées. En Allemagne, un certain nombre de membres des Jusos (jeunes socialistes) nous ont rejoints lorsqu’ils ont vu le travail de campagne de la LPYS. Dès l’année de la création du CIO, en 1974, le journal Voran a été lancé. Il a reçu un accueil très positif et s’est développé de manière significative au milieu des années 1980.

Le Sri Lanka est le berceau du premier parti de masse du trotskisme, le LSSP. Nous avions déjà des contacts avec des membres de ce parti qui s’opposaient à ses politiques de plus en plus réformistes. Ted Grant et Peter Taaffe ont rencontré de jeunes révolutionnaires lors de leurs visites au Sri Lanka et en Inde, notamment Jagadish Chandra et Siritunga Jayasuriya. Depuis des décennies, ils sont les secrétaires généraux élus des sections indienne et sri-lankaise du CIO et s’entraident pour renforcer nos forces en Asie.

Les années 1960 et 1970 ont donc été marquées par d’importants soulèvements et même par des situations révolutionnaires. Comment le CIO est-il intervenu dans ces mouvements ?

Dans la période qui a précédé la fondation du CIO, la Grèce était en feu. En novembre 1973, les étudiants radicaux de l’École polytechnique d’Athènes avaient été victimes d’un attentat meurtrier perpétré par le régime militaire. En juillet 1974, la junte des colonels, le régime militaire qui dirigeait la Grèce depuis 1967, s’est effondrée. Une période de développements révolutionnaires s’ouvre alors. Un socialiste inattendu, Andreas Papandreou, fonde le parti PASOK, qui connaît alors une croissance rapide et s’oriente largement vers la gauche. Des possibilités s’ouvrent pour développer une section de notre nouvelle Internationale.

L’un des participants à la conférence de fondation du CIO était un trotskiste grec, George Gikas, qui vivait en exil à Londres à l’époque. C’est lui qui nous a conduits à Nicos Remoundos et à d’autres révolutionnaires grecs et chypriotes qui nous ont bientôt rejoints après des discussions avec Peter Taaffe. Vers la fin de la même année, une section du CIO a été créée en Grèce et, plus tard, une section à Chypre.

Au Portugal, quatre jours seulement après que nos camarades et sympathisants se soient réunis dans le pub « Old Mother Redcap », à Londres, pour créer le CIO, la dictature de Salazar-Caetano, qui durait depuis 40 ans, a été renversée. Un groupe d’officiers de l’armée révolutionnaire s’est emparé du pouvoir et a mis en place ce qu’il a appelé un « gouvernement de transition ». Nous avons rapidement publié une brochure intitulée « Portugal – la révolution socialiste a commencé » et l’avons fait traduire en portugais. Bob Labi, sans aucune connaissance de la langue, est envoyé à Lisbonne pour intervenir. Il a suivi les liens ténus que nous avions avec un ou deux membres du parti socialiste portugais émergeant de la clandestinité et a rencontré d’autres personnes radicalisées par la révolution en cours. Lynn Walsh a ensuite vécu dans le pays pendant un certain temps pour essayer d’implanter le tout nouveau CIO.

En novembre 1975, après des années de grèves et de manifestations en Espagne contre la dictature brutale de Franco, le vieux dictateur est mort et une nouvelle ère s’est ouverte dans ce pays. De nombreux jeunes socialistes avec lesquels nous entretenions des relations étroites se considéraient comme des révolutionnaires. Ils se sont vigoureusement battus pour que le Parti socialiste (PSOE) adopte un programme socialiste complet afin de transformer la vie des travailleurs et des jeunes du pays qui souffrent depuis longtemps.

L’Italie a connu non seulement l’« automne chaud » de 1968, mais aussi une décennie de grèves et d’occupations d’usines tout au long des années 1970. Avec une direction claire, plutôt que celle des socialistes de Craxi et des « communistes » de Berlinguer, une révolution européenne, voire mondiale, aurait pu être déclenchée dans ce pays ! Au cours des décennies suivantes, différentes nouvelles forces de gauche se sont développées en Italie, obtenant même une représentation parlementaire, mais incapables de construire des organisations durables avec des programmes de lutte clairs. En tant qu’Internationale, nous avons pu envoyer plusieurs camarades pour nous aider à construire et à reconstruire nos forces dans ce pays, la dernière en date étant Christine Thomas, qui a vécu et travaillé dans le pays pendant plus d’une décennie.

En 1979, la révolution a éclaté en Iran, contre le Shah. Bob Labi a de nouveau été envoyé par notre Internationale, sans connaître la langue du pays, pour prendre contact avec les marxistes. Dans la chaleur de la révolution, nous espérions qu’il serait possible de développer l’embryon d’une section viable de notre Internationale.

De 1979 à 1981, Tony Saunois, actuel secrétaire du CIO, a joué un rôle important en tant que représentant de la LPYS au sein du Comité exécutif national du Labour (comme Hannah Sell plus tard). Il s’est rendu en Irlande au plus fort des « Troubles », discutant avec les grévistes de la faim du H-Block et d’autres combattants, faisant connaître notre approche socialiste sur la question nationale. En 1984, Tony s’est installé à Santiago du Chili avec deux camarades issus du Parti socialiste chilien afin de participer à la révolte clandestine croissante contre la dictature de Pinochet et de trouver une base pour nos idées trotskystes. Tony a également été un camarade clé pour le développement d’une section du CIO au Brésil et dans de nombreux autres pays.

À peu près à la même époque, nous avons rencontré des Nigérians lors d’une « foire du livre » à Londres, qui souhaitaient faire circuler notre matériel au Nigeria. En 1985, Bob Labi a effectué la première de ses nombreuses visites au Nigeria. Il a rencontré des militants syndicalistes et étudiants socialistes qui ont rejoint le CIO et, grâce à des campagnes courageuses et énergiques, ont construit dans ce vaste pays ce qui est rapidement devenu la deuxième plus grande section du CIO. Hannah Sell, aujourd’hui secrétaire du Parti socialiste en Angleterre et au Pays de Galles (la plus grande section), a été très impliquée dans ce développement.

Vous avez vous-même visité différents pays pour tenter de renforcer les forces du marxisme. Parlez-nous un peu de la manière dont vous avez construit l’Internationale dans différents pays ?

Dans les turbulentes années 60 et au début des années 70, avant la création officielle de notre Internationale, j’ai voyagé en France et en Italie, où la lutte des classes était « brulante », à la recherche de « points d’appui ». J’ai également rendu visite à des camarades et à des « sympathisants » en Irlande (du Nord et du Sud) et, avec l’un d’entre eux, John Throne, je me suis rendu dans l’Espagne franquiste avec des fonds et du matériel pour les socialistes qui y travaillaient illégalement.

Après avoir été une militante à part entière dans le nord de l’Angleterre au cours de la période tumultueuse du milieu des années 70, j’ai déménagé à Londres pour « relever » Pat Craven du poste de trésorier national afin qu’il puisse se rendre en Écosse pour y développer notre travail. Plus tard, les camarades écossais ont créé le Scottish Militant Labour. Bien plus tard – en 1998 – après de grands débats au sein de notre Internationale sur la question nationale, une scission a eu lieu. Un parti socialiste écossais a été créé, mais il a sombré sur le rocher du nationalisme de gauche et du réformisme. L’actuel Socialist Party Scotland est une section du CIO fortement enracinée dans le mouvement ouvrier.

Avant cette évolution, et juste après la fondation du CIO, nous avons collecté avec diligence des fonds pour envoyer des camarades dans divers pays afin de donner une assise à notre Internationale. Alan Woods est allé vivre en Espagne, Bob Labi a passé de longues périodes en Grèce après les premières visites de Peter Taaffe et d’autres. Le travail en Inde, au Sri Lanka, en Suède, aux États-Unis et ailleurs a été développé par des camarades qui se sont rendus pour des visites prolongées ou qui ont même décidé de s’installer sur place.

À Londres, nous avons aidé les camarades sud-africains en exil à obtenir un soutien en produisant un journal intitulé « Inqaba Ya Basebanzi » (Forteresse des travailleurs), avec un programme de lutte visant à unir les travailleurs contre l’apartheid et le capitalisme. Ils sont rentrés en Afrique du Sud au début de l’année 1991, alors que Nelson Mandela était libéré et que le stalinisme s’effondrait [dans le bloc de l’est, NdT]. Les camarades d’Inqaba ont alors entrepris de construire une section de notre Internationale en Afrique du Sud.

En 1986, lorsqu’un mouvement de masse a éclaté à Paris à la suite de l’assassinat par la police d’un jeune immigré, Malik Oussekine, je me suis rendu sur place avec une équipe de camarades pour intervenir. Nous avons obtenu de nombreux noms et adresses pour entamer des discussions. Nous avions un couple de camarades anglais vivant à Paris, qui essayaient de développer une base pour le CIO. Ce n’est que plus tard que nous avons rencontré les camarades de l’actuelle Gauche Révolutionnaire, une section saine et croissante du CIO d’aujourd’hui.

À la fin des années 1980, lorsque cinq d’entre nous, membres du comité de rédaction de Militant, ont été exclus du parti travailliste, nous comptions plus de 8 000 travailleurs et jeunes parmi nos membres et des milliers d’autres sympathisants. Nombre d’entre eux avaient été gagnés grâce au leadership du Militant dans la bataille contre le Premier ministre « Maggie » Thatcher à Liverpool et dans la campagne contre la « poll taxe » (lorsque 18 millions de citoyens ont refusé d’obéir à la loi !). Nous avons mobilisé des milliers de membres et de sympathisants pour remplir l’Albert Hall de Londres – à deux reprises – puis, en 1988, l’immense Alexandra Palace.

C’est cette organisation britannique en plein essor qui fournit encore la majeure partie des fonds nécessaires à notre travail international. En 1988, j’avais été « libéré » de mon implication directe dans l’organisation financière pour écrire un livre sur les événements révolutionnaires qui s’étaient déroulés en France 20 ans auparavant. Judy Beishon, qui faisait alors partie du Secrétariat international du CIO, a repris les rênes des finances.

La désintégration des États staliniens et la restauration du capitalisme dans ces pays ont constitué un tournant majeur de l’histoire. Vous et d’autres êtes allés en Russie. Quelles ont été vos expériences ? Comment le CIO a-t-il réagi à cette évolution et à ses conséquences pour le mouvement ouvrier ?

Oui. Vers la fin des années 1980, Mikhael Gorbatchev – en tant que président de l’URSS et secrétaire du parti communiste au pouvoir – tentait désespérément de redonner vie au système stalinien « soviétique » sclérosé. Pour le CIO, il luttait vainement pour introduire la Glasnost (ouverture) et la Perestroïka (restructuration) afin d’éviter une révolution politique des travailleurs contre la bureaucratie parasitaire du parti communiste, forte de 20 millions d’hommes, dans son vaste pays. Il essayait également de contenir les bouleversements révolutionnaires qui se propageaient en Europe de l’Est.

Notre Internationale a appelé un certain nombre de camarades à « lever le pied » et à aller vivre dans tous ces « États staliniens » – de la Tchécoslovaquie à la Roumanie, de la Pologne à la Hongrie et, bien sûr, en Allemagne de l’Est et en URSS. L’objectif n’était pas seulement d’observer et de rendre compte directement, mais aussi d’essayer de créer de nouvelles forces avec nos idées et notre programme trotskistes, pratiquement inconnus dans la région en raison de décennies de répression stalinienne. En Pologne et dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie, nous avons pu créer de petits groupes. En Russie et en Ukraine, des organisations plus importantes ont été créées. Le groupe du CIO qui s’est constitué en Allemagne de l’Est à partir de 1989 a fusionné avec celui de l’ouest de l’Allemagne juste avant que l’ancienne République démocratique allemande ne fusionne avec la République fédérale.

Les rapports que nous avons tous rédigés pour le CIO à l’époque montraient qu’un ferment révolutionnaire se développait, mais révélaient les réalités de la vie sous le régime « soviétique » – les aspects positifs et négatifs. Il était trop tard pour endiguer la marée qui s’écoulait vers une restauration du capitalisme. Non seulement les bureaucrates privilégiés du parti le voulaient et allaient devenir de véritables capitalistes (oligarchiques), mais de nombreux travailleurs qui avaient trop longtemps souffert des pénuries et des humiliations sous le « communisme », voulaient aller à fond « sur le marché ». Trotsky avait prévenu dans son livre « La révolution trahie » que le stalinisme pouvait préparer « une explosion susceptible de balayer complètement les résultats de la révolution ». Des décennies plus tard, en raison de l’absence d’une force consciente luttant pour la démocratie ouvrière, c’est essentiellement ce qui s’est produit.

Certains membres de l’organe directeur du CIO – le Secrétariat international – refusaient de croire ce que nous disions. L’un d’entre eux, et non des moindres, était la figure fondatrice de notre organisation, Ted Grant, jusqu’alors très respecté. Lui, Alan Woods et quelques autres ont refusé de croire que la restauration du capitalisme était déjà irréversible au moment du coup d’État défait d’août 1991. Ce refus et notre décision de quitter le parti travailliste (bien après les expulsions massives et la fermeture effective de la LPYS) ont conduit à la scission du CIO en 1991. Ils ont qualifié ce changement de politique et le fait de quitter le parti travailliste de « menace pour 40 ans de lutte ».

L’expérience que nous avons acquise en testant nos idées dans l’ex-Union soviétique, y compris dans ce que la Russie appelle son « étranger proche », à savoir le Kazakhstan, l’Ukraine, la Biélorussie et d’autres pays, reste inestimable pour notre organisation internationale. Niall Mulholland s’est rendu dans la région après mon retour à Londres et suit l’évolution de la situation en Ukraine et au Kazakhstan, parmi ses nombreuses autres responsabilités. Notre Internationale est la seule à expliquer clairement la nature du stalinisme et les résultats de son effondrement.

Les années 1990 ont été une période difficile pour les marxistes, car le capitalisme est passé à l’offensive. Au début des années 2000, un mouvement international contre la mondialisation s’est développé. Comment le CIO s’est-il développé au cours de cette période ?

Nous n’étions pas du tout d’accord avec l’universitaire Francis Fukuyama pour dire que la « victoire » du capitalisme dans le monde stalinien signifiait que la lutte entre les classes était terminée. Nous pensions que le poids mort du stalinisme sur la conscience des travailleurs serait levé, ce qui favoriserait le développement de nouvelles luttes. Mais contrairement à d’autres socialistes, nous ne pensions pas que cela remplacerait la nécessité d’avoir des syndicats forts, des partis ouvriers et des dirigeants socialistes [avec un programme] clairs.

Nous avons participé aux grands mouvements altermondialistes qui se sont déroulés dans le monde entier, de Seattle à Sao Paulo, de Nice à Gênes, de Trivandrum à Québec. Nous ne nous faisions pas d’illusions sur le fait que ce mouvement amorphe, visant à représenter une population mondiale de plus de 6 milliards de personnes à l’époque, pourrait vaincre les gouvernements capitalistes du « G8 » représentés à ces sommets. Néanmoins, nous avons soutenu – et même organisé nous-mêmes – des initiatives internationales sur des questions telles que les droits des femmes et les manifestations contre le racisme, comme la manifestation internationale de 40 000 personnes à Bruxelles en 1992 sous les auspices de la Jeunesse contre le racisme en Europe. Même avec des forces modestes, notre Internationale a été capable d’organiser des campagnes de protestation à l’échelle mondiale lorsque des combattants de classe dans diverses parties du monde ont été réprimés.

Les mouvements de masse des travailleurs et des jeunes qui se sont développés en Europe et en Asie ont été plus importants pour notre Internationale. Vers la fin de 1995, par exemple, nous étions dans la rue en France pour participer à la puissante bataille des travailleurs du secteur public contre le gouvernement Chirac/Juppé. En 1997, une grève générale massive a paralysé l’économie du « tigre asiatique » qu’est la Corée du Sud, lors de la première grande bataille des travailleurs contre la mondialisation. Nos camarades du Japon avaient fourni les fonds nécessaires à l’intervention du CIO (dans un pays où le simple fait de parler de socialisme était illégal !)

Au cours de la « crise asiatique » qui se développait rapidement, nous avons suivi tous les liens possibles. Par l’intermédiaire de l’Australie, où nous avions une poignée de membres du CIO, nous nous sommes rendus en Indonésie au moment où la dictature de Suharto était en train d’être renversée. Nous y avons rencontré des « révolutionnaires » qui, malheureusement, n’avaient aucune perspective de lutte pour le socialisme.

En Malaisie, où le mouvement « Reformasi » battait son plein, nous avons eu des contacts avec des socialistes (par l’intermédiaire d’une recrue en Grande-Bretagne) qui ne remettaient pas non plus en cause le capitalisme. De même pour les « révolutionnaires » des Philippines que nous avons rencontrés au cours d’une campagne électorale animée, bien qu’ils disposent d’une base impressionnante parmi les travailleurs organisés dans les vastes usines qui les entourent.

Même à l’aube du 21e siècle, le capitalisme était loin d’être en plein essor. Seule la Chine, où nous avons vu une forme particulière de capitalisme d’État, connaissait encore une croissance substantielle (qui s’essouffle aujourd’hui). Au sein du CIO, il y a eu un ou deux débats sur cette question, mais notre cohésion générale et nos effectifs ont été maintenus. De nouvelles bases de soutien ont été développées dans différentes parties du monde, notamment aux États-Unis.

La crise financière de 2007/08 a constitué un autre tournant majeur. Depuis lors, les multiples crises du capitalisme ont atteint des niveaux sans précédent. Dans le même temps, le mouvement syndical et les marxistes doivent faire face aux conséquences des échecs du passé, ainsi qu’aux échecs et aux trahisons des nouvelles formations de gauche telles que Syriza et Podemos.

Quels sont, selon vous, les principes fondamentaux de l’approche et de l’analyse du CIO ?

Les guerres et les crises économiques sont les plus grands tests pour les forces révolutionnaires – non seulement en termes de maintien de leur cohésion organisationnelle, mais aussi en termes de résistance à l’épreuve de l’analyse et du programme. Les erreurs commises par d’autres organisations de gauche, de nouvelles formations et des organisations anticapitalistes et anti-guerre amorphes ne nous facilitent pas la tâche pour convaincre les travailleurs et les jeunes de rejoindre nos rangs.

Cependant, notre insistance sur l’importance vitale de la lutte de la classe ouvrière et de la construction de partis qui se battent sur des programmes socialistes est une condition sine qua non sans laquelle il n’est pas possible de construire des directions révolutionnaires.

Tout au long de ses 50 années d’existence, le CIO a adhéré au principe cher à Trotsky selon lequel une véritable internationale ouvrière ne peut rassembler suffisamment de forces pour mener à bien la transformation de la société qu’en élaborant un programme de revendications « transitoires ». Il entendait par là montrer dans chaque pays comment les revendications les plus raisonnables – sur les salaires, l’emploi, l’éducation, la santé, le logement, etc. – ne peuvent être réalisées et consolidées qu’en passant du capitalisme au socialisme.

Il n’est pas impossible, lorsque le poids du nombre est écrasant du côté de la classe ouvrière, qu’une transformation socialiste puisse être menée à bien pacifiquement. Des sections des forces de l’État peuvent être ralliées à la classe ouvrière, en particulier grâce à un appel de classe dans leurs rangs. Mais comme nous l’avons vu à maintes reprises dans l’histoire, la classe dirigeante ne cédera pas sans combattre si elle dispose des forces nécessaires pour résister.

Un parti ayant la confiance des travailleurs, avec des dirigeants clairvoyants, soumis à l’élection et à la révocation immédiate et ne recevant pas plus que le salaire d’un ouvrier qualifié … comme le parti bolchevique de Lénine et Trotsky … est la seule force qui peut conduire à la fin du capitalisme à l’échelle nationale et internationale.

Dans les conditions actuelles, un appel des travailleurs accédant au pouvoir dans un pays déclencherait un feu de prairie de révolutions réussies au-delà des frontières. Les forces de notre Internationale peuvent se développer rapidement – en une Internationale d’organisations de masse substantielles avec des dirigeants clairvoyants, non plus un Comité pour une Internationale mais une organisation de combat qui unit les luttes des travailleurs dans le monde entier pour transformer l’avenir de l’humanité sur la base du socialisme et du communisme.

Quelles sont, selon vous, les perspectives de construction du CIO et d’une Internationale révolutionnaire dans les années 2020 ?

Les conditions de construction d’une Internationale des organisations de travailleurs authentiquement révolutionnaire et socialiste sont peut-être pires qu’il y a cinquante ans, lorsque le CIO a été créé. Nous sommes entourés de guerres, de destructions environnementales et de crises économiques, qui radicalisent de nombreux jeunes et travailleurs. Mais une compréhension claire de la nécessité du socialisme n’a pas encore vu le jour. Nous assistons à des mouvements de masse héroïques mais sans leader. C’est ce qui rend la tâche de construire des leaders révolutionnaires de confiance et d’abnégation encore plus vitale.

Une analyse claire et prévoyante et un programme de transition audacieux sont aussi essentiels à notre époque qu’ils l’étaient lorsque Trotsky a décidé de lancer la Quatrième Internationale. L’expérience du stalinisme et des partis de la classe ouvrière qui mettent en œuvre des politiques pro-capitalistes a gravement affecté la confiance des travailleurs et des jeunes dans la possibilité de mener à bien un véritable changement socialiste. Et ce, au moment même où la désaffection de la masse de la population à l’égard des élites dirigeantes ne cesse de croître. Notre tâche principale est de participer à la reconstruction d’organisations de travailleurs combatives et de développer une conscience que le socialisme est la réponse et qu’il est réalisable par une action de masse.

Depuis cinquante ans, notre organisation internationale n’a pas son pareil pour interpréter le monde. Pour reprendre les mots des grands révolutionnaires allemands – Karl Marx et Friedrich Engels – il s’agit de le changer !

Une nouvelle génération de combattants de classe entrera dans l’orbite du CIO dans la chaleur lumineuse des événements tumultueux à travers le monde. Ils seront aussi déterminés que les pionniers de toutes les anciennes internationales à jeter les bases de la victoire d’un socialisme véritablement international.

Il y a beaucoup d’expériences que je n’ai pas eu l’espace de décrire ici – aider de petits groupes de socialistes à Lisbonne ou à Séville dans des campagnes électorales, voyager pour voir des militants à Copenhague, intervenir avec une équipe dans une manifestation de trois millions de personnes à Rome, discuter avec des syndicalistes à Osaka. Au nom du CIO, j’ai visité la Suède (à plusieurs reprises), la Norvège, Hong Kong, l’Écosse et l’Autriche. J’ai participé à des « journées du socialisme » en Malaisie ainsi qu’en Allemagne (plus d’une fois). Et il y a toujours eu beaucoup de travail en Angleterre et au Pays de Galles.

D’autres camarades ont fait de grands sacrifices pour construire notre Internationale, en passant des années dans divers pays d’Asie et d’Afrique. Des camarades comme Simon Kaplan, TU Senan et Sean Figg. Les membres dirigeants des grandes sections du CIO – en Allemagne, en Écosse, en Angleterre et au Pays de Galles en particulier – ont également joué un rôle inestimable.

Ma propre expérience, acquise au cours d’une vie de travail révolutionnaire, a confirmé à maintes reprises la justesse absolue de notre analyse et de notre programme. Nous nous tenons sur les épaules des géants politiques des Première, Deuxième, Troisième et Quatrième Internationales.

À l’occasion de votre 50e anniversaire, nous nous réjouissons des 50 prochaines années et de la construction d’une Internationale ouvrière de masse et de notre section allemande exemplaire !