1936 : France, Espagne: Les révolutions qui auraient pu changer l’Histoire

photo36Alors que se préparait la seconde guerre mondiale et ses atrocités, l’année 1936 a été riche en événements notamment en France et en Espagne qui ont constitué un véritable sursaut, un témoignage de la hardiesse et du courage des masses, malgré la baisse drastique de leurs conditions de vie. Dans les suites de la crise économique mondiale de 1929, les faillites sont nombreuses, les salaires réels baissent, les classes moyennes s’appauvrissent… C’est ce qui a constitué un terreau pour les forces fascistes et réactionnaires, ces mêmes forces que les travailleurs vont affronter lors des mouvements de grève de masse. Leur audace n’aura d’égale que la couardise et l’incapacité des soi-disant dirigeants des partis «communistes», réformistes ou anarchistes, dont les politiques erratiques ont permis aux capitalistes d’écraser les organisations ouvrières sous un talon de fer et de se maintenir ainsi au pouvoir.

Article tiré de l’Egalité #179 (septembre-octobre 2016)

En France, la riposte des travailleurs

Cette année, dans le mouvement contre la loi «Travail», on a pu voir de nombreuses pancartes remerciant « les grévistes de 1936 » pour les congés payés. Effectivement ce n’est certainement pas grâce au gouvernement du Front Populaire que nous avons eu ces acquis… eux qui ont appelé les travailleurs à « arrêter [la] grève », précisément parce que la vague de grèves de mai-juin 1936 était telle que les travailleurs organisés auraient pu prendre le pouvoir !

Après le coup d’État fasciste manqué du 6 février 1934 et la grève générale qui s’ensuivit le 12 février (un million de grévistes rien qu’en région parisienne), le PCF abandonne sa politique sectaire, notamment envers la SFIO, afin de rompre son isolement. Il s’agit pour sa direction de ne pas se couper des masses afin de pouvoir garder ses positions.

Il prône désormais une politique de rapprochement avec les forces soi-disant «démocratiques », la SFIO… et le parti Radical, défenseur inconditionnel du capitalisme français. Le PCF offre de grosses concessions aux Radicaux – comme retirer complètement du programme les nationalisations..

Les grandes grèves et les occupations d’usines

La poussée des travailleurs à l’action se développe et les grèves, les affrontements avec les bandes fascistes, se multiplient. Les élections le 21 avril et 3 mai voient la victoire large du Front populaire. Le 1er mai (qui n’est pas férié à l’époque) est un jour de grèves massives. Contre la répression syndicale qui s’ensuit, des grèves ont lieu pour demander la réintégration des syndicalistes licenciés. Cela commence à l’usine Bréguet, au Havre (il y a des traditions qui ne datent pas d’hier). Le mouvement s’étend peu à peu, incorporent des revendications propres aux lieux de travail – usines, chantiers – et demandent la réduction du temps de travail (semaine de 40 heures), le droit à avoir des délégués syndicaux, des hausses de salaires… Ce sont les travailleurs eux-mêmes, grâce à leurs grèves, qui arrachent ces droits. Dans de nombreuses entreprises l’occupation des lieux se fait souvent spontanément, mais de manière bien organisée. Même Léon Blum soulignera la «majesté calme» avec laquelle les travailleurs occupaient leur lieu de travail, dont le ravitaillement était assuré par les familles et municipalités «Front populaire». Le 24 mai 1936, 500 000 personnes manifestent au cimetière du Père Lachaise en commémoration de la Commune de Paris de 1871. Trotsky écrira : « les masses ouvrières sont en train de créer, par leur action directe, une situation révolutionnaire » (L’étape décisive, 5 juin 1936).

Les négociations de Matignon le 7 juin débouchent sur des accords non contraignants qui doivent constituer la base de négociations branche par branche. Sont concédés deux semaines de congés payés, les conventions collectives que le gouvernement actuel s’évertue à massacrer, le principe de la semaine de 40 heures et des augmentations de salaire de 7 à 15%. Rien de tout cela n’était dans le programme du « Front Populaire ».

Mais le mouvement est loin d’être fini : les accords de Matignon sont parfois vus comme un encouragement, d’autres fois comme insuffisants – parfois, suite à leur grève, les travailleurs ont obtenu plus d’augmentation de salaire. Les chefs de la CGT, sous pression du patronat, essaient de reprendre le contrôle du mouvement et dans de nombreuses branches, essaient d’empêcher la grève de prendre. Pourtant celle-ci s’étend encore. Les fascistes sont réduits à l’impuissance complète, la police ou l’armée ne peuvent être envoyées pour briser les occupations, trop risqué…

Le pouvoir à portée de main

La question du pouvoir se pose très concrètement pour des travailleurs qui par millions sentent bien la nécessité pour eux d’aller plus loin. On estime que jusqu’à 3 millions ont participé aux grèves. La question se posait, non pas d’améliorer temporairement les conditions de vie de la classe ouvrière (les augmentations de salaire concédées seront annulées en quelques mois par l’inflation) mais réellement d’en finir avec l’exploitation !

Mais pour le PCF, « il ne s’agit pas pour les travailleurs de contester en fait le droit de propriété des entrepreneurs » (Monmousseau, député PCF et dirigeant CGT)… Cette ligne conduira les travailleurs à la défaite, et ce malgré le formidable esprit révolutionnaire qui animait les masses alors. Petit à petit la bourgeoisie, sentant le plus gros de la vague passé, reprendra confiance, n’aura plus besoin des éléments plus à gauche dans le gouvernement, et repassera à l’offensive. La semaine de 40 heures sera démantelée dès 1938, le mouvement ouvrier de plus en plus réprimé, jusqu’à l’interdiction du PCF en 1939. La guerre pouvait commencer.

Les travailleurs d’Espagne à l’offensive

En Espagne aussi, un Front Populaire est élu en février 1936. Les luttes ouvrières avaient connu une accélération dans la précédente période. En 1934, la grève générale dans la région des Asturies aboutit à la formation de milices ouvrières qui y prennent le pouvoir du 5 au 18 octobre, mais, isolée, elle fut brutalement écrasée – 3000 morts. Pourtant les luttes continuent, et c’est une classe ouvrière à l’offensive qui voit l’élection d’un gouvernement regroupant le PC, le PSOE, des partis libéraux et républicains et des nationalistes catalans et basques un an et demi plus tard.

Les masses n’attendent pas le gouvernement et sa lenteur parlementaire. Des occupations d’usines et de terres ont lieu. Des patrons connus pour leurs liens avec les fascistes sont virés, les syndicalistes licenciés sont réintégrés, les travailleurs mettent en place une semaine de travail de 40 heures. 30 000 prisonniers politiques sont relâchés. Dans les cinq mois suivant les élections, 113 grèves générales locales ont lieu !

Des milices ouvrières

Mais les fascistes complotaient et tentèrent une rébellion le 17 juillet au Maroc espagnol. Alors que le gouvernement tergiverse avec les fascistes, les travailleurs comprennent bien plus instinctivement la menace. Des centaines de milliers d’entre eux sortent, manifestent, demandent des armes mais le gouvernement appelle au calme et refuse de les donner. Pourtant, les travailleurs se faisaient déjà massacrer – à Séville, les fascistes allaient de porte en porte pour assassiner les syndicalistes. Face à cet immobilisme, le 19 juillet, les baraquements militaires de Barcelone sont envahis par les travailleurs.

Héroïquement, ils se battent comme des lions et l’insurrection fasciste est écrasée en 24 heures. La ville est prise par les milices ouvrières en 48 heures, elles s’emparent de la Catalogne,… bientôt quatre cinquièmes du pays sont aux mains des travailleurs et de leurs comités armés.

Mais pas de conseils ouvriers démocratiques

Malheureusement les comités ne fonctionnent pas comme les conseils ouvriers qui avaient permis la révolution de 1917 en Russie et l’établissement de l’État ouvrier soviétique. En Espagne, ils fonctionnaient en fonction des partis et des syndicats, et non sous le contrôle démocratique des travailleurs à travers des représentants élus et révocables. Les anarchistes, qui dirigeaient la CNT, qui avait une base de masse, restaient campés sur une position anti-État, et n’avaient pas posé devant les masses la tâche de construire un État ouvrier qui aurait signifié l’arrêt de mort du capitalisme en Espagne : « renoncer à la conquête du pouvoir c’est le laisser volontairement à ceux qui l’ont, aux exploiteurs » avertira Trotsky. Rajoutant à la confusion, ils participent à des gouvernements locaux en coalition avec des partis bourgeois, en Catalogne et même au gouvernement central de Caballero. Cette confusion existera aussi chez le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), un parti de gauche fondé entre autres par d’anciens trotskystes, ce qui contribuera à désorienter les masses. Ce parti était pourtant passé de 1000 à 70000 membres dans le courant de l’année 1936.

Révolution,contre-révolution

Des éléments de double pouvoir existaient (milices ouvrières paysannes et aussi tribunaux révolutionnaires élus qui organisent la confiscation des biens, notamment ceux immenses de l’Église catholique, remise en marche de la production, collectivisation des terres à certains endroits…) qui rendaient la construction d’un État ouvrier effectivement possible, si ce n’avait été pour la stratégie erronée d’unification avec des partis bourgeois sous prétexte de « défendre la république ».

Une marge de manoeuvre est ainsi laissée au PCE et au PSOE, avec la formation d’un nouveau gouvernement de collaboration de classes, au nom de la défense de la république, et avec l’objectif d’étouffer la révolution. Les comités de défense, les comités de soldats sont dissous. Toutes les institutions bourgeoises sont rétablies. Le PCE contrôle désormais les Brigades internationales. En mai 1937, une attaque majeure sur Barcelone réussit à écraser les milices contrôlées par la CNT ; en juin, le POUM est aussi interdit et ses dirigeants arrêtés.

Parallèlement, Staline va progressivement ôter le soutien logistique de l’URSS et, de fait, finir de livrer les travailleurs à la contre-révolution. On estime que 200 000 personnes sont mortes pendant la guerre civile et à peu près autant dans les années qui suivirent. En 1939 Franco vainc définitivement, des milliers de travailleurs seront impitoyablement poursuivis, condamnés à mort ou à l’exil.

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Effets internationaux

Les événements en France et en Espagne ont eu des répercussions internationales fortes. Ainsi en 1936 en Belgique, une grève générale, avec un pic d’un demi-million de grévistes le 18 juin, a pu également gagner la semaine de 40 heures, des augmentations de salaires, la reconnaissance syndicale. Même en Allemagne, la presse nazie a dans un premier temps exagéré les grèves, dans l’objectif de démontrer le «chaos » de l’influence «bolchévique» en France… mais les travailleurs allemands voyaient plutôt d’un bon oeil les acquis gagnés par les travailleurs français ! En Russie même, les travailleurs et les jeunes ont été exaltés par la révolution espagnole et la lutte contre le fascisme. Les jeunes envoyaient des lettres demandant à être envoyés en Espagne pour combattre les fascistes.

La bureaucratie stalinienne sent monter une opposition croissante à son régime anti-démocratique et à sa position privilégiée. L’établissement d’une démocratie ouvrière en Europe aurait pu mettre fin au dogme du « socialisme dans un seul pays » prôné par les staliniens pour apaiser les capitalistes européens. Leurs trahisons permettront à Staline de contre-attaquer en lançant, à travers les procès de Moscou (le premier se tiendra du 19 au 24 août 1936), le début des purges contre toute l’opposition de gauche. En août, Trotsky finalise son oeuvre, La Révolution trahie. Les révolutions française et espagnole n’auront pas l’opportunité d’établir des démocraties ouvrières basées sur des conseils de travailleurs comme ce fut originellement en Russie en 1917. Et c’est bien leur écrasement qui a pavé la voie au triomphe de la réaction, à quarante ans de dictature franquiste et à la nouvelle boucherie de la seconde guerre mondiale… deux décennies après celle qui devait déjà être la «Der des Ders».

Apprendre de l’Histoire

Les livres d’Histoire officiels, du moins ceux où ces grands événements révolutionnaires figurent encore, ne mettent pas en avant l’héroïsme dont les masses ont fait preuve. Des millions de jeunes et de travailleurs s’en trouveraient inspirés – tout particulièrement à l’heure où nombre d’entre eux sont à la recherche d’un moyen de «changer les choses». Contrairement à ce que pensent les pessimistes et les cyniques, les masses ne sont « endormies » que dans leur imaginaire. Au lieu d’attendre et de se plaindre, c’est à chaque instant qu’il faut montrer la voie vers la lutte collective, et le socialisme.

Aujourd’hui, la situation mondiale est instable. Les inégalités sans précédent, la destruction de l’environnement par des multinationales avides de profits et les gouvernements à leur service, les guerres.., accentuent un rejet du système. La classe dirigeante est aux abois, des révolutions sont à l’ordre du jour. La lutte des classes, particulièrement quand les masses ouvrières et la jeunesse font irruption avec fracas sur le devant de la scène, est toujours le moteur de l’Histoire.

Les riches événements de 1936, doivent être popularisés et étudiés : l’énergie formidable déployée par les masses peut déplacer des montagnes, pour peu qu’elles disposent d’une direction et d’un programme clairs pour la prise du pouvoir, l’éradication de la propriété privée des moyens de production et d’échange et l’établissement d’une société socialiste démocratique.

Par Cécile R.