Égypte : Nouvelles vagues de grèves ouvrières

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Par David Johnson, Socialist Party (Section du CIO en Angleterre et au pays de Galles)

Après plusieurs mois sans que beaucoup de grèves aient lieu, ces dernières semaines ont montré une nouvelle fois l’énorme force potentielle de la classe ouvrière égyptienne.
A Mahalla, vingt mille travailleurs du textile ont fait grève le 10 février et ont occupé le siège de leur entreprise. Ils réclamaient un salaire de 1200 livres égyptiennes par mois, le salaire minimum des travailleurs du secteur public (mais qui exclut le secteur privé). Mahalla est une usine appartenant à l’État, et pourtant certains travailleurs gagnent à peine 500 livres par mois ! Les travailleurs ont exigé le versement de primes qu’on leur avait promises –mais qu’ils n’ont jamais reçues.
Ils revendiquaient également la démission du président de la société, le remplacement du commissaire de l’usine par un conseil d’administration élu et de nouvelles élections à la direction du syndicat officiel, en poste depuis 2005.
Après six jours, 12 000 travailleurs de l’usine textile de Kafr Al-Dawar se sont mis en grève en solidarité avec leurs camarades de Mahalla. Six jours plus tard, premier ministre Hazem El-Beblawy promit de satisfaire aux revendications des travailleurs. La grève a été suspendue pendant 60 jours, avec la menace qu’ils redémarreraient s’ils n’étaient toujours pas payés à ce moment-là.

Une nouvelle vague de grève

Le jour où la grève s’est terminée, 40 000 travailleurs des transports publics ont débrayé, exigeant à nouveau le salaire minimum des travailleurs du secteur public. Le Syndicat Indépendant des Travailleurs du Transport, formé à la chute d’Hosni Moubarak, a organisé beaucoup de ces travailleurs.
Ces derniers jours, 800 chauffeurs de bus ont occupé leur dépôt à Alexandrie. Certains agents de police de faible rang ont aussi mené des actions, exigeant le salaire minimum (même si dans certaines régions, la revendication était également pour que tous les policiers soient armés). Médecins, pharmaciens et vétérinaires ont pris part à une série de grèves depuis le début de l’année sur des questions de salaire et de conditions de travail ; et demandant des améliorations dans l’éducation et la qualité des hôpitaux. Les syndicats des infirmières n’a pas soutenu officiellement les grèves des médecins, mais 400 d’entre elles ont fait grève à Kafr al-Cheikh, exigeant le rétablissement d’une augmentation promise de 40 % qui avait été annulée.
A Tanta, les travailleurs du lin ont protesté, exigeant la mise en œuvre de l’ordonnance du Tribunal autorisant la reprise du travail après un retour au secteur public, qui n’a pas été appliquée par les deux derniers gouvernements. Les travailleurs de la Poste ont mené des actions dans des dizaines de bureaux de poste, exigeant le salaire minimum du secteur public. Certains fonctionnaires, les travailleurs de remise en état de terres et les travailleurs de la construction routière ont également été en grève.
Les demandes des travailleurs montrent leur impatience croissante depuis le soulèvement du 25 janvier 2011 qui a conduit au renversement de Moubarak. « Quand les gens demandent pourquoi nous sommes en grève aujourd’hui, c’est parce qu’on nous a fait des promesses avant, » a dit un travailleur des transports publics à l’hebdomadaire al-Ahram. « Ils ont dit d’attendre jusqu’à ce qu’un nouveau gouvernement vienne. Un nouveau président est arrivé, est reparti, et rien n’a changé. Maintenant nous avons une nouvelle crise. »
Le gouvernement remplacé
Le 24 février, le premier ministre Hazem El-Beblawi a annoncé que son cabinet avait démissionné. Il semble que l’annonce a pris par surprise même des membres du cabinet. Le vrai pouvoir est détenu par les officiers supérieurs, qui ont repris le contrôle depuis la chute du gouvernement des Frères Musulmans de Mohammed Morsi, à la suite des manifestations massives du 30 juin 2013.
Le maréchal Abdel Fattah al-Sisi devrait annoncer qu’il se présentera à l’élection présidentielle en mai. Le nombre croissant de grèves, ainsi que les attaques d’inspiration al-qaidiste sur le gouvernement et certaines cibles touristiques dans le Sinaï et la persistance des problèmes économiques semblent avoir incité l’armée à remplacer le gouvernement. Ils ne veulent pas de l’élection, qui aura lieu dans un contexte où les attentes sont de plus en plus fortes pour que Sisi démêle les problèmes du gouvernement et satisfasse les revendications des travailleurs.

Al-Sisi n’est pas Nasser

Al-Sisi tente de se présenter comme une version moderne de Nasser, l’officier de l’armée qui est devenu président dans les années 1950. Nasser a supervisé l’important développement industriel et des réformes qui ont amélioré le niveau de vie des travailleurs, le rendant extrêmement populaire. Toutefois, il a pu jouer sur la concurrence entre deux puissances mondiales en lutte pour l’influence au Moyen-Orient, au cours d’une période de croissance économique mondiale.
Al-Sisi – et tout gouvernement capitaliste aujourd’hui – ne dispose pas d’une telle marge de manœuvre. Une période de forte crise économique affectant les principales puissances capitalistes, la concurrence accrue entre l’industrie égyptienne et la Chine et d’autres économies à bas salaires mais équipées de machines plus modernes, la chute du nombre de touristes après trois ans de troubles et de la disparition d’un bloc stalinien alternatif sur lequel s’appuyer signifie une guerre sans merci contre le niveau de vie des travailleurs et des pauvres d’Égypte.
Le nouveau gouvernement est beaucoup plus solidement ancré dans l’armée et le camp de l’ère Moubarak que son prédécesseur. Ce cabinet est le reflet de l’alliance formée en juin dernier par l’armée avec des libéraux et d’anciens révolutionnaires contre les Frères Musulmans. Ayant contribué à gagner du soutien pour l’armée chez les travailleurs et les classes moyennes pro-libérales contre la Confrérie, les ministres de ces milieux ont été évincés.
Parmi les ministres qui ont perdu leur emploi ; Kamal Abu-Eita, un leader de grèves sous Moubarak et le Président de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU) ; jusqu’à sa nomination comme ministre du Travail. La nomination de Abu-Eita l’an dernier a suscité une opposition importante au sein de la EFITU et dans d’autres organisations ouvrières comme le Congrès Permanent de travailleurs d’Alexandrie (PCAW). Ceci a correctement été vu comme une tentative du nouveau régime militaire de contrôler les organisations des travailleurs. Mais les dernières grèves montrent que ceux-ci n’ont pas été intimidés par le retour, l’an dernier, des numéros un de l’armée aux commandes effectives du gouvernement.

Le régime de Moubarak se reconstruit

Le nouveau premier ministre est Ibrahim Mehleb, ancien Président du Conseil d’administration de Arab Contractors Company, une entreprise de construction majeure au Moyen-Orient et en Afrique. Il était membre assigné du Conseil de la Shura (la Chambre haute du Parlement) en 2010 sous Moubarak et membre du comité politique de l’ancien parti au pouvoir et aujourd’hui dissous, le Parti National Démocrate.
Parmi les autres « nouveaux » ministres de l’ère Moubarak, il y a notamment Ibrahim El-Demeiri, devenu ministre des transports pour la troisième fois. Son premier mandat fut brigué de 1999 à 2002, année où il fut remplacé après qu’un train surpeuplé a pris feu, tuant 373 personnes dans la pire catastrophe ferroviaire de l’histoire de l’Égypte.
Nabil Fahmy, le nouveau ministre des Affaires étrangères, a été l’ambassadeur de Moubarak aux États-Unis de 1999 à 2008.
Adel Labib, contre qui il y a eu d’énormes manifestations, maintenant ministre du Développement local et administratif, était gouverneur de province sous Moubarak.
Atef Helmy, ministre des Communications et des technologies de l’Information, était directeur de Oracle Egypte, filiale de la multinationale américaine.
Ces ministres ont l’intention de restaurer la poigne de fer de l’ancien régime, régime de chefs d’entreprises et militaires, mais sous un contrôle militaire plus ferme que le régime de Hosni Moubarak vers sa fin ; quand le fils de ce dernier, Gamal, appointait ses propres amis à des postes clés. Dans une référence claire aux récentes grèves et laissant entendre que celles-ci étaient liées aux Frères Musulmans, Mehleb appelé la fin à de « protestations de factions ».
Ils tentent d’utiliser leur contrôle de la majeure partie des médias, qu’ils soient contrôlés par l’Etat ou privés, pour réécrire l’histoire récente. Le soulèvement de masse qui a débuté le 25 janvier 2011 et qui a renversé Hosni Moubarak est à présent décrit comme un coup de force des Frères Musulmans, tandis que le soulèvement du 30 juin 2013 contre le gouvernement Morsi est dépeint comme ayant été la véritable révolution.

Il faut une alternative socialiste indépendante

Mais la mémoire des travailleurs et des jeunes de ces trois dernières années ne s’effacera pas si facilement. Les masses ont vu leur pouvoir et leur capacité à changer les choses, mais n’ont pas encore trouvé de moyen de changer la société dans leur propre intérêt. À deux reprises, d’abord contre Moubarak et ensuite contre Morsi, des dirigeants ont été renversés ; mais à deux reprises, la classe ouvrière n’avait ni programme concret ni organisations pour prendre le pouvoir pour elle-même. Un travailleur gréviste des transports en commun a déclaré au journal al-Ahram : « depuis la révolution, nous avons eu six gouvernements différents, de toutes les couleurs du spectre. Ils prennent un chef, le remplacent, en enlèvent un pour lui en substituer un autre. Mais les politiques sont les mêmes. Ceux qui sont au pouvoir pillent, et les pauvres se font enterrer ».
Les jeunes et travailleurs révolutionnaires discuteront de cette dernière étape dans la révolution égyptienne en cours. A l’instar de la révolution espagnole des années 1930 qui a fait des pas en arrière et en avant, balançant entre révolution et contre-révolution ; l’Égypte est dans une situation fluctuante depuis les trois dernières années.
Les travailleurs doivent construire leur propre parti révolutionnaire indépendant, pour se battre pour un gouvernement des travailleurs et des pauvres engagé pour un changement démocratique et socialiste. Faire appel aux travailleurs dans tout le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et au-delà à suivre cet exemple serait briser le pouvoir du capitalisme international qui est responsable de la pauvreté, de l’insécurité et de la répression.